Publié le 27 avril 2018
Un journaliste avait engagé une action en résiliation judicaire de son contrat de travail contre son employeur, la principale agence de presse française (cf. cette autre page sur la notion de résiliation judiciaire d'un contrat de travail).
Après que cette résiliation – qui produit les effets d'un licenciement abusif – ait été été prononcée le 12 septembre 2014, le salarié, qui avait plus de 15 ans d'ancienneté, saisit la Commission arbitrale des journalistes afin qu'elle détermine le montant total de son indemnité de licenciement (cf. cette autre page sur ce sujet).
Le 6 février 2016, cette Commission lui accorde une indemnité de licenciement.
Le 13 avril de la même année, la Cour de cassation rend un arrêt dans lequel elle retient que les journalistes employés par des agences de presse ne peuvent pas prétendre à l'indemnité légale de licenciement des journalistes, prévue (pour les journalistes) à l'article L7112-3 du Code du travail, soit un mois par année ou fraction d'année d'ancienneté dans la limite de 15, mais uniquement à l'indemnité légale qui est elle prévue aux articles L.1234-9 et R.1234-2 du Code du travail, soit (désormais) 1/4 de mois par année d'ancienneté dans la limite de 10 ans et 1/3 de mois pour les années supérieures à 10 (cf. cette autre page sur cet arrêt).
Cette décision, peu compréhensible en droit, arrive manifestement aux oreilles de l'agence de presse qui décide de faire un appel nullité de la décision de la Commission arbitrale (cf. cette autre page sur cet appel nullité d'une décision de la Commission arbitrale des journalistes).
Devant la Cour d'appel de Paris ainsi saisie, le journaliste présente une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) (cf. cette autre page sur la QPC).
Il soutient que l'arrêt de la Cour de cassation du 13 avril 2016 porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, en ce qu'au visa des articles L.7112-2 et L.7112-3 du Code du travail, il opère un revirement de la jurisprudence qui alignait le statut des journalistes de l'ensemble des entreprises de presse (agence de presse, journaux et périodiques et audiovisuel) pour le bénéfice de l'indemnité de congédiement.
Il demande donc à la Cour d'appel de Paris de transmettre à la Cour de cassation la QPC suivante :
"L'interprétation jurisprudentielle constante des articles L.7112-2, L. 7112-3 et L.7112-4 du code du travail issue de l'arrêt de la chambre sociale de la Cour de Cassation numéro 11-28713 du 13 avril 2016 (FS+P+B) réservant le bénéfice de l'indemnité de licenciement de congédiement aux journalistes salariés des entreprises de journaux et périodiques, à l'exclusion des journalistes des agences de presse et de l'audiovisuel, est elle conforme aux droits et libertés constitutionnellement garantis, dont en premier lieu le principe d'égalité".
Par un arrêt du 13 février 2018, la Cour d'appel a accepté de transmettre cette question à la Cour de cassation.
Elle estime en effet que les trois conditions prévues à l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 pour la transmission d'une QPC sont réunies :
1ère condition : la disposition contestée doit être applicable au litige ou à la procédure ou encore constituer le fondement des poursuites.
C'est manifestement le cas puisque le différend porte sur l'application ou non notamment de l'article L.7112-3 du Code du travail relatif à l'indemnité de congédiement des journalistes à ceux appartenant à une agence de presse.
2ème condition : la disposition contestée ne doit pas avoir été déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances.
Sur ce point, la Cour d'appel de Paris constate dans son arrêt que ces dispositions ont déjà été déclarées conformes à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel du 14 mai 2012 (cf. cette autre page sur ce sujet)
Toutefois, selon la Cour, "une nouvelle jurisprudence, dès lors qu'elle émane d'une cour suprême, acquière un caractère constant qui permet de considérer qu'elle constitue un changement de circonstances propres à justifier la saisine de la Cour".
Or, elle constate qu'"en l'espèce, par plusieurs décisions antérieures au 13 avril 2016, la Cour de cassation avait reconnu aux journalistes exerçant au sein d'agences de presse, les même droits que ceux ouverts aux journalistes exerçant au sein d'entreprises de journaux et périodiques en cas de rupture du contrat de travail".
De fait, cette décision du Conseil constitutionnelle du 14 mai 2012 est antérieure à l'arrêt de la Cour de cassation du 13 avril 2016 et à cette époque la Cour de cassation ne considérait pas que les journalistes employés par des agences de presse devaient être exclus du bénéfice de l'indemnité de licenciement des journalistes. La Cour de cassation avait par exemple jugé le 5 octobre 1999 "qu'ayant fait ressortir que la société Sipa press était une agence de presse au sens de l'article L. 761-2 du Code du travail, la cour d'appel a décidé, à bon droit, que les salariés, en leur qualité de journaliste professionnel, pouvaient prétendre à l'indemnité de licenciement prévue par l'article L. 761-5 du Code du travail [devenu les articles L7112-3 et L7112-4]".
3ème condition : la question ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux.
La Cour d'appel estime, pour justifier la transmission de la QPC à la Cour de cassation, que celle-ci ne manque pas de caractère sérieux dès lors que "le rapport Brachard à l'origine de la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes n'avait pas entendu opérer de distinction dans les statuts des journalistes selon l'entreprise au sein de laquelle ils exerçaient".
Il appartient donc désormais à la Cour de cassation de décider de transmettre ou non cette QPC au Conseil constitutionnel qui, le cas échéant, aurait à dire si la jurisprudence de la Cour de cassation excluant les journalistes travaillant dans des agences de presse du bénéfice de l'indemnité de licenciement des journalistes telle que prévue par la loi est ou non conforme aux droits et libertés constitutionnellement garantis.
Après l'avoir refusé, la Cour de cassation reconnaît en effet désormais qu'une QPC peut porter sur sa propre jurisprudence, la Conseil constitutionnel ayant retenu que "tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative".
Reste donc à savoir si la Cour de cassation soumettra la question qui lui a été transmise au Conseil constitutionnel et, le cas échéant, qu'elle réponse y sera apportée par ce dernier.
On peut observer en l'état que, contrairement à ce qui est indiqué dans la question transmise, la Cour de cassation n'a jamais jugé que "les journalistes de l'audiovisuel" ne peuvent pas prétendre à l'indemnité légale de licenciement des journalistes. Elle n'a pas non plus, dans sa décision du 13 avril 2016, dit que la Commission arbitrale n'est pas compétente pour fixer le montant de l'indemnité de licenciement des journalistes employés par des agences de presse.
La Cour de cassation pourrait donc estimer que la question qui lui est posée lui prête une jurisprudence qu'elle n'a pas (encore ?).
L'examen de cette question aura en tout cas le mérite de conduire la Cour de cassation à se pencher à nouveau sur ce sujet et peut être de constater que rien, ni – comme l'a relevé la Cour d'appel de Paris -dans le rapport Brachard de 1935 sur le statut des journalistes professionnels, ni dans la loi ne permet de distinguer les journalistes employés par des agences de presse des autres journalistes lorsqu'il s'agit de déterminer le montant de leur indemnité de licenciement.
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