Jurisprudence : Conseil d'Etat, Ord., 21 juin 2022, n°464648

 

Par décision du 21 juin 2022 [1], le Conseil d'Etat a considéré que l'autorisation du port du burkini dans les piscines municipales par les usagers à seule fin de satisfaire une revendication religieuse est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l'égalité de traitement des usagers dans des conditions portant gravement atteinte au principe de neutralité des services publics. 

 

I. Rappel des faits et de la procédure

Par délibération en date du 16 mai 2022, la ville de Grenoble a modifié le règlement intérieur des piscines municipales et autorisé le port de tenue de bain non près du corps moins longue que la mi-cuisse, comme c’est le cas du « burkini » [2].

Le Préfet de l’Isère a alors saisi le Tribunal administratif de Grenoble le 23 mai 2022 d’un référé-laïcité exercé sur le fondement de l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales.

Par ordonnance du 25 mai 2022 [3], le Tribunal administratif de Grenoble a ordonné la suspension de la délibération en date du 16 mai 2022 du conseil municipal de la ville de Grenoble en ce qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse.

Le Tribunal considère que le conseil municipal de la ville de Grenoble a entendu déroger à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux et a ainsi porté gravement atteinte au principe de neutralité des services publics :

« 6. En permettant aux usagers du service public communal des piscines de Grenoble de porter des tenues « non près du corps », sous la seule condition qu’elles soient moins longues que la mi-cuisse - comme c’est le cas notamment du vêtement de baignade appelé burkini-, c’est à dire en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte aux principe de neutralité du service public. »

Le principe de laïcité interdit effectivement aux usagers d’un service public de se prévaloir de leurs convictions religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers [4] [5]. Le Tribunal administratif de Grenoble a appliqué cette solution de principe [6].

La ville de Grenoble a saisi le Conseil d’Etat.

 

II. L’arrêt du Conseil d’Etat

 

En droit :

Par ordonnance du 21 juin 2022 [1], le Conseil d’Etat a confirmé la solution retenue par le Tribunal administratif de Grenoble suspendant la délibération en date du 16 mai 2022 du conseil municipal de la ville de Grenoble en ce qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse.

D'abord, le Conseil d’Etat a rappelé que le gestionnaire d’un service public est tenu de veiller au respect de la neutralité du service [7] et de l’égalité de traitement des usagers [8] lorsqu’il définit ou redéfinit les règles d’organisation et de fonctionnement de ce service.

Puis, il a repris sa position selon laquelle, d’une part, le principe d’égalité des usagers devant le service public et les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle, par eux-mêmes, à ce que des collectivités territoriales prennent en compte des convictions religieuses dans une certaine mesure pour l’édiction de ces règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers et, d’autre part, il n’existe aucun droit pour les usagers qu'il en soit ainsi [4].

Enfin, le Conseil d’Etat a précisé que lorsque le gestionnaire d’un service public prend en compte des convictions religieuses pour l’organisation d’un service public, les adaptations portant atteinte à l’ordre public ou nuisant au bon fonctionnement du service sont interdites.

Selon le Juge, les adaptations fortement dérogatoires par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification qui rendent plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou qui se traduisent par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers constituent notamment des adaptations portant atteinte à l’ordre public ou nuisant au bon fonctionnement du service méconnaissent dès lors l’obligation de neutralité du service public et sont donc interdites.

 

En l’espèce :

Appliquant les règles de droit ainsi exposées, le Conseil d’Etat a retenu que la modification du règlement intérieur des piscines municipales de la ville de Grenoble autorisant le port de tenue de bain non près du corps moins longue que la mi-cuisse doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser le port du « burkini » et donc de prendre en compte des convictions religieuses pour l’édiction de règles communes.

Il s’agit d’une dérogation à la règle commune de porte de tenues de bain près du corps qui a été édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité.

Si une telle prise en compte n’est pas interdite par principe, le Juge estime que cette adaptation du règlement est fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification.

Tirant les conséquences de cette qualification, le Conseil d’Etat a conclu que la modification du règlement intérieur des piscines municipales de la ville de Grenoble autorisant le port de tenue de bain non près du corps moins longue que la mi-cuisse est de nature à affecter le respect, par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et par suite le bon fonctionnement du service, ainsi que l’égalité de traitement des usagers.

Partant, il a estimé que les dispositions de la délibération du conseil municipal litigieuse portent gravement atteinte au principe de neutralité des services publics.

 

III. Une affaire définitivement tranchée ?

La Cour européenne des droits de l’Homme a été saisie d’une requête concernant l’interdiction faite à deux femmes de confession musulmane, sur le fondement du règlement de police de la ville d’Anvers, en Belgique, d’accéder à une piscine de la ville en raison du port d’un maillot de bain intégral [9].

Les requérantes s’estiment victimes d’une discrimination fondée sur la religion [10].

La solution de la Cour européenne des droits de l’Homme pourrait remettre en cause la conventionnalité de la position du Conseil d’Etat. L’affaire est donc toujours à suivre…

 

Le 21 juin 2022, par Maëlle Meurdra, Avocate au Barreau de Rennes

Tél. : 06 21 87 13 23

Mél. : cabinet@meurdra-avocat.fr

Site internet : meurdra-avocat.fr

 


[1] Conseil d’Etat, Ord., 21 juin 2022, Commune de Grenoble, n°464648

[2] https://www.francetvinfo.fr/societe/religion/laicite/polemique-sur-le-burkini/port-du-burkini-dans-les-piscines-de-grenoble-on-vous-explique-la-polemique-autour-de-l-autorisation-defendue-par-eric-piolle_5141203.html

[3] Tribunal administratif de Grenoble, Ord., 25 mai 2022, n°2203163

[4] Conseil d’Etat, 11 décembre 2020, Commune de Chalon-sur-Saône, n°426483, conclusions Laurent Cytermann : à propos des menus de substitution dans les cantines scolaires.

[5] Conseil constitutionnel, 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, n°2004-505 DC

[6] Mon analyse sur l’ordonnance du Tribunal administratif de Grenoble : https://consultation.avocat.fr/blog/maelle-meurdra/article-43912-le-port-du-burkini-dans-les-piscines-municipales-par-les-usagers-meconnait-il-les-principes-de-laicite-et-de-neutralite-du-service-public.html

[7] Conseil constitutionnel, 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, n°86-217 DC ;  Conseil d’Etat, 27 juillet 2005, Commune de Sainte-Anne, n°259806

[8] Conseil d’Etat, Sect., 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, n°92004 ; Conseil d’Etat, Sect., 10 mai 1974, Denoyer et Chorques, n°s 88032 88148 ; Conseil constitutionnel, 27 juin 2001, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, n°2001-446 DC

[9] Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263 (https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-217823%22]})

[10] Article 14 combiné avec l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales