Certaines personnes, bien qu'étant - au moins dans les faits - journalistes ne sont pas considérées comme des salariés par les entreprises de presse qui les font travailler et ce au motif qu'elles sont payées non pas par des salaires fixes mais à la pige, en droits d'auteur ou encore par des honoraires…
Rappelons donc tout d'abord que depuis la loi Cressard (et donc depuis presque 50 ans), "toute convention par laquelle une entreprise de presse s'assure, moyennant rémunération, le concours d'un journaliste professionnel est présumée être un contrat de travail. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties".
La règle est donc que le journaliste est un salarié et l'exception qu'il ne l'est pas (cf. cette publication sur ce sujet).
En février 2001, une personne - que l'on appellera ici Monsieur L. -, commence à travailler pour une société de presse sous le statut de correspondant local de presse. Elle est donc rémunérée par des honoraires (cf. cette publication sur les correspondants locaux de presse).
Après 3 ans de collaboration, la même société de presse considère que Monsieur L. est en fait un journaliste pigiste et elle le rémunère, non plus par des honoraires, mais à la pige c'est-à-dire en fonction des tâches qui lui sont confiées.
Cette collaboration payée à la pige se poursuit de façon régulière.
Plusieurs années après, cette société embauche ce journaliste par un contrat de travail à durée déterminée d'une durée d'un an et ce pour remplacer un salarié absent.
A l'issue de ce contrat de travail, en septembre 2009, Monsieur L. est à nouveau rémunéré à la pige et ce jusqu'en mai 2015, date à laquelle il cesse son activité pour raison médicale. En juillet 2016, Monsieur L. saisit le conseil de prud'hommes de Pau afin d'obtenir la requalification de sa relation de travail avec la société de presse en un contrat de travail ainsi que le paiement de différentes sommes liées à la reconnaissance d'un statut de salarié et à la rupture du contrat de travail.
Par jugement du 13 novembre 2017, ce conseil de prud'hommes juge que la relation contractuelle entre ce journaliste et la société de presse s'analyse en un contrat de travail à durée indéterminée et cette dernière, en sa qualité d'employeur, est condamnée à payer un important rappel de salaire au titre de la période antérieure à la rupture de ce contrat de travail, ainsi que les indemnités consécutives à la rupture ce contrat de travail qui est qualifiée de licenciement sans cause réelle et sérieuse (indemnité légale de licenciement des journalistes, indemnité compensatrice de préavis, indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse).
La société de presse interjette appel de ce jugement.
Elle soutenait notamment que Monsieur L. ne pouvait prétendre au statut de journaliste, que son action en requalification était, de toute façon, prescrite et qu'il était donc irrecevable en ses demandes.
Par un arrêt du 30 janvier 2020, la Cour d'appel de Pau a tout d'abord retenu que Monsieur L. était fondé à se prévaloir du bénéfice du statut de journaliste professionnel et donc d'invoquer la présomption de salariat qui lui est attachée, comme rappelé ci-dessus.
Elle rappelle ensuite que selon l'article L1471-1 du Code du travail : "toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit." La Cour observe enfin que le journaliste exerce une action en requalification de la relation contractuelle avec la société en contrat de travail à durée indéterminée depuis le premier jour travaillé.
Or elle estime que Monsieur L. était en mesure de connaître au moins au terme de son contrat de travail à durée déterminée, soit le 31 août 2009, les faits qui lui permettaient d'exercer ses droits en vue d'une requalification de la relation contractuelle.
Elle relève en particulier que par un par courrier du 13 octobre 2010 la société avait refusé au journaliste (alors payé à la pige) la prise en charge d'un congé paternité au motif qu'il n'était pas salarié.
Le salarié n'ayant introduit son action devant la juridiction prud'homale (seul moyen d'interrompre le délai de prescription) que le 20 juillet 2016, elle juge que son action "se trouve dès lors prescrite".
Toutes les demandes de ce journaliste, considérées comme tardives, sont donc jugées irrecevables et le jugement du conseil de prud'hommes est intégralement infirmé par la Cour d'appel.
Monsieur L. n'entend pas en rester là et il forme un pourvoi en cassation.
Par un arrêt du 11 mai 2022 (n°20-14421), la Cour de cassation casse cet arrêt de la Cour d'appel de Pau.
Elle indique tout d'abord que :
"selon l'article 2224 du Code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer" ;
et que
"selon l'article L. 1471-1, alinéa 1, du code du travail, toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit" ;
Elle retient ensuite qu'"il résulte de la combinaison de ces deux textes que l'action par laquelle une partie demande de qualifier un contrat, dont la nature juridique est indécise ou contestée, de contrat de travail, revêt le caractère d'une action personnelle et relève donc de la prescription quinquennale de l'article 2224 du code civil".
C'est là le premier apport de cet arrêt.
Dès lors qu'une société refuse de considérer qu'une personne est ou a été salariée, la durée de prescription applicable pour engager une action contre elle afin de faire juger l'existence d'un contrat de travail n'est pas celle prévue au Code du travail (2 ans donc) mais celle de droit commun de 5 ans, prévue par le Code civil.
Mais surtout, la Cour de cassation juge également que "la qualification [de la relation contractuelle] dépendant des conditions dans lesquelles est exercée l'activité, le point de départ de ce délai [de prescription de 5 ans] est la date à laquelle la relation contractuelle dont la qualification est contestée a cessé. C'est en effet à cette date que le titulaire connaît l'ensemble des faits lui permettant d'exercer son droit".
De ce fait, elle casse l'arrêt de la Cour d'appel de Pau en ce qu'il a retenu non seulement que le délai de prescription applicable était de 2 ans mais aussi en ce qu'il avait fixé le point de départ de ce délai à une date antérieure à celle de la cessation des relations contractuelles.
La décision de la Cour de cassation en ce qu'elle fixe le point de départ de la prescription extinctive et donc du délai pour saisir la justice au jour de la fin de la relation contractuelle ne peut qu'être approuvée.
Monsieur L. n'a en effet pu constater qu'au jour de la fin de ses piges que la société de presse pour laquelle il avait pourtant travaillé en qualité de journaliste persistait à refuser de lui reconnaître le statut de salarié (statut qu'il lui avait forcément reconnu lorsqu'il était employé sous contrat à durée à déterminée).
Cette solution peut être rapprochée de celle retenue pour les actions en requalification de contrats à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée. La Cour de cassation considère en effet que le point de départ de la prescription (biennale) d’une telle action, lorsqu'elle est fondée sur le motif du recours au contrat, a pour point de départ le terme du contrat, ou en cas de succession de contrats de travail à durée déterminée, le terme du dernier contrat (Cass. soc. 29 janv. 2020 n° 18-15.359 ; Cass. soc 30 juin 2021 n° 19-16.655)
Cette jurisprudence permet en tout cas à une personne de ne pas se trouver contrainte d'engager une procédure judiciaire contre la société pour laquelle elle travaille dans le seul but d'échapper aux règles de la prescription et de prendre ainsi le risque que la relation de travail qui se serait peut être poursuivie s'interrompe du seul fait de cette action judiciaire.
En l'occurrence, la décision de la Cour de cassation devrait permettre au journaliste de solliciter, devant la Cour d'appel de renvoi, la requalification de sa relation contractuelle débutée 2001 avec la société de presse en tant que correspondant local de presse et ce même s'il n'a saisi le conseil de prud'hommes de cette demande que 15 plus tard.
En revanche il ne sert à rien de demander à une juridiction de requalifier une relation de travail entre une entreprise de presse et un journaliste pigiste en un contrat de travail, dès lors que ce dernier est présumé salarié. Il n'y a en effet pas lieu de "requalifier" ce qui est déjà un contrat de travail.
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