Le développement d'activités artisanales ou commerciales en milieu rural, notamment les chenils ou pensions pour chiens, suscite de plus en plus de contentieux relatifs à des troubles de voisinage. L'encadrement administratif de ces activités, qu'il s'agisse de permis de construire ou d'autorisations préfectorales relevant de la réglementation des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), pourrait laisser croire que le respect des normes dispensent les exploitants de toute responsabilité vis-à-vis du voisinage. Or, la jurisprudence récente rappelle que la conformité à la règlementation administrative ne fait pas obstacle à l'application du droit commun des troubles anormaux de voisinage, fondé sur les dispositions combinées des articles 1240 et 544 du code civil.

Trois décisions illustrent utilement les contours de cette articulation : l'arrêt de la cour d'appel de Douai du 6 avril 2023 (n° 22/03560), l'arrêt de la même cour du 2 février 2023 (n° 22/02385), et celui de la cour d'appel de Pau du 26 mars 2025 (n° 24/02107). Ces décisions offrent des perspectives croisées sur la question de la conformité réglementaire, de la charge de la preuve du trouble et de la prescription de l'action.

I. Une responsabilité pour trouble anormal de voisinage qui demeure autonome vis-à-vis de la réglementation administrative

Dans l'affaire jugée le 6 avril 2023 par la cour d'appel de Douai, les voisins d'une exploitation canine obtiennent la reconnaissance d'un trouble manifestement illicite, en référé, à raison d'aboiements répétés, d'intrusions de chiens sur leur terrain, et de l'absence de respect des prescriptions du permis de construire (absence de mur antibruit, non-réalisation d'étude acoustique). Le juge des référés, confirmé par la cour, retient que la légalité de l'activité ne fait pas obstacle à la reconnaissance d'un trouble anormal.

A contrario, dans l'arrêt du 2 février 2023 (CA Douai, n° 22/02385), les plaignants sont déboutés de leur demande. La cour considère qu'à défaut de dépassement des seuils acoustiques prévus par l'arrêté du 29 juin 2006, et en l'absence de preuve d'une fréquence ou intensité excessive du trouble, aucun trouble anormal ne peut être retenu. L'exploitant avait par ailleurs régularisé certaines non-conformités entre-temps (transformation d'un bâtiment pour chiens au lieu de chats, installation de parois visuelles).

Ces deux arrêts permettent d'affirmer que le respect d'une réglementation administrative, même ICPE, ne constitue pas une immunité. Le trouble doit être apprécié in concreto, en fonction des circonstances de fait et des répercussions sur les tiers.

II. Le rôle central de la preuve du trouble et de son intensité : expertise, constats, émergence sonore

Les trois décisions soulignent que l'appréciation du trouble repose sur une évaluation technique minutieuse : mesures d’aboiements, études acoustiques, constats d’huissier, vidéos, voire éléments médicaux.

Dans l’affaire du 6 avril 2023, la cour retient notamment 137 vidéos d’aboiements, plusieurs constats d’intrusion, des certificats médicaux de stress, et l’absence d’étude acoustique alors qu’elle était exigée. Dans celle du 2 février 2023, à l’inverse, les études acoustiques commandées par l’exploitant sont validées par l'administration et concluent à une émergence conforme aux seuils.

Enfin, dans l’affaire jugée à Pau le 26 mars 2025, la cour infirme une ordonnance de prescription en retenant que le rapport d’expertise judiciaire de 2021 a pour la première fois constaté un dépassement des seuils réglementaires, alors que les mesures de 2020 ne révélaient aucune irrégularité. L’aggravation du trouble est donc objectivement prouvée par une différence entre deux campagnes de mesures.

Ainsi, seule une analyse précise de l’émergence sonore et de son impact concret permet de caractériser le trouble.

III. L'aggravation du trouble comme point de départ du délai de prescription

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Pau le 26 mars 2025 apporte un apport doctrinal intéressant : il reconnaît qu’un trouble peut être initialement tolérable, puis devenir anormal du fait de son intensification.

Les époux R. avaient été déboutés en première instance pour prescription, le juge estimant que les nuisances étaient anciennes (antérieures à 2010). La cour d'appel infirme ce raisonnement : « Le trouble n’a pu devenir anormal que lorsqu’ils ont eu connaissance des résultats des mesures effectuées en juin 2021. » Le point de départ du délai quinquennal (article 2224 c.civ.) est donc reporté à l’aggravation objectivement constatée.

La portée de cette décision est double : d'une part, elle souligne que le trouble anormal de voisinage se caractérise non par sa seule existence, mais par son intensité effective au regard des circonstances ; d'autre part, elle montre que le droit de réagir à un trouble peut être conservé même après de nombreuses années d'exploitation, à condition de démontrer une modification substantielle du niveau de nuisance.

L'aggravation, pour être pertinente, doit être objectivement établie, par des éléments techniques (mesures acoustiques, changement d'exploitation, modification d'usage), et non par de simples ressentis. Ainsi, la preuve de cette aggravation joue un rôle déterminant non seulement pour la recevabilité de l'action, mais aussi pour sa pertinence sur le fond.

Cette analyse conforte une approche évolutive de la notion de trouble anormal, adaptée aux situations où l'exploitation, bien que légale et ancienne, devient progressivement incompatible avec l'usage paisible des propriétés voisines.

Conclusion

Ces trois décisions illustrent la rigueur de l’appréciation jurisprudentielle en matière de trouble anormal de voisinage. Ni le permis de construire, ni la conformité aux prescriptions administratives, ni la durée de l’exploitation ne dispensent l’exploitant de veiller à la tranquillité du voisinage. Le trouble doit être évalué objectivement, à partir d’un faisceau de preuves, et l’action peut être recevable dès lors qu’une aggravation du trouble survient. Le droit des voisins reste ainsi protégé par une jurisprudence nuancée, attentive à la réalité sonore et humaine des situations litigieuses.