Par son arrêt en date du 27 novembre 2019, la Cour de cassation fait pour la première fois suite à deux arrêts rendus par la Cour de justice de l'Union Européenne (CJUE), le 25 septembre 2019 (C-136/17 et C-507/17).

En l'espèce, la Cour de cassation censure l'arrêt de la Cour d'appel de Paris qui, sur appel d'une ordonnance de référé, avait refusé de faire droit à une demande de déréférencement présentée par un expert-comptable au sujet de deux articles de presse faisant état d'une condamnation ancienne notamment pour escroquerie.

En effet, depuis l'irruption dans le champ juridique de la protection des données à caractère personnel, il n'est pas rare que le requérant, qui cherche à voir disparaître du réseau internet des données, bien qu'exactes factuellement, qui seraient susceptibles de porter atteinte à son honneur, à sa considération ou à sa réputation, se tourne vers ce "droit à l'oubli" pour obtenir la suppression de liens fournis par un moteur de recherche à la suite d'une recherche effectuée à partir de son nom.

Il est souvent en pratique difficile voir impossible d'obtenir la suppression de données mises en ligne ; en revanche, le "déréférencement" depuis un moteur de recherche revient en pratique à un retrait, puisqu'un site qui n'est plus référencé sur Google devient introuvable, en tout cas pour l'internaute qui ne dispose pas de l'URL directe ou d'un lien hypertexte déjà existant.

Dans l'affaire qui nous occupe, les juges du fond avaient cependant cru devoir rejeter la requête présentée en référé, au contradictoire de la société Google LLC, exploitant le moteur de recherche "Google Search", au motif que la mention de la condamnation ancienne de l'intéressé, était pertinente au regard de la profession qu'il exerçait (expert-comptable et commissaire aux comptes), profession réglementée qui lui conférait "un rôle dans la vie publique" ; par conséquent, les internautes avaient un intérêt particulier à avoir accès à ces condamnations pénales, intérêt qui prévalait dès lors sur le droit à la protection des données à caractère personnel.

La Cour de cassation commence par rappeler les enseignements des arrêts précités du 24 septembre 2019 rendus par la CJUE, et en synthèse :

  • les dispositions de l’article 8 § 1 et 5 de la Directive 95/46 édictent des interdictions ou des restrictions relatives au traitement des catégories particulières de données à caractère personnel s'appliquent à l'exploitant d'un moteur de recherche, et cet exploitant doit en principe faire droit à la requête d'une personne concernée par le traitement de ses données lorsque celles-ci "relèvent des catégories particulières visées par [la Directive]";
  • l'exploitant d'un moteur de recheche, saisi d'une telle demande, doit apprécier la gravité de l'ingérence dans les droits fondamentaux de la personne concernée au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, doit mettre en balance les intérêts de la personne concernée avec des motifs d'intérêt public et vérifier si l’inclusion de ce lien dans la liste de résultats, qui est affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom de cette personne, s’avère strictement nécessaire pour protéger la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à cette page web au moyen d’une telle recherche.

Il est bien entendu incontestable que les données relatives à des infractions commises et à des condamnations pénales constituent une catégorie particulière de données dont le traitement ne peut normalement être mis en oeuvre que par certaines personnes, et notamment les juridictions, les autorités publiques et les personnes morales gérant un service public, agissant dans le cadre de leurs attributions légales, les auxiliaires de justice (avocats, etc.).

La Haute Juridiction rappelle également que toute personne physique a le droit de s'opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la concernant fasse l'objet d'un traitement et peut exiger du responsable d'un traitement que soient, selon les cas, rectifiées, complétées, mises à jour, verrouillées ou effacées les données qui sont inexactes, incomplètes, équivoques, périmées, ou dont la collecte, l'utilisation, la communication ou la conservation est interdite (transposition de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement de données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données - aujourd'hui Règlement RGPD).

L'arrêt d'appel est censuré pour s'être borné à analyser la profession de l'intéressé et l'intérêt des internautes à avoir connaissance des condamnations pénales, alors qu'il aurait dû recherche "si, compte tenu de la sensibilité des données en cause et, par suite, de la particulière gravité de l'ingérence dans les droits de M. Z au respect de sa vie privée et à la protection de ses données à caractère personnel, l'inclusion des liens litigieux dans la liste des résultats était strictement nécessaire pour protéger la liberté d'information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès aux pages internet concernées, à défaut de quoi serait caractérisé un trouble manifestement illicite au sens de l'article 809 du code de procédure civile".

C'est donc un contrôle beaucoup plus fort auquel la Cour de cassation soumet les juridictions du fond, qui ne peuvent se contenter de rejeter une demande de déréférencement au motif que les internautes auraient "le droit de savoir", notamment parce que l'intéressé exercerait une profession qui aurait permis ou facilité les infractions ayant donné lieu aux condamnations litigieuses.

Par principe, un moteur de recherche doit obtempérer à une demande de déréférencement, et ne peut refuser d'y faire droit que lorsque les liens suscités par une recherche sont strictement nécessaires pour protéger la liberté d'information des internautes potentiellement intéressés.

C'est d'ailleurs exactement le critère repris par le Règlement RGPD (article 17-3), au sein d'un paragraphe expressément intitulé "Droit à l'oubli".