L'obligation de délivrance conforme du bailleur constitue l’un des piliers du droit des baux commerciaux, consacrée par l’article 1719 du code civil. Elle implique non seulement la mise à disposition du bien loué, mais également sa conformité à l’usage prévu et son maintien en état de servir à cet usage. Or, cette obligation se heurte fréquemment à la stipulation d’une clause dite de « non-recours », par laquelle le preneur renonce à toute action en responsabilité contre le bailleur, en cas notamment de sinistre ou de désordre. L’articulation entre ces deux logiques – protection du preneur et sécurité contractuelle – suscite un contentieux abondant, illustré par trois décisions récentes : un jugement du tribunal judiciaire de Rennes du 25 février 2025, un arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 mars 2025, et un arrêt de la Cour de cassation du 10 septembre 2020 (n° 18-21.890).
Ces décisions permettent de dégager trois axes d’analyse : (I) la définition de l’obligation essentielle de délivrance, (II) le domaine d’application de la clause de non-recours, et (III) les limites que les juges posent à sa validité ou à ses effets.
I. Une obligation de délivrance continue, conforme et prépondérante
L'article 1719 du code civil prévoit que le bailleur est tenu de « délivrer au preneur la chose louée et de l'entretenir en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée ». Cette obligation est doublement continue : au regard du temps (elle court pendant toute la durée du bail) et au regard de la finalité (elle vise l’usage tel que défini contractuellement).
La Cour de cassation, dans son arrêt du 10 septembre 2020, en donne une illustration éclatante. Elle casse une décision d’appel qui avait écarté la responsabilité du bailleur au motif que les normes sanitaires relatives à l’amiante étaient postérieures à la signature du bail. La Haute juridiction rappelle que :
« il incombe au bailleur de délivrer un local conforme à sa destination contractuelle tout au long de l’exécution du contrat » (Cass. civ. 3e, 10 sept. 2020, n° 18-21.890).
Ainsi, l’évolution de la réglementation ne saurait exonérer le bailleur de son obligation de conformité, dès lors que le local présente un danger manifeste pour la santé des occupants.
Le tribunal judiciaire de Rennes applique la même logique dans son jugement du 25 février 2025 : bien que le bail ait été conclu pour des locaux « aménagés », le preneur découvre que le sous-sol est en réalité insalubre et impropre à l’usage prévu. Le tribunal relève que :
« la société ORINOU a manqué à son obligation de délivrance et de jouissance paisible », notamment parce que le local ne correspondait pas à la description contractuelle et que les désordres d’humidité rendaient son usage partiel impossible.
Enfin, l’arrêt de la cour d’appel de Paris (27 mars 2025) confirme que l’obligation de délivrance s’entend également de l’obligation du bailleur de faire les diligences nécessaires auprès du syndicat des copropriétaires pour assurer la jouissance effective du local, lorsque les désordres trouvent leur source dans les parties communes :
« ordonner à la SCI d’exécuter ses obligations de délivrance et de jouissance du local commercial, notamment en faisant toutes diligences auprès du syndic [...] afin que soient votés les travaux » (CA Paris, 27 mars 2025).
Cette obligation ne se réduit donc pas à une passivité du bailleur : elle implique une action lorsque le trouble est connu ou signalé.
II. La clause de non-recours : domaine, utilité et portée théorique
Les baux commerciaux comportent fréquemment une clause de non-recours, par laquelle le preneur s'engage à ne pas exercer de recours contre le bailleur en cas de sinistre ou de dégradation, le cas échéant en contrepartie d’une obligation d’assurance à sa charge.
Dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris, une telle clause était invoquée par le bailleur pour écarter toute action du preneur, malgré l’existence d’infiltrations d’eau persistantes. Le bail stipulait :
« une clause de non-recours du preneur contre le bailleur », couplée à une obligation d’assurance obligatoire.
La cour reconnaît la validité de cette clause, en l’absence de déséquilibre manifeste et en présence d’une assurance souscrite :
« elle est valide et bilatéralisée de sorte qu’elle ne crée aucun déséquilibre en faveur du bailleur [...], elle permet un mécanisme rapide d’indemnisation dans l’intérêt des deux parties » (CA Paris, 27 mars 2025).
Dans l’affaire jugée par le tribunal judiciaire de Rennes, une clause similaire existait. Pourtant, le juge la neutralise au motif que le bailleur avait sciemment dissimulé la réalité du sous-sol (cave non étanche), ce qui caractérise un dol :
« la clause du bail intitulée ‘renonciation à recours’ ne peut recevoir application du fait de la faute lourde du bailleur » (TJ Rennes, 25 févr. 2025).
Ces décisions révèlent que la clause de non-recours n’est pas automatiquement opérante : elle doit être claire, proportionnée, et ne saurait avoir pour effet d’exonérer le bailleur de toute responsabilité en cas de manquement grave à ses obligations essentielles.
III. Les limites prétoriennes : préservation de l’ordre public locatif et de la bonne foi
Les juridictions s’accordent pour poser des limites à l’invocabilité des clauses de non-recours. Trois axes se dégagent.
1. La bonne foi contractuelle
La cour de cassation souligne l’exigence de conformité continue à la réglementation, même postérieure à la conclusion du bail, ce qui impose une vigilance constante du bailleur :
« le bailleur doit délivrer un local conforme à sa destination contractuelle tout au long de l'exécution du contrat » (Cass. civ. 3e, précitée).
2. La nullité pour dol ou vice du consentement
Lorsque le preneur a été trompé ou lorsqu’un élément déterminant lui a été dissimulé, la clause de non-recours est inopérante. Ainsi, le TJ de Rennes a jugé que :
« la SCI ORINOU a fait preuve d'une mauvaise foi caractérisée [...], la société IVY & GREEN n’aurait jamais contracté si elle avait eu connaissance de la réalité de l’état du sous-sol ».
3. L’ineffectivité du recours en assurance
L’un des fondements classiques de la clause de non-recours repose sur l’existence d’un mécanisme d’assurance, censé permettre au preneur d’obtenir une indemnisation en cas de sinistre sans avoir à se retourner contre son bailleur. Cette clause est donc souvent articulée avec une obligation d’assurance réciproque des parties, visant à garantir une prise en charge rapide des dommages sans contentieux.
Toutefois, ce mécanisme ne saurait jouer pleinement que si l’assurance fonctionne effectivement. Si le preneur, bien que lié par une clause de non-recours, ne peut être indemnisé – par exemple en raison d’un refus de garantie, d’un plafond insuffisant ou d’un sinistre non couvert – l’effet de la clause devient disproportionné et contrevient à l’objectif de réparation du préjudice subi. En d’autres termes, le juge veille à ce que la clause ne crée pas un déséquilibre tel qu’elle vide de sa substance l’obligation essentielle de délivrance et prive le preneur de tout recours utile.
C’est ce raisonnement que sous-tend l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 mars 2025, qui subordonne l’effet libératoire de la clause de non-recours à la preuve que le preneur a bien été indemnisé :
« la clause est valide et bilatéralisée de sorte qu’elle ne crée aucun déséquilibre en faveur du bailleur. Elle permet un mécanisme rapide d’indemnisation dans l’intérêt des deux parties, à la condition que le preneur ait effectivement été indemnisé par son assureur. »
La cour ajoute que le locataire « ne démontre pas que le sinistre n’aurait pas été pris en charge par l’assureur, ce qui rend irrecevable sa demande en réparation fondée sur la responsabilité du bailleur ». Elle rejette donc l’action en responsabilité non sur le fondement de la clause seule, mais parce qu’aucun préjudice indemnisable résiduel n’est établi.
Autrement dit, l’efficacité réelle du mécanisme d’assurance est ici déterminante : si le preneur a bien été indemnisé, il n’a pas à obtenir de double réparation ; mais s’il prouve que l’assurance n’a pas couvert son préjudice, le juge peut alors écarter la clause de non-recours, dans la mesure où elle aurait pour effet de le priver de toute indemnisation.
Cette approche prudente est conforme à la jurisprudence constante selon laquelle une clause limitative ou exonératoire de responsabilité ne peut avoir pour effet de priver une partie de la substance même de ses droits contractuels (v. notamment Cass. com., 29 mai 2019, n° 17-22.501). Appliqué au bail commercial, ce principe conduit à subordonner l’opposabilité de la clause de non-recours à la réalité d’une indemnisation alternative effective.
Conclusion
L’analyse combinée de ces décisions révèle une convergence jurisprudentielle en faveur d’une obligation de délivrance renforcée, continue et non réductible aux stipulations contractuelles. Si la clause de non-recours conserve une utilité certaine pour encadrer la responsabilité du bailleur, elle ne saurait être un instrument d’impunité. La jurisprudence veille à ce qu’elle ne prive jamais le preneur de toute voie d’indemnisation, notamment en cas de faute lourde, de dol ou d’inexécution manifeste des obligations du bailleur. La vigilance rédactionnelle s’impose donc aux rédacteurs de baux commerciaux, pour articuler sécurité contractuelle et garanties essentielles de jouissance.
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