À propos de l'arrêt de la Cour d'appel d'Amiens, 1re civ., 7 septembre 2023, n° 14/05454
Introduction
La question de la réparation du dommage environnemental, et plus spécifiquement de la pollution des sols, confronte inévitablement le juge à un délicat arbitrage entre deux exigences parfois contradictoires : l’impératif de restauration intégrale du milieu naturel, fondé sur le principe pollueur-payeur, et le réalisme économique et écologique, qui impose de ne pas aggraver la situation sous couvert de la corriger.
Dans l’affaire du ball-trap jugée par la cour d’appel d’Amiens, le conflit entre ces deux approches est particulièrement saillant. Les exploitants d’une installation de tir sportif, condamnés pour avoir pollué des parcelles communales avec des résidus de plomb, échappent in fine à une obligation de dépollution intégrale initialement prononcée en première instance. La cour, bien qu’elle constate la pollution et la responsabilité des exploitants, préfère retenir une indemnisation pécuniaire symbolique, écartant la remise en état comme étant disproportionnée et écologiquement contre-productive.
Derrière ce choix judiciaire se dessine une véritable interrogation : la réparation du dommage écologique doit-elle toujours tendre vers la restauration complète de l’état initial, quitte à causer de nouveaux désordres environnementaux ? Ou bien faut-il privilégier une approche pragmatique qui concilie la protection du vivant avec les limites concrètes du remède ?
Pour éclairer cette alternative, nous examinerons successivement la logique radicale d’une dépollution intégrale fondée sur le paradigme classique du droit de l’environnement (I), avant de discuter la démarche pragmatique de la cour d’appel d’Amiens, qui s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel plus nuancé (II).
I. La tentation d’une restauration intégrale de l’état initial : l’absolutisme du principe pollueur-payeur
L’ordonnance initiale du tribunal illustrait une fidélité rigoureuse au paradigme traditionnel du droit de l’environnement : celui de la remise en état.
1. L'exigence de suppression complète de la source de pollution
En première instance, les juges avaient suivi les conclusions de l’expert judiciaire qui proposait l'évacuation de 704 tonnes de terres contaminées par le plomb. La méthodologie retenue reposait sur une logique de dépollution maximale : extraction des terres, abattage des végétaux, désouchage, et remplacement par des terres inertes.
Cette approche trouve son fondement dans le principe de réparation intégrale du préjudice, consacré notamment par l’article 1240 du code civil, et plus encore dans le cadre du préjudice écologique autonome reconnu par la loi « biodiversité » du 8 août 2016 (article 1247 et suivants du code civil).
Ce courant juridique postule que le milieu naturel doit être restauré dans son intégralité, indépendamment des coûts et des conséquences annexes, la biodiversité et la pureté chimique du sol devant être rétablies.
2. Les écueils d’une logique absolutiste
Cependant, ce rigorisme révèle ses limites. D’abord, l’expert lui-même souligne que la dépollution transformerait un milieu arboré vivant en un "terrain vague", provoquant la destruction de la biodiversité actuelle. Ensuite, cette opération lourde impliquerait 52 rotations de camions, générant des nuisances et une nouvelle pollution.
Le paradoxe est criant : vouloir purifier chimiquement un sol, au prix d’une atteinte écologique immédiate et certaine. Ce dilemme illustre les tensions internes du droit de l’environnement, partagé entre sanctuarisation de la nature et interventionnisme technologique souvent intrusif.
II. La voie pragmatique de la cour d’appel : concilier écologie vivante et proportionnalité judiciaire
Face à ce choix cornélien, la cour d’appel d’Amiens opte pour une solution pragmatique et raisonnablement mesurée.
1. Une application raisonnée de la méthodologie nationale des sites et sols pollués
La cour s’appuie sur la doctrine officielle du ministère de la transition écologique qui pose le principe d’une dépollution comme ultime recours, en fonction :
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des risques sanitaires identifiés,
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des usages futurs du site,
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et d’une analyse coûts-avantages.
Or, en l’espèce :
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Les risques sanitaires sont écartés : aucune migration du plomb vers la nappe phréatique, ni contamination des eaux potables.
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Les usages futurs sont inexistants : la parcelle, étroite et enclavée, est vouée à rester un espace naturel dans le cadre du réseau Natura 2000.
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Le coût environnemental de la dépollution excède manifestement les bénéfices escomptés.
Le raisonnement de la cour s’inscrit dans une logique de proportionnalité, que le Conseil d’État a récemment consacrée de manière accrue en matière environnementale (CE, 9 nov. 2020, n° 428409, "Association des amis de la terre"). Le juge y assume pleinement son rôle d’arbitre des équilibres environnementaux.
2. La consécration d’un préjudice moral symbolique et pédagogique
La cour reconnaît néanmoins un "préjudice certain" pour la commune, sanctionné par une indemnisation forfaitaire de 5 000 euros, assortie d’une modeste indemnité d’occupation.
Ce faisant, elle n’exonère pas les pollueurs de leur responsabilité, mais refuse d’engager des travaux disproportionnés au regard du dommage persistant.
Ce choix s’inscrit dans une tendance doctrinale qui plaide pour une "réparation contextualisée du préjudice écologique", laquelle prend en compte la résilience naturelle des écosystèmes et la faisabilité des remèdes, plutôt que la simple restauration chimique abstraite.
Conclusion : entre rigueur et pragmatisme, la préférence pour une écologie vivante
Au terme de cette analyse, il faut saluer la clairvoyance de la cour d’appel d’Amiens. Certes, la tentation de purger totalement les polluants du sol répond à un idéal de pureté environnementale. Mais, paradoxalement, elle s’inscrit ici dans une logique de table rase qui aboutirait à un saccage du milieu existant.
La cour fait le choix courageux d’un "moindre mal", acceptant un niveau résiduel de pollution jugé écologiquement soutenable, tout en évitant une dépollution destructrice et vaine.
En cela, cette décision illustre une maturation du contentieux environnemental, qui refuse les solutions simplistes et se confronte aux réalités du terrain. Elle invite à repenser notre conception de la réparation écologique, non plus comme une quête de virginité absolue du milieu, mais comme une recherche d’équilibre, respectueuse de la vie existante et des limites raisonnables de l’action humaine.
Ce faisant, la cour d’appel offre une jurisprudence précieuse pour tous les praticiens du droit de l’environnement confrontés aux défis de la pollution des sols, du coût des mesures correctrices, et des nécessités d’un arbitrage éclairé entre purisme juridique et pragmatisme écologique.
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