Perte de chance
Cour de cassation - Chambre civile 3
- N° de pourvoi : 23-21.882
- ECLI:FR:CCASS:2025:C300402
- Publié au bulletin
- Solution : Cassation partielle
Audience publique du jeudi 11 septembre 2025
Décision attaquée : Cour d'appel de Caen, du 10 octobre 2023
Président
Mme Teiller (présidente)
Avocat(s)
SCP Delamarre et Jehannin, SAS Boucard-Capron-Maman
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
FC
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 11 septembre 2025
Cassation partielle
Mme TEILLER, présidente
Arrêt n° 402 FS-B
Pourvoi n° K 23-21.882
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 11 SEPTEMBRE 2025
1°/ la société Hermainvest, société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ la société [Localité 3] distribution, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4],
ont formé le pourvoi n° K 23-21.882 contre l'arrêt rendu le 10 octobre 2023 par la cour d'appel de Caen (1re chambre civile), dans le litige les opposant à la société GRC consulting, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Foucher-Gros, conseillère, les observations de la SCP Delamarre et Jehannin, avocat de la société civile immobilière Hermainvest et de la société [Localité 3] distribution, de la SAS Boucard-Capron-Maman, avocat de la société GRC consulting, et l'avis de Mme Vassallo, première avocate générale, après débats en l'audience publique du 11 juin 2025 où étaient présents Mme Teiller, présidente, Mme Foucher-Gros, conseillère rapporteure, M. Boyer, conseiller doyen, Mme Abgrall, M. Pety, Mme Guillaudier, conseillers, M. Zedda, Mmes Vernimmen, Rat, Bironneau, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseillers référendaires, Mme Vassallo, première avocate générale, et Mme Maréville, greffière de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, de la présidente et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Caen, 10 octobre 2023), la société civile immobilière Hermainvest (la SCI), propriétaire d'un ensemble commercial exploité par la société Agneaux distribution, a entrepris une opération d'extension de la surface de vente pour laquelle elle a souscrit une police d'assurance dommages-ouvrage auprès de la société Generali IARD.
2. Se prévalant de désordres de construction, la SCI et la société Agneaux distribution ont, après expertise, assigné les constructeurs et la société Generali IARD.
3. La SCI et l'exploitant ont conclu avec la société GRC consulting une convention de gestion de ce sinistre que la SCI a résiliée unilatéralement, par anticipation.
4. La société GRC consulting a assigné la SCI et la société [Localité 3] distribution aux fins notamment de voir constater la résiliation abusive de la convention de gestion de sinistre et obtenir réparation de son préjudice.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
5. La SCI et la société [Localité 3] distribution font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à la société GRC consulting une certaine somme à titre de dommages-intérêts, alors « que lorsque la faute d'un contractant a fait perdre à l'autre une probabilité de voir réaliser un événement favorable, sans qu'il n'existe de certitude qu'en l'absence de la faute l'événement favorable se serait effectivement produit, le dommage causé par la faute n'est qu'une perte de chance, laquelle ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ; qu'en l'espèce, l'article 7 du contrat conclu entre les exposantes et la société GRC consulting stipulait que les honoraires de la société GRC consulting seraient « établis sur la base de 50 % des sommes excédant le coût des travaux nécessaires à rendre l'ouvrage conforme à sa destination et des frais visés à l'article 4 » ; qu'après résiliation du contrat de gestion, les travaux de reprise ont été évalués par un protocole d'accord indemnitaire conclu le 13 novembre 2020 entre les exposantes et la société Generali, assureur dommages-ouvrage ; qu'à supposer que le contrat de gestion n'ait pas été résilié, il ne peut être affirmé avec certitude que l'intervention de la société GRC consulting aurait permis l'évaluation des travaux à la somme finalement retenue dans le cadre de la négociation individuelle des sociétés Hermainvest et [Localité 3] distribution et de l'assureur ; qu'en conséquence, la faute commise par les exposantes dans la résiliation de la convention de gestion n'a causé qu'une perte de chance à la société GRC consulting de percevoir des honoraires d'un montant de 50 % des sommes excédant le coût des travaux de reprise ; que la cour d'appel a toutefois retenu qu'« il est incontestable que la société GRC consulting devait percevoir une rémunération si la convention de gestion avait été poursuivie jusqu'à son terme puisque les deux solutions possibles, soit amiable accord transactionnel, soit judiciaire, décision de justice exécutoire, permettaient en tout état de cause, pour la société GRC d'établir définitivement ses honoraires comme définis à l'article 7 » et qu' « il n'existait aucune incertitude ni aléa sur le fait que les deux sociétés appelantes obtiendraient des indemnités de l'assureur dommages-ouvrage puisque ni la réalité des désordres ni leur caractère décennal n'étaient contestés, ce qui devait conduire inévitablement à une solution amiable ou judiciaire » ; que même à admettre qu'il en résultait que si la résiliation fautive n'était pas intervenue, avec certitude, la société GRC consulting aurait perçu une somme, cette circonstance n'établissait aucunement qu'en l'absence de résiliation, l'assiette des travaux aurait été nécessairement la même que celle retenue dans le protocole transactionnel ; que la cour d'appel a donc statué par un motif totalement impropre à établir que le préjudice de la société GRC consulting était certain, et ne relevait pas d'une simple perte de chance, en violation de l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, applicable en la cause. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
6. La société GRC consulting conteste la recevabilité du moyen, comme étant nouveau et mélangé de fait et de droit. Elle fait valoir que la SCI et la société [Localité 3] distribution n'ont pas soutenu en appel qu'il était incertain que, si le contrat de gestion de sinistre était allé à son terme, elles auraient perçu la somme de 6 190 000 euros qui a été versée en exécution du protocole.
7. Cependant, la SCI et la société [Localité 3] distribution soutenaient, dans leurs conclusions d'appel, qu'il n'était pas établi que la société [Localité 3] distribution aurait perçu une indemnité si le contrat de la société GRC consulting s'était poursuivi.
8. Le moyen, qui n'est donc pas nouveau, est recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et le principe de la réparation intégrale du préjudice :
9. Il résulte de ce texte et de ce principe que les dommages-intérêts dus au créancier sont de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé sans qu'il en résulte pour lui ni perte ni profit.
10. Le préjudice résultant de la résiliation anticipée d'un contrat, lorsque celle-ci emporte la disparition d'une éventualité favorable à laquelle était subordonnée la perception par le co-contractant d'un honoraire de résultat, s'analyse en une perte de chance, qui, mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
11. Pour condamner la SCI et la société [Localité 3] distribution à payer à la société GRC consulting une indemnité égale à la rémunération qu'elle aurait obtenue si la convention était allée à son terme, l'arrêt relève que les honoraires de la société GRC consulting devaient être établis sur la base de 50 % des sommes versées par les assureurs et les constructeurs au titre de la réparation intégrale des désordres matériels et immatériels relevant de leurs garanties et responsabilités, excédant le coût des travaux nécessaires à rendre l'ouvrage conforme à sa destination et les frais visés à l'article 4, et retient qu'il est incontestable que celle-ci aurait perçu une rémunération si la convention de gestion avait été poursuivie jusqu'à son terme et qu'il n'existait aucune incertitude ni aléa sur le fait que les deux sociétés obtiendraient des indemnités de l'assureur dommages-ouvrage puisque ni la réalité des désordres ni leur caractère décennal n'étaient contestés.
12. En statuant ainsi, alors que les honoraires à percevoir par la société GRC consulting dépendaient d'une éventualité favorable, incertaine à la date de la résiliation, sinon quant au principe du moins quant au quantum de l'honoraire de résultat, de sorte que le préjudice né de la rupture fautive de la convention par la SCI s'analysait en une perte d'une chance, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum la société civile immobilière Hermainvest et la société [Localité 3] distribution à payer à la société GRC consulting la somme de 1 470 540,06 euros à titre de dommages-intérêts outre intérêts au taux légal et capitalisation des intérêts échus, l'arrêt rendu le 10 octobre 2023, entre les parties par la cour d'appel de Caen ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Rennes ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société GRC consulting et la condamne à payer à la société civile immobilière Hermainvest et à la société [Localité 3] distribution la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le onze septembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.ECLI:FR:CCASS:2025:C300402
Analyse
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Précédents jurisprudentiels
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Textes appliqués
Publié par ALBERT CASTON à 16:08
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Libellés : dommage , éventualité favorable , perte de chance , responsabilité
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