A peine débutée, l’année 2020 nous a plongé dans une situation inédite dont les conséquences risquent bien d’être sans pareilles.

Si l’on suppose déjà que de grands changements s’imposeront d’eux-mêmes sans néanmoins être en mesure de prédire lesquels, nul doute que c’est au sein des secteurs d’ores-et-déjà sinistrés que les tournants seront les plus importants.

Si l’indigence des hôpitaux n’est plus à démontrer, l’épidémie de Covid-19 l’ayant révélée au grand jour, il faut dire que l’ensemble des services publics se trouve malheureusement dans le même état, notamment celui de la justice.

Depuis plusieurs années déjà, la justice crie famine sans qu’on ne l’entende vraiment. Face à une opinion publique qui ne se sent pas concernée, ou pas intéressée, la précarité de la justice semble aller de soi et ne scandalise personne en dehors du monde judiciaire.

Même notre Président, Emmanuel Macron, dans son discours du 13 avril 2020, lequel a pourtant duré 27 minutes, n’aura pas eu un seul mot pour la justice.

Et pourtant, la justice est le pilier de notre démocratie, accessoirement elle est aussi le reflet de notre société. Or, les acteurs de la justice le savent : la justice va mal.

Une justice au sein de laquelle les ramettes de papier et l’encre se font aussi rares que les masques FFP2 dans les hôpitaux pourra-t-elle se relever de la terrible épreuve de la covid-19 ?

Depuis le 16 mars 2020, les Cours d’appel et Tribunaux judiciaires sont à l’arrêt conformément aux consignes de la Chancellerie. Le manque de moyens sanitaire, logistique et technique ne permet tout simplement pas d’envisager la continuité du service public.

Mesures de distanciation sociale délicates voire impossibles à respecter dans les juridictions, manque de matériel permettant le télétravail, manque de matériel permettant la visio-conférence et manque de moyens techniques paralysent une justice déjà asphyxiée.

La messagerie du Réseau Privé Virtuel des Avocats (RPVA) qui permet des échanges dématérialisés sécurisés entre les avocats et les juridictions est, elle aussi, hors service. Les juridictions remercient poliment les avocats de ne pas leur adresser de message RPVA ou leur indiquent moins poliment : « Ne pas adresser de message RPVA (ils ne sont pas traités). » Quelques adresses mails professionnelles de magistrats sont exceptionnellement communiquées pour permettre un contact en cas « d’urgence extrême » étant précisé que : « ces boîtes ne gèrent guère les messages d’une taille supérieure à 1 Mo. »

Pas d’accueil physique, pas de messagerie électronique, pas de distribution de courriers via « la toque » (boîte aux lettres des avocats située dans les tribunaux) pas de téléphone (cela est antérieur à la pandémie de covid-19), pas de fax (cela est aussi antérieur à la pandémie de covid-19). Bref ; la justice française ne répond plus !

Autre manifestation – salutaire précisons-le – d’une même débâcle : plus de 8.000 détenus sont libérés eu égard à la situation sanitaire catastrophique qui règne dans des prisons où le taux d’occupation s’élevait à 119% au 1er mars 2020.

Chaque juridiction adopte son « plan de continuité d’activité », lequel est à géométrie variable selon les territoires et les moyens. Les magistrats et greffiers font au mieux avec quelques bouts de chandelles et leur… imagination.

A Paris, les audiences sont « supprimées et renvoyées à une date ultérieure qui sera communiquée quand les circonstances le permettront ». Aucune audience donc, à l’exception des contentieux dits urgents ou, devrions-nous dire, extrêmement urgents puisque l’examen des dossiers est strictement limité aux demandes de référés présentant une « urgence absolue » (pour l’essentiel les contestations de funérailles), d’hospitalisation sans consentement, d’ordonnance de protection (violences conjugales), aux procédures accélérées au fond pour les enlèvements internationaux d’enfants, aux comparutions immédiates (auxquelles il est fait recours en cas de violation des règles du confinement) et aux procédures mettant en cause la détention provisoire.

Les délibérés sont tous prorogés, les requêtes déposées ne sont plus traitées, les dates pour assigner ne sont plus communiquées, etc.

L’examen des dossiers au fond, « non-urgents », est totalement gelé. Cela représente plus de 90% du contentieux civil.

De fait, à suivre les statistiques du ministère de la justice relatives au « stock » de dossiers civils en cours devant les seuls Tribunaux judiciaires et Cours d’appel, ce serait plus d’un million d’affaires qui se trouveraient totalement à l’arrêt.

Sachant qu’en 2018, pour ce qui concerne le Tribunal de grande instance, la durée moyenne des seules affaires au fond hors ordonnance sur requête et protection des mineurs était de 10,1 mois, dont 25,8 mois pour les procédures de divorce, dans quel état retrouverons-nous nos juridictions une fois sortis de la crise sanitaire ?

Comment annoncer au justiciable que son affaire, le litige qui l’occupe au moment où il consulte son avocat et qui engage sa vie, son quotidien, ne sera pas jugée avant 1 an voire 2 ans en première instance et autant d’années supplémentaires en cas d’appel ?

Aujourd’hui, contrairement à hier, personne ne peut prédire ce que sera demain. Néanmoins, deux pistes se dessinent : soit le service public de la justice sera sauvé par des mesures budgétaires massives : investissements matériels, recrutement de magistrats, de greffiers, de fonctionnaires, etc. ce qui semble assez peu probable au regard des difficultés économiques qui s’annoncent et du désintérêt manifeste de nos gouvernements actuels pour l’institution judiciaire, soit la justice livrée à elle-même se passera des services de l’institution et renaîtra de ses cendres en se réinventant ailleurs.

Dans l’impossibilité de garantir au justiciable un accès à son juge dans un délai raisonnable, c’est l’offre de droit et la manière de rendre justice qui sont totalement remis en cause. C’est sur ces terrains que les professionnels du droit, notamment les avocats, devront inventer des solutions. Et nul doute qu’ils y arriveront car malgré les épreuves, ils demeurent les garants des libertés individuelles et les défenseurs de la démocratie.

Marie-Charlotte LAZZAROTTI