L'on devrait toujours se méfier d'une loi à l'intitulé aussi mystérieux que "Égalité et citoyenneté".

Pour cause, ce projet de loi actuellement en discussion au Sénat s'affiche ouvertement "fourre-tout", intéressant tour à tour le service national, le logement, le statut des gens du voyage ou... la liberté d'expression et le droit de la presse. Et notamment la liberté d'expression sur Internet.

En effet, ce projet comprend un Chapitre IV, intitulé "Dispositions améliorant la lutte contre le racisme et les discriminations" et modifiant substantiellement la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Si l'intention semble louable, on peine rapidement, à la lecture des dispositions que les sénateurs entendent intégrer à ce vénérable texte, à trouver un rapport même éloigné avec la lutte contre le racisme.

En réalité, c'est tout le régime des infractions de presse, notamment commises sur Internet, que les sénateurs ont voulu assouplir, et ainsi limiter considérablement l'étendue de la protection accordée jusque là aux auteurs, aux journalistes de la presse en ligne, et plus généralement tous les citoyens s'exprimant sur les réseaux publics de télécommunication. Chaque citoyen est ainsi concerné.

De quoi s'agit-il ?

A la fin du XIXème siècle, en plein essor de la presse écrite (uniquement papier), le législateur a voulu encadrer le régime juridique applicable à ce mode de diffusion des idées, et surtout en réalité protéger les journalistes de poursuites trop fréquentes ou trop légères, pour introduire une véritable sanctuarisation de la liberté d'expression, jusque là historiquement bien malmenée. Seuls les abus les plus manifestes et les plus graves devaient pouvoir être poursuivis.

C'est pourquoi cette loi a instauré un régime dérogatoire aux infractions de presse, régime qui existe toujours aujourd'hui.

Ainsi, si les délits de droit commun se prescrivent par trois ans à compter de leur commission (ou de leur découverte, selon le principe prétorien des infractions occultes), les contraventions et délits de presse se prescrivent "après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d'instruction ou de poursuite s'il en a été fait" (article 65 de la loi de 1881).

Par ailleurs, la loi encadre les actes susceptibles d'entraîner l'interruption de la prescription, et donc de faire courir un nouveau délai. Ainsi, contrairement au droit commun, seuls peuvent interrompre cette courte prescription une citation directe, un réquisitoire introductif ou une plainte avec constitution de partie civile, et depuis 1993, des réquisitions du parquet aux fins d'enquête, et ce avec l'obligation supplémentaire que ces réquisitions "à peine de nullité, [articulent] et [qualifient] les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels l'enquête est ordonnée".

Ce même article 65 serait donc, selon le projet en question, augmenté d'un paragraphe en la forme suivante :

"Lorsque les infractions auront été commises par l'intermédiaire d'un service de communication au public en ligne, sauf en cas de reproduction du contenu d'une publication diffusée sur support papier, l'action publique et l'action civile se prescriront par une année révolue, selon les mêmes modalités.​"

En d'autres termes, il serait introduit une distinction fondamentale s'agissant du délai de prescription entre les écrits publiés sur internet, et les publications réalisées au moyen de n'importe quel autre support (papier, tracts, affiches, radio, télévision...).

La loi de 1881 étant conçue comme un "cimetière des procédures" ayant pour finalité de sauvegarder le droit de la presse et par extension la liberté d'expression, multiplier par 4 le délai de prescription des infractions de presse commises en ligne revient à singulièrement raboter la liberté d'expression s'agissant d'un médium, Internet, qui symbolise indéniablement aujourd'hui le moyen privilégié des citoyens anonymes pour s'exprimer librement, critiquer, débattre.

On pourrait presque s'estimer heureux, puisqu'initialement, les sénateurs avaient eu l'idée, non pas de modifier le délai de prescription, mais simplement de reporter son point de départ... à la disparition du contenu incriminé des réseaux. A l'heure où la totalité des articles sont archivés, même en dehors de la volonté de leurs auteurs, quasiment indéfiniment, cela revenait purement et simplement à rendre imprescriptibles les délits de presse sur Internet.

Alors que les promoteurs de cette réforme ont voulu justifier une telle rupture de l'égalité entre les vecteurs de la liberté d'expression par le fait, indéniable, qu'internet n'existait pas en 1881, on leur rétorquera simplement que la télévision et la radio non plus, ce qui n'a pourtant jamais amené le législateur à imaginer des régimes dérogatoires pour chacun de ces médias...

Deuxième angle d'attaque des sénateurs : celui de l'exclusivité de la loi de 1881 pour la poursuite des infractions et l'indemnisation des préjudices qu'elles ont pu engendrer. En effet, l'application de la loi pour la liberté de la presse est exclusive du régime de droit commun dit de "responsabilité civile délictuelle", autrement dit le feu article 1382 du Code civil. Ainsi, lorqu'une publication relève d'une des qualifications pénales prévues par la loi de 1881, le juge décide invariablement que "que les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil" (C. cass., Civ. 1ère, 28 sept. 2011, n° 10-11.547).

L'objectif est simple : éviter aux plaideurs de s'affranchir des contraintes de la loi 1881 (qualification développée, prescription...) en croyant pouvoir trouver refuge dans le bon vieux Code civil.

Idée des sénateurs : modifier l'article 46 de ladite loi de la façon suivante :

"Tout dommage résultant d'une faute commise, même lorsqu'elle n'est pas constitutive d'une infraction de la présente loi, peut être réparé devant une juridiction civile sur le fondement des articles 1240 [anciennement 1382] et suivants du code civil."

Beaux joueurs, les parlementaires ont tout de même prévu une atténuation : agir hors du cadre de la loi de 1881 ne sera pas possible à l'encontre des "journalistes professionnels, y compris aux pigistes et aux correspondants de presse, qui adhèrent à une charte déontologique, mentionnés au deuxième alinéa de l'article 2 bis de la présente loi".

La messe est dite. Les citoyens ordinaires, s'exprimant sur les réseaux sociaux, sur des forums ou des blogs personnels pourront être poursuivis, même pour diffamation ou injure (l'ancien pré carré de la loi), en dehors du cadre défini par la loi de 1881.

Seuls les journalistes professionnels, et à la condition supplémentaire qu'ils adhèrent à une "charte déontologique" dont le contenu n'est semble-t-il pas encore défini, bénéficieront d'une telle "protection".

Gageons que cette charte et son contenu vont générer d'infinis débats, en plus de présenter le risque d'une collusion dramatique entre journalistes et institutions politiques. Le retour des organes de presse officiels, avez-vous dit ?

On image difficilement le Conseil constitutionnel rester bouche bée...

Enfin, troisième angle d'attaque des sénateurs : supprimer la difficile tâche qui consistait pour la partie poursuivante à préciser et qualifier les faits incriminés dès l'acte de poursuite. La personne qui s'estimait injuriée ou diffamée devait en effet, dans l'acte de poursuite, citer très exactement les propos qu'elle estimait constitutifs d'un délit de presse, et qualifier très précisément ce délit, en citant notamment article par article et alinéa par alinéa, l'incrimination correspondante au sein de la loi de 1881.

Il s'agit là d'une garantie procédurale, permettant à la personne poursuivie de savoir exactement ce qui lui était reproché, et de se défendre.

Les sénateurs ont imaginé, d'une part, que le juge aurait toujours la possibilité "dans le respect du principe du contradictoire, de requalifier l'infraction", et d'autre part, en cas de poursuite à l'initiative du ministère public, qu'un tel défaut de qualification et d'articulation ne serait plus de nature à faire encourir la nullité du réquisitoire introductif (actuel article 50 de la loi).

Tout est ainsi fait pour faciliter le cheminement procédural de la partie poursuivante, que son action soit au demeurant bien fondée ou non.

Par petites touches, et contre l'avis du Gouvernement, le Sénat aurait ainsi réussi à vider de sa substance une de ces lois vénérables, emblématiques de la IIIe République, et qui avait réussi tant bien que mal à traverser les âges malgré l'évolution des procédés de communication. Il s'agit d'un régime très dérogatoire, certes, mais qui sauvegardait une liberté d'expression qui sinon serait trop facilement entravée par des poursuites futiles, des procès quérulents et des procédures coûteuses.

Espérons que ce texte, qui doit maintenant être examiné en commission mixte paritaire, sera largement retoqué par les députés, à la sensibilité (on l'espère) plus proche de celle du Gouvernement qui, rappelons-le, s'était opposé aux développements liberticides du projet de loi "Égalité et citoyenneté".