La mutation des règles encadrant la désignation des bénéficiaires en assurance-vie révèle une tension fondamentale entre stabilité contractuelle et autonomie patrimoniale. Longtemps dominé par un formalisme protecteur, ce domaine clé du droit des successions connaît une évolution paradigmatique sous l'impulsion d'une jurisprudence récente.
L'arrêt phare de la Première chambre civile du 3 avril 2025 opère une rupture majeure en libérant le processus de substitution bénéficiaire des contraintes d'information préalable. Cette décision, qui résonne comme un coup de tonnerre dans le paysage assuranciel, prend racine dans une affaire révélatrice : un assureur ayant exécuté une clause obsolète par méconnaissance d'un codicille manuscrit, avant de se voir refuser toute récupération des fonds indûment versés.
Contrairement aux solutions antérieures exigeant une notification effective (Cass. civ. 1ère, 10 mars 2022), la Haute juridiction fonde désormais la validité des modifications sur la seule matérialisation de la *volonté ultime*, indépendamment de sa réception par la compagnie.
Ce basculement doctrinal, qui fait primer l'article L. 132-8 du Code des assurances sur les impératifs de sécurité transactionnelle, redéfinit les frontières du pouvoir dispositif du souscripteur. Derrière ce qui pourrait apparaître comme une simplification procédurale se niche en réalité une révolution conceptuelle : la transformation de l'acte bénéficiaire en instrument quasi-testamentaire, détaché des aléas de la transmission administrative.
Cette émancipation juridique ouvre cependant un champ de questions pratiques quant à la prévisibilité des engagements et la protection des tiers.
L'étude de ce nouveau régime appelle donc une double analyse : il s'agit d'en décrypter les fondements normatifs redessinés (I) avant d'en mesurer les répercussions opérationnelles (II), au carrefour des intérêts individuels et des exigences systémiques.
- La consécration de la volonté unilatérale du souscripteur comme fondement de la substitution de bénéficiaire
- L’abandon des exigences formelles : du formalisme à la primauté de l’intention
- La rupture avec la jurisprudence antérieure conditionnant la validité à la connaissance par l’assureur
Avant l’arrêt du 3 avril 2025, la Cour de cassation exigeait, pour valider une substitution de bénéficiaire, que l’assureur ait eu connaissance de la modification avant le décès du souscripteur (Cass. 2e civ., 13 juin 2019) et (10 mars 2022).
Cette exigence visait à sécuriser les relations contractuelles en évitant les litiges *post mortem*. Cependant, cette approche entrait en contradiction avec l’article L. 132-8 du code des assurances, qui ne mentionne pas la connaissance de l’assureur comme condition de validité.
La Cour de cassation a donc opéré un revirement pour revenir à une interprétation littérale du texte, en soulignant que la substitution est un acte unilatéral ne nécessitant ni formalisme spécifique ni validation par l’assureur. Cette rupture s’inscrit dans une logique de protection de la liberté testamentaire du souscripteur, reconnue comme un principe fondamental en droit des assurances.
La Cour rappelle que l’assurance-vie est un instrument de transmission patrimoniale flexible, où la volonté du souscripteur doit prévaloir sur les contraintes procédurales.
- Le retour aux sources légales : l’article L. 132-8 du Code des assurances
L’article L. 132-8 Code des assurances énumère trois modes de substitution de bénéficiaire :
- Par avenant au contrat ;
- Par respect des formalités de l’article 1690 du Code civil (notification ou acceptation par l’assureur) ;
- Par voie testamentaire.
Toutefois, la Cour de cassation a toujours interprété cette liste comme non limitative (1re Civ., 13 mai 1980). Ainsi, le souscripteur peut modifier le bénéficiaire par tout moyen prouvant sa volonté, y compris par des écrits non formalisés (lettre, formulaire interne, etc.). L’arrêt de 2025 renforce cette interprétation en écartant définitivement l’exigence de transmission préalable à l’assureur.
- La reconnaissance de la nature unilatérale de l’acte
La substitution de bénéficiaire est un acte unilatéral de volonté, qui ne nécessite ni l’accord du bénéficiaire initial ni celui de l’assureur. La Cour rappelle que l’assureur n’a pas un rôle actif dans la modification : il est tenu d’exécuter la volonté du souscripteur, même si celle-ci ne lui a pas été communiquée. Cette analyse s’appuie sur la doctrine majoritaire, qui assimile la désignation du bénéficiaire à une stipulation pour autrui, révocable à tout moment par le souscripteur (M. Grimaldi, *Les assurances de personnes*).
- Le rejet de la connaissance par l’assureur comme condition de validité
- La distinction entre validité de la substitution et opposabilité à l’assureur
La Cour opère une distinction cruciale :
- La validité de la substitution dépend uniquement de l’expression claire et non équivoque de la volonté du souscripteur ;
- L’opposabilité à l’assureur est régie par l’article L. 132-25 du Code des assurances, qui prévoit que l’assureur de bonne foi (ignorant la substitution) est libéré de son obligation s’il verse les fonds au bénéficiaire initial. Ainsi, l’absence de connaissance par l’assureur ne rend pas la substitution invalide : elle affecte seulement l’obligation de l’assureur de verser les fonds au nouveau bénéficiaire.
- L’article L. 132-25 Code des assurances : la protection de l’assureur de bonne foi
Cet article prévoit que si l’assureur, sans faute de sa part, ignore la substitution de bénéficiaire, son paiement au bénéficiaire initial est libératoire. Cette règle protège l’assureur contre les risques d’erreur, mais ne remet pas en cause la validité de la substitution.
Dans l’affaire jugée, l’assureur a versé les fonds à Mme [X] en ignorant la modification de 2015 : il ne peut donc pas réclamer le remboursement, car son erreur ne prive pas la substitution de validité.
- Les risques d’une exigence de connaissance : la négation de la volonté *post mortem*
Exiger la connaissance de l’assureur aurait pour effet de priver de sens les substitutions effectuées peu avant le décès, ou celles révélées par testament. Or, la Cour souligne que l’assurance-vie est un outil de transmission *mortis causa*, où la volonté du souscripteur doit pouvoir s’exprimer jusqu’au dernier moment. Imposer une formalité de notification reviendrait à restreindre abusivement cette liberté.
- Les garanties nécessaires à la sécurisation de la volonté exprimée
- L’impératif d’une expression certaine et non équivoque de la volonté
- Les critères jurisprudentiels : clarté, précision et irrévocabilité
La substitution doit refléter une volonté sérieuse et définitive. Les juges du fond recherchent :
- Des termes explicites (ex. : « je désigne X comme bénéficiaire à hauteur de 50 % ») ;
- Une absence d’ambiguïté (ex. : une mention manuscrite ajoutée à un formulaire standard) ;
- Une date certaine, pour écarter les soupçons de falsification.
Dans l’arrêt commenté, les formulaires de 2015 remplis par le souscripteur étaient suffisamment précis pour attester sa volonté de modifier la répartition des bénéficiaires.
- L’exemple des demandes d’avenant non transmises
Même si les demandes d’avenant du 27 janvier 2015 n’ont pas été envoyées à l’assureur, leur existence matérielle (signature, date, mentions claires) permet de prouver la volonté du souscripteur. La Cour valide ainsi une démarche interne au souscripteur, qui n’a pas besoin d’être externalisée pour être effective.
- Le rôle des écrits comme preuve de l’intention
Les juges admettent divers supports :
- Testament olographe (mentionné à l’article L. 132-8 Code des assurances) ;
- Lettres ou notes manuscrites ;
- Formulaires d’avenant non signés par l’assureur. L’essentiel est que le document soit probant et reflète une intention irréfutable.
B- L’appréciation souveraine des juges du fond : entre flexibilité et contrôle
- Le pouvoir discrétionnaire des juges dans l’interprétation
Les juges du fond (tribunaux et cours d’appel) ont une compétence exclusive pour apprécier :
- La sincérité de la volonté du souscripteur ;
- La cohérence des documents produits ;
- Le contexte entourant la modification (ex. : relations familiales, santé du souscripteur).
Dans l’affaire, la cour d’appel de Bastia avait initialement invalidé la substitution en se fondant sur l’ancienne jurisprudence. Après cassation, les juges devront réexaminer les formulaires de 2015 pour déterminer si la volonté était suffisamment claire.
- Les limites de la souveraineté : le contrôle de la Cour de cassation
La Cour de cassation vérifie que les juges du fond n’ont pas dénaturé les preuves ou violé les principes légaux. Par exemple, une cour d’appel ne pourrait pas exiger un formulaire spécifique pour valider la substitution, car ce serait rétablir un formalisme prohibé.
- Les conséquences pour les assureurs : vigilance et adaptation
Les assureurs doivent désormais :
- Archiver rigoureusement toutes les demandes de modification, même non abouties ;
- Informer les souscripteurs de l’importance de conserver des preuves de leurs démarches ;
- Anticiper les litiges en vérifiant systématiquement l’existence de documents *post mortem* (testaments, lettres). En pratique, les assureurs pourraient être tentés d’imposer des clauses contractuelles exigeant une notification écrite. Toutefois, de telles clauses seraient probablement jugées abusives, car contraires à l’article L. 132-8 Code des assurances.
Le revirement de 2025 consacre un équilibre renouvelé entre liberté individuelle et sécurité juridique. En écartant l’exigence de connaissance par l’assureur, la Cour de cassation renforce la nature unilatérale et non formaliste de la substitution de bénéficiaire. Cependant, cette liberté accrue impose aux juges et aux assureurs une vigilance renforcée pour prévenir les abus et garantir la traçabilité des volontés exprimées. Ce nouvel équilibre pourrait inspirer d’autres branches du droit, comme le droit des successions, où la tension entre formalisme et liberté testamentaire reste vive.
Sources :
- Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 3 avril 2025, 23-13.803, Publié au bulletin - Légifrance
- Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 13 juin 2019, 18-14.954, Publié au bulletin - Légifrance
- Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 10 mars 2022, 20-19.655, Publié au bulletin - Légifrance
- Article L132-25 - Code des assurances - Légifrance
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