En 2005, un journaliste, titulaire d'une carte de presse, commence à collaborer pour la société de presse WOLTERS KLUWER FRANCE.
Il est rémunéré à la pige.
Cette collaboration se poursuit de façon régulière jusqu'en juin 2016.
Après cette date, il ne reçoit plus la moindre commande d'article.
Il n'est pour autant pas licencié par la société.
Le 31 janvier 2018, ce journaliste saisit le Conseil de prud'hommes de Paris. Il lui demande de prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail à durée indéterminée.
Un conseil de prud'hommes peut prononcer une telle résiliation lorsqu'il estime que l'employeur a commis un manquement grave à ses obligations envers son salarié. Dans un tel cas, le contrat de travail est rompu et cette rupture produit les mêmes effets que ceux d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Par jugement du 19 avril 2019, le Conseil de prud'hommes de Paris juge que ce journaliste était titulaire d'un contrat de travail à durée indéterminée depuis 2005 et qu'en arrêtant de lui fournir du travail et de le rémunérer, la société a commis une faute justifiant que ce contrat soit résilié à ses torts.
La société est donc condamnée à verser à ce journaliste un rappel de salaire entre 2016 et 2019, une indemnité compensatrice de préavis, une indemnité de licenciement et une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Le 16 mai 2019 la société interjette appel de cette décision.
Par arrêt du 7 avril 2022 (donc près de 3 ans après la date de l'appel), la Cour d'appel de Paris rappelle que selon l'article L.7111-3 alinéa 1er du Code du travail "est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources".
En l'occurrence, elle reconnaît que le journaliste remplissait bien toutes ces conditions légales pour prétendre à ce statut professionnel (au demeurant non contesté par la société WOLTERS KLUWER FRANCE).
La Cour d'appel rappelle ensuite que l'article L.7112-1 du Code du travail dispose que "toute convention par laquelle une entreprise de presse s'assure, moyennant rémunération, le concours d'un journaliste professionnel est présumée être un contrat de travail, que cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties".
Elle poursuit en indiquant que cette présomption de salariat prévue par cet article L7112-1 du Code du travail "s'applique à une convention liant un journaliste professionnel à une agence de presse et qu'il appartient à la société lui déniant cette qualité de démontrer que l'activité n'était pas principale ni régulière".
Or, elle relève que "les bulletins de paie établis par la société WOLTERS KLUWER FRANCE de 2008 à décembre 2012 révèlent que le montant des piges versées à M. D., dont la nature est expressément mentionnée, variait tous les mois (entre 400 euros et 1300 euros), et que deux à trois mois par an, aucune pige n'était réalisée par M. D., ce qui atteste d'une rémunération à la tâche en fonction des articles fournis et donc de l'indépendance dont il bénéficiait dans l'exercice de ses prestations".
Elle en déduit que "l'activité de M. D. au sein de la société Wolters Kluwer France n'était pas régulière de sorte qu'il ne peut pas prétendre au bénéfice d'un contrat de travail, peu important la perception de primes résultant par ailleurs de l'application du statut de journaliste professionnel".
Dès lors qu'elle considère que ce journaliste n'était pas lié à la société WOLTERS KLUWER FRANCE par un contrat de travail, elle infirme forcément le jugement du conseil de prud'hommes.
Le pigiste est donc débouté de l'ensemble de ses demandes.
Le raisonnement suivi dans cet arrêt par la Cour d'appel laisse toutefois songeur.
En effet, comme indiqué ci-dessus, elle a considéré qu'une entreprise de presse pouvait renverser la présomption de salariat d'un journaliste professionnel en démontrant qu'il n'exerce pas cette profession de façon principale et régulière.
Or, l'exercice de la profession de journaliste à titre principal et de façon régulière n'est pas une condition pour bénéficier du statut de salarié. Elle est l'une de celles qui, prévues à l'article L.7111-3 alinéa 1er du Code du travail, sont nécessaires pour prétendre au statut de journaliste professionnel.
Certes celui qui ne peut prétendre au statut de journaliste professionnel ne bénéficie pas, par voie de conséquence, de la présomption attachée à ce statut mais, en l'espèce, la Cour d'appel avait jugé que le journaliste avait ce statut professionnel ce qui signifiait qu'elle considérait qu'il exerçait bien cette profession à titre principal et de façon régulière.
Elle n'a pas vu la contradiction qui lui aurait permis d'éviter une mauvaise application ou interprétation des textes.
En outre, le fait que le journaliste avait été payé "à la tâche en fonction des articles fournis" ne permettait évidemment pas de conclure à "l'indépendance dont il bénéficiait dans l'exercice de ses prestations" et à l'absence de contrat de travail.
Les journalistes pigistes sont, par définition, payés à la tâche. Le fait que le montant de leur rémunération varie d'un mois à l'autre ou même qu'ils ne soient pas rémunérés certains mois dans l'année est inhérent à ce mode de paiement et ne justifie évidemment pas que la présomption de salariat dont ils bénéficient en raison de leur statut de journaliste professionnel soit renversée.
Retenir que parce qu'un journaliste pigiste est payé à la pige il n'est pas titulaire d'un contrat de travail reviendrait à considérer qu'aucun pigiste n'est salarié !
Le journaliste forme un pourvoi.
En bonne logique, par un arrêt du 28 février 2024, la Cour de cassation, après avoir rappelé les termes des articles L.7111-3 alinéa 1er et L.7112-1 du Code du travail, retient qu' "en statuant ainsi, par des motifs, tirés du caractère variable du montant des piges, impropres à caractériser l'indépendance de l'intéressé dans l'exercice de sa profession de journaliste professionnel auprès de la société Wolters Kluwer France en sorte que la présomption de salariat qui y était attachée n'était pas renversée, la cour d'appel a violé les textes susvisés" (Cass. soc. 28 févr. 2023 n° 22-17380).
L'arrêt de la Cour d'appel est donc cassé et l'affaire est renvoyée à la Cour d'appel de Paris composée par d'autres magistrats que ceux qui ont rendu la première décision et ce afin qu'elle soit rejugée.
Comme le rappelle l'article L.411-1 du Code de l'organisation judiciaire : "il y a, pour toute la République, une Cour de cassation".
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