Les personnes physiques ne sont naturellement pas les seules victimes d’infraction. Une personne morale peut également être l’objet d’un crime ou d’un délit. La palette complète des voies de droit - plainte simple, plainte avec constitution de partie civile, citation directe – lui est ouverte. Le principe est qu’elle agisse par le biais de son représentant légal. On parle d'action sociale ut universi.

Quid néanmoins de l’hypothèse dans laquelle l’infraction est commise par le représentant légal lui-même ? On pense notamment à l’exemple de l’abus de biens sociaux commise par un dirigeant qui pille les actifs de la société. Il ne va pas, dans une étrange schizophrénie, dénoncer et poursuivre les agissements dont il est l’auteur.

C’est pourquoi le législateur offre la possibilité à un ou plusieurs associés, d'engager la responsabilité pénale ou civile du chef d'entreprise, au nom et pour le compte de la société. On parle alors d'action sociale ut singuli

 

I.Présentation de l'action ut singuli

L'action ut singuli (a), aux modalités diverses (c), présente un caractère subsidiaire et indépendant (b).

a) La définition de l'action sociale ut singuli :

Le principe général est posé à l'alinéa 1 de l'article 1843-5 du Code civil :

« Outre l'action en réparation du préjudice subi personnellement, un ou plusieurs associés peuvent intenter l'action sociale en responsabilité contre les gérants. Les demandeurs sont habilités à poursuivre la réparation du préjudice subi par la société ; en cas de condamnation, les dommages-intérêts sont alloués à la société. »

Le Code de commerce y fait également référence pour :

  • les sociétés à responsabilité limitée à l'article L. 223-22 alinéa 3 ;
  • les sociétés anonymes à l'article L. 225-252 ;
  • les sociétés par actions simplifiées à l'article L. 227-8

b) Le caractère subsidaire et indépendant de l'action sociale ut singuli

L'action ut singuli présente un caractère subsidiaire. Elle n'est exercée qu'en cas d'inertie des dirigeants et n'est soumise à aucune autorisation préalable. Les statuts ne peuvent pas y déroger en instaurant un filtre préalable, ou une clause spécifique à sa suppression.

L'alinéa 2 de l'article 1843-5 du Code civil précise à ce titre que :

« Est réputée non écrite toute clause des statuts ayant pour effet de subordonner l'exercice de l'action sociale à l'avis préalable ou à l'autorisation de l'assemblée ou qui comporterait par avance renonciation à l'exercice de cette action. »

En outre, l'action ut singuli sera également préservée quelque soit les décisions ayant été prises par l'assemblée des associés[1].

c) Les modalités de l'action sociale ut singuli :

La Cour de cassation a récemment précisé au visa de l'article L. 223-22 alinéa 3 du Code de commerce que l'associé agissant ut singuli n'a pas besoin de mentionner expressément qu'il agit ut singuli, au nom de la société, puisque le texte lui consacre un droit propre[2].

Qui peut agir ?

L'action sociale ut singuli peut être exercée par tous les associés et actionnaires, appartenant à la société lésée[3].

Cela signifie concrètement qu'au sein des groupes de sociétés, les actionnaires de la société mère ne pourront pas agir ut singuli contre les dirigeants de la société fille[4].

Devant quelle juridiction ?

L'action ut singuli peut être intentée devant les juridictions pénales (notamment bien entendu le Tribunal correctionnel) ou civiles.

➧Contre qui ?

Les associés peuvent exercer l'action ut singuli contre les gérants de leur société.

Cette qualité de gérant n'est pas absolue : l'action ut singuli sera également recevable à l'encontre des coauteurs et complices de la même infraction, en application de l'article 480-1 du Code de procédure pénale[5], et ce, en dépit du décès de l'auteur principal[6].

L'action sociale ut singuli ne peut être engagée ni contre le liquidateur de la société[7], ni contre une société tierce[8].

➧Est-il possible de désigner un mandataire ?

Sous réserve d'un certain seuil, les détenteurs de l'action ut singuli peuvent, à leurs frais, désigner un mandataire commun afin de les représenter :

  • les associés des SARL doivent représenter au moins 10 % du capital[9] ;
  • lorsque le capital des SA est inférieur ou égal à 750 000 €, les actionnaires doivent représenter au moins 20 % du capital social[10] ;
  • lorsque le capital des SA est supérieur à 750 000 €, les actionnaires doivent représenter au moins :

- 4 % pour les 750 000 premiers euros ;

- 2,50 % pour la tranche de capital comprise entre 750 000 et 7 500 000 € ;

- 1 % pour la tranche de capital comprise entre 7 500 000 et 15 000 000 € ;

- 0,50 % pour le surplus du capital[11].

Le retrait d'un ou plusieurs associés / actionnaires, ne compromet pas la procédure[12].

➧Est-il possible de demander des mesures conservatoires ?

L'actionnaire a « qualité pour demander au juge de l'exécution, pour le compte de la personne morale, d'assortir d'une astreinte une décision exécutoire ayant accueilli l'action sociale en responsabilité exercée ut singuli[13] ».  

➧Qui est le bénéficiaire de l'action ut singuli ?

Contrairement aux actions individuelles pouvant être exercées par les associés victime d'un préjudice personnel, l'action ut singuli concerne le préjudice subi par la société. De ce fait, en cas de condamnation, l'intégralité des dommages et intérêts sera allouée à la société et uniquement à la société.

La jurisprudence récente a précisé le régime de l’action ut singli.

 

II.Actualité jurisprudentielle de l'action ut singuli

La récente jurisprudence contribue à l'élargissement continu de la recevabilité de l'action ut singuli.

Comme cela a été énoncé précédemment, il est possible d'exercer l'action ut singuli à l'encontre des coauteurs et complices de la même infraction, en application de l'article 480-1 du Code de procédure pénale[14], et ce, en dépit du décès de l'auteur principal[15].

Une décennie plus tard, la Cour de cassation réitère sa position en confirmant l'ampleur de l'admission de l'action ut singuli[16].

Dans cet arrêt de novembre dernier[17], et comme ce fut le cas en 2009, le dirigeant est décédé au cours de l'information judiciaire sans avoir été condamné pour des faits liés à ceux reprochés à ses complices et receleurs.

Au visa des articles L. 225-252 du Code de commerce et 480-1 du Code de procédure pénale, la Cour énonce :

« Attendu qu’il résulte de la combinaison de ces textes que l’action sociale en responsabilité intentée par les actionnaires en direction des complices et receleurs du dirigeant social est recevable même si l’action publique est éteinte à l’encontre de ce dernier, peu important qu’ils aient été seuls poursuivis et condamnés si les juges constatent l'existence d'un fait fautif principal qu’ils imputent au dirigeant et auquel se rattachent les délits dont ils ont été déclarés coupables ; »

La chambre criminelle rappelle que l'action ut singuli est recevable à l'encontre des  complices du dirigeant. Elle précise que le décès du dirigeant au cours de l'instruction ne remet pas en cause la recevabilité de l'action envers ses complices à condition que les juges aient pu constater la participation du dirigeant à l'infraction.

En guise de conclusion, l'action ut singuli est bien un outil précieux pour les accociés ou actionnaires qui s'entendent lésés par les agissements des dirigeants d'une entreprise, et qui ont ainsi une modalité efficace de saisine des juridictions civiles ou pénales.

 

Alexandre-M. BRAUN et Joy PEGO, Avocats à la Cour, cabinet BRAUN

 


[1] Article 1843-5 al.3 du Code civil

[2] Crim. 29 janv. 2020, n°19-80.924

[3] Com. 13 mars 2019, n° 17-22.128

[4] GALLOIS (J.), "L'interprétation stricte de la qualité de demandeur à l'action sociale ut singuli ou la question de la nécessaire appartenance à la société lésée", La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 41, 10 octobre 2019, 1450

[5] Crim. 28 janv. 2004, n° 02-87.585 

[6] Crim. 14 janv. 2009, n° 08-80.584

[7] Com. 21 juin 2016, n° 14-26.370 ; Com. 6 déc. 2017, n° 16-21.005 ; Civ. III. 5 déc. 2019, n° 18-26.102

[8] Com. 19 mars 2013, n° 12-14.213

[9] Article R. 223-31 du Code de commerce

[10] Article R. 225-169 al. 1 du Code de commerce

[11] Article R. 225-169 al. 2 du Code de commerce

[12] Article R. 225-169 al. 3 du Code de commerce

[13] Com. 7 juill. 2009, n° 08-15.835 

[14] Crim. 28 janv. 2004, n° 02-87.585 

[15] Crim. 14 janv. 2009, n° 08-80.584

[16] Crim. 6 nov. 2019, n° 17-87.150

[17] Crim. 6 nov. 2019, n° 17-87.150