Les arrêts de la Cour de Cassation se suivent (mais ne se ressemblent pas toujours…).

Cass, Crim, 28 mai 2019, n°18-81035 (non publié au bulletin)

Cass, Civ 2, 23 mai 2019, n°18-17560 (publié au bulletin)

Cass, Civ 2, 7 mars 2019, n°17-25855 (publié au bulletin)

Cass, Civ 2, 13 septembre 2018, n°17-26011 (publié au bulletin)

Cass, Civ 2, 14 septembre 2017, n°16-23578 (non publié au bulletin)

 

I- Définition de l’incidence professionnelle

 

Comme indiqué dans le rapport Dintilhac, l’incidence professionnelle est un poste de préjudice autonome et polymorphe :

« Ce poste d’indemnisation vient compléter celle déjà obtenue par la victime au titre du poste “pertes de gains professionnels futurs” susmentionné sans pour autant aboutir à une double indemnisation du même préjudice. Cette incidence professionnelle à caractère définitif a pour objet d’indemniser non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle comme le préjudice subi par la victime en raison de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d’une chance professionnelle, ou de l’augmentation de la pénibilité de l’emploi qu’elle occupe imputable au dommage ou encore du préjudice subi qui a trait à sa nécessité de devoir abandonner la profession qu’elle exerçait avant le dommage au profit d’une autre qu’elle a dû choisir en raison de la survenance de son handicap. Il convient, en outre, de ranger dans ce poste de préjudice les frais de reclassement professionnel, de formation ou de changement de poste […] Ce poste de préjudice cherche également à indemniser la perte de retraite que la victime va devoir supporter en raison de son handicap […] Une fois encore, la liste des préjudices à intégrer dans ce poste est indicative etc. »

Placée dans la catégorie des postes de préjudices patrimoniaux permanents, la nature de l’incidence professionnelle n’en est pas moins ambiguë.

En effet, ce poste de préjudice recoupe à la fois un aspect patrimonial (frais de reclassement professionnel, perte de retraite etc.) - ce qui est cohérent puisqu’il est classé dans le catégorie des postes de préjudices patrimoniaux – mais également un aspect extrapatrimonial (dévalorisation sur le marché du travail, augmentation de la pénibilité de l’emploi etc.).

C’est cette double casquette et notamment l’aspect extrapatrimonial de l’incidence professionnelle qui suscite aujourd’hui des interrogations.

En effet, si les pertes de gains professionnels futurs et l’incidence professionnelle sont deux postes de préjudices autonomes, leur articulation fait débat.

 

II- Position de la Cour de Cassation

 

Est-ce qu’une victime privée de toute activité professionnelle peut solliciter à la fois la réparation de ses pertes de gains professionnels futurs et l’incidence professionnelle de son dommage ?

Les récents arrêts rendus par la Cour de Cassation paraissent se contredire sur cette question.

 

A- Non cumul de l’indemnisation des PGPF et de l’incidence professionnelle

 

Après avoir été blessée dans un accident de la circulation, la victime a été indemnisée de ses préjudices par le biais d’une transaction régularisée avec l’assureur du véhicule impliqué.

Des années plus tard, la victime constate une aggravation de son état rendant impossible la reprise d’une activité professionnelle, et intente une action contre l’assureur du véhicule impliqué afin d’obtenir l’indemnisation des préjudices résultant de l’aggravation de son dommage.

Le 13 septembre 2016, la Cour d’Appel de GRENOBLE a rendu un arrêt aux termes duquel elle a accordé à la victime une indemnité au titre sa perte de gains professionnels futurs sur la base d’une rente viagère ainsi qu’une indemnité au titre de l’incidence professionnelle de son dommage, considérant qu’en raison de l’aggravation de son état la victime ne pouvait plus envisager l’exercice d’une activité professionnelle.

L’assureur s’est pourvu en cassation.

Le 13 septembre 2018, la 2ème Chambre Civile de la Cour de Cassation a cassé l’arrêt d’appel au motif que l’indemnisation au titre de la perte de gains professionnels futurs, sur la base d’une rente viagère, fait obstacle à une indemnisation supplémentaire au titre de l’incidence professionnelle.

 

Un bébé âgé de 4 mois a été victime de violences de type « bébé secoué » dont il conserve d’importantes séquelles.

Devenu majeur, ce dernier a engagé une action indemnitaire devant la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infractions Pénales (CIVI) afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices, étant précisé que ce dernier n’a jamais pu exercer d’activité professionnelle.

Le 11 juillet 2017, la Cour d’Appel de DIJON a rendu un arrêt aux termes duquel elle a débouté la victime de sa demande indemnitaire au titre de l’incidence professionnelle, considérant que « la privation de toute activité professionnelle est d’ores et déjà prise en compte par l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent, fixé en tenant compte du très lourd handicap imputable à l’infraction. »

La victime s’est pourvue en cassation et a invoqué le moyen suivant :

- L’incidence professionnelle doit être indemnisée y compris chez les jeunes victimes qui n’ont jamais pu entrer dans la vie active compte tenu de leurs séquelles ;

- L’incidence professionnelle ne se confond pas avec le déficit fonctionnel permanent.

Le 7 mars 2019, la 2ème Chambre Civile de la Cour de Cassation a rejeté le moyen, considérant que la Cour d’Appel avait exactement relevé que la privation de toute activité professionnelle était prise en charge au titre du déficit fonctionnel permanent, lequel inclut la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales, pour en déduire à bon droit qu’il n’y avait pas lieu de retenir l’existence d’une incidence professionnelle distincte de la perte de revenus déjà indemnisée.

 

B- Cumul possible de l’indemnisation des PGPF et de l’incidence professionnelle

 

A la suite d’un accident de la circulation, une victime a assigné l’assureur du véhicule impliqué en indemnisation de ses préjudices.

La victime, qui était auparavant journaliste, n’avait pas repris d’activité professionnelle depuis l’accident en raison de ses séquelles.

Après un premier renvoi après cassation, la Cour d’Appel d’AIX EN PROVENCE a rendu un arrêt le 5 juillet 2016 aux termes duquel elle a indemnisé la victime tant au titre de ses pertes de gains professionnels futurs qu’au titre de l’incidence professionnelle de son dommage.

L’assureur s’est pourvu en cassation et a invoqué le moyen suivant :

- L’indemnisation de l’incidence professionnelle est exclue si la victime n’a pu reprendre une activité professionnelle ;

- La Cour d’Appel a indemnisé deux fois le même préjudice en allouant une indemnité au titre de l’incidence professionnelle fondée sur le fait que la victime n’a pu reprendre aucune activité professionnelle alors que la victime a été indemnisée pour cette raison au titre des PGPF.

Le 14 septembre 2017, la 2ème Chambre Civile de la Cour de Cassation a rejeté le moyen soulevé par l’assureur et a approuvé la Cour d’Appel d’avoir indemnisé d’une part, au titre de la perte de gains professionnels futurs, la perte de chance de la victime de retirer des revenus de l’exercice d’une nouvelle activité et, d’autre part, au titre de l’incidence professionnelle, le préjudice résultant de la nécessité de renoncer à l’exercice de la profession de journaliste en raison de son handicap.

 

A la suite d’un accident de la circulation, une victime a été indemnisée de ses préjudices par le biais d’une transaction régularisée avec l’assureur du véhicule impliqué.

La victime a ensuite constaté une aggravation de ses séquelles et a assigné l’assureur en réparation des préjudices résultant de l’aggravation de son dommage, dont l’impossibilité de reprendre une activité professionnelle.

Le 20 février 2018, la Cour d’Appel d’ANGERS a condamné l’assureur à verser à la victime une indemnité au titre de sa perte de gains professionnels futurs jusqu’à l’âge de départ à la retraite, ainsi qu’une indemnité au titre de l’incidence professionnelle de son dommage.

Point intéressant, la Cour d’Appel a indiqué dans son arrêt qu’il ne pouvait être fait grief à la victime de ne pas avoir cherché à se reclasser.

L’assureur s’est pourvu en cassation.

Le 23 mai 2019, la 2ème Chambre Civile de la Cour de Cassation a rejeté le pourvoi en considérant que la Cour d’Appel avait à bon droit réparé, au titre de l’incidence professionnelle, la perte de chance d’une promotion professionnelle [et non indirectement l’impossibilité de reprise d’une activité professionnelle], préjudice distinct de celui réparé au titre de la perte de gains professionnels futurs calculée au vu de son ancien salaire, laquelle n’intègre pas l’évolution de carrière qu’il aurait pu espérer.

 

A la suite d’un accident de la circulation, une victime a intenté une action afin notamment d’obtenir l’indemnisation de l’incidence professionnelle de son dommage.

Le 12 janvier 2018, la Cour d’Appel de METZ a débouté la victime de sa demande d’indemnisation au motif que l’incidence professionnelle suppose la possibilité de poursuite d’une profession et que la victime, qui n’était plus en capacité de poursuivre une activité professionnelle, avait déjà été indemnisée à ce titre par les PGPF.

La victime s’est pourvue en cassation.

Le 28 mai 2019, la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’Appel au motif que la victime sollicitait l’indemnisation d’un préjudice distinct de la perte de gains professionnels futurs découlant de la situation d’anomalie sociale dans laquelle elle se trouvait du fait de son inaptitude à reprendre un quelconque emploi.

 

III- Portée des arrêts rendus par la Cour de Cassation

 

Si certains arrêts précités ont fait craindre le rejet automatique du cumul d’indemnisation de l’incidence professionnelle et des pertes de gains professionnels futurs (Cass. Civ 2, 13 septembre 2018, n°17-26011 ; Cass. Civ 2ème, 7 mars 2019, n°17-25855), les derniers arrêts rendus par la Haute Juridiction s'avèrent nettement plus rassurants.

A l’instar de la Chambre Criminelle (Cass, Crim, 28 mai 2019, n°18-81035), la 2ème Chambre Civile admet le cumul d’indemnisation en cas de non reprise d’une activité professionnelle (Cass. Civ 2ème, 23 mai 2019, n°18-17560 ; Cass, Civ 2, 14 septembre 2017, n°16-23578).

Cependant, la Cour de Cassation est claire : ce cumul n’est pas automatique.

En effet, toutes les composantes de l’incidence professionnelle ne sont pas cumulables avec l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs.

A titre d’exemple, la victime ne peut solliciter au titre de l’incidence professionnelle de son dommage l’indemnisation d’une perte de retraite puisque cette dernière est nécessairement comprise dans l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs à titre viager.

De même, une victime inapte à tout emploi ne peut solliciter au titre de l’incidence professionnelle une indemnisation fondée sur sa dévalorisation sur le marché du travail ou sur la pénibilité accrue de son emploi, puisque cela suppose nécessairement que la victime ait repris une activité professionnelle ou qu’elle soit en capacité de le faire.

Quid lorsque la victime est définitivement inapte à toute activité professionnelle pour l’avenir ?

Dans cette hypothèse, la Cour de Cassation admet un cumul d’indemnisation limité à certains aspects de l’incidence professionnelle : la perte de chance de promotion professionnelle et le désœuvrement social.

 

  • Perte de chance de promotion professionnelle ou préjudice de carrière

Les pertes de gains professionnels futurs sont calculées à partir du dernier revenu de la victime avant l’accident.

Dès lors, elles ne prennent pas en compte la progression des revenus liée à l’ancienneté du salarié, ni la promotion professionnelle que la victime aurait pu obtenir dans les années à venir.

Même dans l’hypothèse où la victime est indemnisée de ses pertes de revenus futurs sur la base d’une rente viagère, cette dernière ne prend pas en compte l’évolution de carrière et de revenus à laquelle la victime pouvait prétendre.

La Cour de Cassation admet donc le cumul d’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle du dommage lorsque la victime rapporte la preuve d’une perte de chance de promotion professionnelle. (Cass. Civ 2ème, 23 mai 2019, n°18-17560)

 

  • Désœuvrement social

Le terme « d’anomalie sociale » récemment employée par la Cour de Cassation est quelque peu regrettable et il faut lui préférer celui de « désœuvrement social ». (Cass. Crim, 28 mai 2019, n°18-81035)

Toutefois, c’est bien cette dimension sociale de l’incidence professionnelle qui doit être réparée en présence d’une victime privée de toute activité professionnelle.

Les dernières études indiquent que 75 % des français se réalisent à travers leur emploi.

Si l’exercice d’une activité professionnelle offre un moyen de subsistance, ce n’est pas son seul intérêt.

En effet, le travail est également une source d’épanouissement personnel et le fait d’être privé de l’exercice d’une activité professionnelle n’a pas seulement un impact pécunier.

Travailler permet de tisser des liens sociaux, de favoriser l’intégration sociale et de gagner en estime de soi.

Comme le souligne Madame Sophie HOCQUET-BERG, « le travail est un mode d’insertion ou de réinsertion sociale pour les personnes en situation de handicap (…). La situation de désœuvrement dans laquelle se trouve une victime contrainte de demeurer inactive peut-être source de souffrance morale.»

L’impossibilité de travailler peut avoir des répercussions importantes et entraîner une perte d’identité sociale, une dévalorisation de soi et un sentiment d’exclusion.

Les Conseils des victimes se doivent donc d’être particulièrement prudents lorsqu'ils sollicitent le cumul d'indemnisation des PGPF et de l'incidence professionnelle afin d’éviter un rejet par les Tribunaux.

Il convient d’axer principalement l’argumentation sur la perte d’identité sociale et le préjudice de carrière que génère l’impossibilité de reprise d’une activité professionnelle.

Au regard de la multitude d’arrêts rendus ces dernières années par la Cour de Cassation sur l’articulation de l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs et l’incidence professionnelle, le débat semble encore loin d’être clos.

 

Maître Aurore ROUSSEL

Avocat au barreau de NANTES

http://roussel-avocat-victime.com/