La loi 2021-998 du 30 juillet 2021 a restreint les possibilités d’identification des internautes ayant déposé un avis anonyme et limité l’accès des professionnels aux tribunaux pour voir condamner le dénigrement qu’ils subissent.
Quelles voies restent ouvertes aux praticiens entre référé-expertise, requête, procédure accélérée au fond ?
Arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 19 octobre 2023 RT/Twitter.
Le service Google my Business (GMB) ainsi que certains forums dédiés aux professionnels concernant principalement les professionnels (Glassdoor ou Scamdoc) laissent la possibilité de déposer des avis de manière anonyme.
Or, l’anonymat du « posteur » empêche de mettre en cause sa responsabilité en cas d’avis dénigrant ou même faux.
La recherche de la responsabilité civile ou pénale de l’internaute passe, par conséquent, par l’identification de ce dernier.
En matière de dénigrement, la pratique avait privilégié, en présence d’avis contestés, la procédure d’ordonnance sur requête à fin d’identification au sens de l’ancien article 6 de la loi LCEN de 2004 ou la procédure de référé sous l’article 145 du Code de procédure civile à fin d’identification avant toute audience au fond.
La loi 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention des actes de terrorisme a restreint de manière drastique la possibilité offerte aux praticiens de solliciter l’identification des internautes hors cadre pénal.
L’article 17 de la loi du 30 juillet 2021 a modifié l’article 6 de la loi LCEN et l’article L34-1 du Code des postes et communications électroniques.
L’article L34-1 a fait l’objet d’un décret d’application n°2021-1362 du 20 octobre 2021.
Aujourd’hui, la loi réserve les procédures d’identification principalement lorsque l’identification est utile pour identifier l’auteur d’un délit ou d’un crime.
De facto, la e-réputation des professionnels se traduit très rarement en matière pénale.
Force est de constater pourtant l’impact économique direct et particulièrement dommageable des avis négatifs sur la clientèle des professionnels.
L’évaluation économique de cet impact à travers l’utilisation des statistiques de Google Analytics laisse apparaître une baisse de fréquentation de 30 à 40% et de facto une baisse de clientèle.
Ainsi, le contentieux en la matière ne cesse de croître, touchant particulièrement les artisans, les professionnels libéraux, les TPE, les PME et notamment dans le secteur du tourisme, de la médecine ou des professions libérales, avocat etc.
Plus grave encore, cette restriction va clairement dans le sens d’une certaine impunité des Gafam dont l’intérêt est, au contraire, de ne pas livrer l’identité des « posteurs ».
Les avis négatifs ne sont, en définitif, qu’une conséquence du laisser-faire des plates-formes.
En même temps que la restriction posée par la loi, le législateur a ouvert une possibilité de saisir le Tribunal judiciaire à travers la nouvelle procédure accélérée au fond qui semblait prendre la place de l’assignation en référé expertise sous l’article 145 du Code de procédure civile.
Certains, pourtant, doutaient de la possibilité d’utiliser encore la procédure de référé sous l’article 145 du CPC.
L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 19 octobre 2023 vient apporter une interprétation à ce débat.
Dans cette affaire, la société RT France avait saisi le Tribunal judiciaire afin de faire supprimer des messages estimés diffamatoires publiés anonymement sur un compte du réseau social X (ex Twitter) nommé « Sleeping Giant ».
La société RT France avait déposé une plainte pour diffamation concernant les tweets.
A la suite du débouté de cette action, deux nouveaux tweets avaient mis en cause la société RT France, publiés sous un compte anonyme le 13 et le 14 juin 2020.
Ainsi : On peut donc dire que RT France « est un outil de propagande qui est financé par un Etat étranger », un « sous-marin du Kremlin » ou bien « un journal de propagande nazi » (tweet publié le 13 juin 2020).
« Donc comparer votre média à un sous-marin de Kremlin et à un journal de propagande nazi, c’est bon "Du coup outil de propagande, ça passe crème non" ». (tweet publié le 14 juin 2020).
Dans ces tweets, RT France était comparée à un organisme de propagande nazie.
Dans ces circonstances, la société RT France déposait une nouvelle plainte en diffamation.
Une ordonnance de non-lieu était rendue le 29 août 2022.
Or, l’ordonnance indiquait que le non-lieu était fondé sur le fait qu’il était impossible d’identifier les auteurs des infractions poursuivis.
C’est ainsi que RT France faisait assigner la société Twitter devant le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris au visa de l’article 145 du Code de procédure civile afin d’obtenir l’identification des titulaires du compte diffamant.
En défense, Twitter soulevait l’incompétence du juge des référés pour celle du Président du Tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond au sens de la nouvelle rédaction de l’article 6 de la loi LCEN.
En subsidiaire, Twitter concluait à l’absence de motif légitime qui reste le fondement de la demande de l’article 145 du Code de procédure civile.
Article 145 du Code de Procédure civile
« S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».
C’est dans ces circonstances que le juge des référés du tribunal judiciaire rejetait les demandes de RT France mais rejetait aussi l’exception d’incompétence tirée de la compétence exclusive du Président du tribunal en matière de référé au fond.
En février 2023, RT France interjetait appel de la décision.
C’est le litige présenté devant la Cour d’appel de Paris.
La cour a eu à répondre comme le premier juge sur l’exception d’incompétence soulevée par Twitter et concernant l’unicité de la procédure d’identification, c’est-à-dire l’inefficacité d’une assignation fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile.
Plus précisément, la nouvelle rédaction de l’article 6-1-8 de la loi LCEN, la création d’un alinéa 8, après l’application du décret du 24 août 2021, qui permet, à travers la procédure accélérée au fond de demander la communication des données d’identification de l’internaute.
La question posée était celle de savoir si cet article posait une compétence exclusive.
De son côté, et conformément à la décision de première instance sur la compétence, RT France soutenait qu’aucune disposition de la loi n’excluait une compétence parallèle du juge des référés, fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile.
Pour mémoire, l’ancienne rédaction de l’article 6 LCEN informait de la possibilité de saisir le juge en référé ou sur requête.
Dans l’arrêt qui nous occupe, le juge prend le soin de préciser les domaines d’intervention respectifs de la procédure accélérée au fond et de l’assignation en référé expertise.
« Il en résulte que seul le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, est compétent pour prescrire les mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne - ce qui peut inclure, le cas échéant, la communication de données d’identification lorsque celle-ci s’avère nécessaire à la prévention ou à l’arrêt du dommage ».
Le juge, ainsi, précise que s’agissant des mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage, il est indispensable d’utiliser la procédure accélérée au fond.
Il ajoute, cependant, et ce qui n’est pas contraire, que le juge des référés conserve sa compétence pour ordonner les mesures « d’instruction légalement admissible dont la communication des données d’identification ».
Bien sûr, « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ».
Par conséquent, cette décision consacre la possibilité d’utiliser, pour l’identification, la procédure de l’article 145 du CPC, s’il existe un motif légitime.
Il convient cependant que la demande soit un préalable à une action au fond en matière pénale.
Dans l’arrêt du 19 octobre, la cour d’appel fait droit aux demandes d’identification de RT France en préalable à une action au fond pour diffamation, devant la juridiction pénale.
Le juge explique de manière exhaustive que, dès lors, que le demandeur agit dans le cadre et pour les besoins d’une procédure pénale notamment s’agissant de la diffamation publique de la loi du 29 juillet 1881, les dispositions du décret du 20 octobre 2021 sont respectées.
Il condamne donc la société Twitter à donner les noms et prénoms des titulaires de compte.
Aussi, le débat se circonscrit sur deux notions particulièrement vagues et fluctuantes :
1. Le motif légitime de l’article 145 du Code de Procédure Civile
2. Les procédures pénales applicables pour la e-réputation des professionnels dans le cadre des restrictions posées par la loi de 2021.
1. Le motif légitime de l’article 145.
Il ressort de cet arrêt que le but poursuivi, étant dans le cadre d’une procédure pénale, l’identification du présumé auteur de la diffamation autorise l’utilisation de la procédure du référé expertise.
L’arrêt explique que la procédure accélérée au fond tend à un autre but :
« Prescrire les mesures propres, à prévenir ou faire cesser un dommage occasionné par un service de communication publique en ligne… »
et le juge d’indiquer :
« …Ce qui peut inclure, le cas échéant, la communication de données d’identification lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires à la prévention ou à l’arrêt du dommage ».
Le motif légitime identifié par la cour d’appel tel que requis par l’article 145 du Code de procédure civile serait donc l’identification de l’auteur de la diffamation, considérée comme une infraction pénale.
Cette interprétation, toutefois, est contraire à une certaine jurisprudence qui, sous couvert de protection de l’identité, empêche purement et simplement, sous l’article 145, la communication des données d’identification.
Ainsi, la cour d’appel, dans une espèce n°2114958 du 27 avril 2022, écrit de manière lapidaire :
« L’appelante ne peut davantage invoquer, ainsi qu’elle le fait dans la note en délibéré qu’elle a déposée, l’article 6- I.8 de la LCEN, visé dans le dispositif de ses dernières conclusions, qui disposait, à la date de saisine du premier juge, que l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne, pour obtenir la levée de l’anonymat.
Ce texte ne peut en effet permettre la communication des données d’identification en l’absence de motif légitime avéré, la cour relevant au surplus, que le dommage visé par ce texte n’est pas caractérisé en l’espèce ».
De même, la 17ᵉ chambre du Tribunal judiciaire de Paris, dans une espèce du 22 juin 2022 a débouté, de son action, Madame X qui sollicitait, afin d’initier une procédure au fond pour dénigrement, l’identification d’internautes sous les dispositions de l’article 145 du CPP.
Le tribunal a rappelé que d’une part, l’article 6 ne prévoit plus la possibilité de communication des données pour les procédures civiles et que, d’autre part, la procédure d’identification ne pouvait plus prospérer qu’en fondement d’une future action pénale et, par conséquent, qu’en démontrant l’existence d’un motif légitime suffisamment sérieux [1].
De même, la jurisprudence [2] a ordonné la communication des données d’identification en précisant que :
« Il existe un procès en germe non manifestement voué à l’échec ».
La cour ajoute que :
« l’ouverture d’une information judiciaire contre personne non dénommée n’est pas de nature à priver le juge des référés des pouvoirs que lui confère l’article 145 ».
Ainsi, la cause est entendue s’agissant de la possibilité d’utiliser l’assignation en référé dès lors que, dans le cadre d’une instance pénale, un procès est sérieusement envisageable, ce qui constitue le motif légitime.
Reste le problème du contenu illicite.
2. Les procédures pénales applicables pour la e-réputation des professionnels dans le cadre des restrictions posées par la loi de 2021.
En matière de relation commerciale et plus particulièrement s’agissant de professionnels, les procédures étaient souvent ouvertes afin d’assigner au fond pour dénigrement sous l’article 1240 du Code civil.
Aujourd’hui, les praticiens, comme nous l’avons vu, ne peuvent plus solliciter l’identification des internautes pour des procédures civiles.
Ce qui est particulièrement décevant puisque la grande majorité des avis restent dans le cadre du droit privé.
Reste la possibilité de se rattacher aux infractions pénales commerciales ou aux infractions de dénigrement réitérées par une volonté de nuire, assimilable au harcèlement en ligne.
Deux fondements sont particulièrement à envisager pour le praticien.
Le premier résulte de l’article 222-16 du Code pénal qui prévoit :
« Les appels téléphoniques malveillants réitérés, les envois réitérés de messages malveillants émis par la voie des communications électroniques ou les agressions sonores en vue de troubler la tranquillité d’autrui sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».
Il est assez courant qu’une page Google my Business fasse l’objet de commentaires nombreux et réitérés à la suite d’un différend commercial.
On assignait alors sur le fondement du dénigrement commercial sous l’article 1240 du Code Civil.
Le nombre et la teneur des avis peuvent alors être requalifiés comme étant du harcèlement et susceptibles de poursuite pénale.
Un autre fondement peut être trouvé dans les dispositions de l’article L121-2 du Code de la consommation sanctionnant les pratiques commerciales trompeuses :
« Une pratique commerciale est trompeuse si elle est commise dans l’une des circonstances suivantes :
1) Lorsqu’elle crée une confusion avec un autre bien ou service, une marque, un nom commercial ou un autre signe distinctif d’un concurrent ;
2) Lorsqu’elle repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant sur l’un ou plusieurs des éléments suivants :
3) Lorsque la personne pour le compte de laquelle elle est mise en œuvre n’est pas clairement identifiable ».
Toutefois, cet article suppose que l’on mette en cause un professionnel.
Ce qui peut arriver et notamment lors d’action anti-concurrentielle de post de faux avis provenant d’un concurrent.
A la lecture de la définition du contenu illicite par l’Union Européenne, les actes de dénigrement considérés comme anti-concurrentiels sont susceptibles d’être intégrés dans les pratiques commerciales illicites.
C’est donc avec certaines circonvolutions qu’il est quand même possible de solliciter l’identification d’internautes sous réserve d’initier une procédure pénale.
Il reste, bien sûr, lorsque l’avis attaque l’honneur et la considération d’une personne, l’action en diffamation selon la loi du 29 juillet 1881 par dépôt de plainte mais aussi par citation directe.
Le praticien observera avec attention le rôle du juge dans l’appréciation du caractère pénal des demandes d’identification en espérant combler le vide laissé par les restrictions d’action civile en identification.
De tout ceci, le professionnel reste le grand perdant et les Gafam, notamment Google, les maîtres du jeu.
Les entrepreneurs et professionnels victimes de dénigrement, de faux avis et de campagnes anti-concurrentiels sur Internet demeurent sans réelles solutions et ne sont toujours pas pris en compte alors qu’ils représentent 99% des avis négatifs déposés.
Référence :
CA Paris, pôle 1, chambre 2, 19 octobre 2023, n°23/03086 [3]
Loi LCEN, article 6
Code de procédure civile, article 145
Loi n°2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement
Décret n°2021-1362 du 20 octobre 2021
CA Paris, 27 avril 2022, n°21/14958 [4]
Tribunal judiciaire de Paris, 17 chambre presse civile, 22 juin 2022 [5]
Tribunal judiciaire de Paris, 1 février 2023, n°22/58843
[6]
CA Paris, 27 octobre 2023, n°23/04254
Code civil, article 1240
Code pénal, article 222
Code de la consommation, article 121-2
Loi du 2 juillet 1881, article 32.
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