La confrontation entre la protection des marques renommées et la liberté artistique constitue l’un des débats juridiques et culturels les plus complexes de notre époque, à la croisée du droit, de l’économie, et de la création.

Dans un monde où les marques transcendent leur fonction commerciale pour incarner des symboles culturels, voire des mythes modernes, leur protection juridique se heurte inévitablement aux aspirations des artistes à s’emparer de ces icônes pour critiquer, parodier, ou simplement refléter la réalité d’une société imprégnée de consumérisme.

Cette tension soulève des questions fondamentales : jusqu’où le droit des propriétaires de marques peut-il restreindre l’expression créative ? Comment concilier la nécessité de protéger l’investissement et la réputation des entreprises avec le principe sacro-saint de la liberté artistique, pilier des démocraties ?

Les marques renommées, protégées par des législations strictes contre l’usurpation ou la dilution, ne sont plus de simples signes distinctifs : elles façonnent des identités collectives, influencent les comportements, et peuplent l’imaginaire contemporain. Coca-Cola, Nike, ou Louis Vuitton ne vendent pas seulement des produits ; ils véhiculent des récits, des valeurs, voire des utopies.

Cette omniprésence en fait des cibles naturelles pour les artistes, qui y voient à la fois un matériau brut et un miroir critique de la société. L’art, qu’il soit visuel, littéraire, ou musical, s’approprie ces symboles pour dénoncer l’emprise des multinationales, interroger les inégalités, ou explorer les contradictions de la postmodernité. Mais lorsque l’œuvre s’expose à un procès pour contrefaçon ou atteinte à l’image, c’est tout l’équilibre entre propriété intellectuelle et liberté d’expression qui vacille.

Le droit des marques, conçu à l’origine pour éviter la confusion des consommateurs et l’exploitation déloyale, se trouve aujourd’hui confronté à des défis inédits. Les tribunaux doivent naviguer entre la défense légitime des intérêts économiques et la préservation d’un espace créatif où l’art peut, sans entrave, questionner le pouvoir des marques.

Des affaires emblématiques, comme l’utilisation par Warhol des boîtes de soupe Campbell’s ou les détournements satiriques de logos par des collectifs street-art, illustrent cette friction permanente.

Dans l’ère numérique, où la viralité transforme toute création en phénomène global, les enjeux s’amplifient : une œuvre partagée en ligne peut être perçue comme une menace pour une marque en quelques heures, déclenchant des réactions juridiques rapides, parfois disproportionnées. Pourtant, la liberté artistique n’est pas un absolu. Certains détournements, sous couvert de création, peuvent servir à manipuler l’image d’une entreprise ou à profiter de sa notoriété sans son consentement, risquant de brouiller les frontières entre critique et parasitisme. Les législateurs et les juges sont donc face à un dilemme : comment tracer une ligne claire entre l’hommage, la parodie, et l’infraction ? Les exceptions prévues par le droit, comme le « fair use » aux États-Unis ou l’exception de parodie en Europe, offrent des cadres, mais leur interprétation reste subjective, souvent influencée par des considérations culturelles et économiques. Ce débat dépasse les salles d’audience pour toucher à l’essence même de la culture : une société qui surprotège ses marques au détriment de la créativité risque-t-elle de s’appauvrir symboliquement ?

À l’inverse, une liberté artistique sans limites pourrait-elle saper la confiance dans un système économique fondé sur l’innovation et la propriété intellectuelle ? À l’heure où les artistes contemporains repoussent les frontières du permissible, et où les marques deviennent actrices de leur propre mythologie à travers le storytelling, l’équilibre entre ces deux forces semble plus fragile que jamais.

L’affaire opposant les sociétés Rolex à l’artiste Johann Perathoner, jugée par le tribunal judiciaire de Paris en avril 2025, illustre parfaitement cette tension. Les sociétés Rolex, titulaires de marques emblématiques dans l’univers horloger de luxe, ont engagé des poursuites contre l’artiste pour contrefaçon et parasitisme, l’accusant d’avoir exploité illégalement leurs signes distinctifs (dont le logo à la couronne et la marque « Yatch-Master ») dans un clip promotionnel, sur les réseaux sociaux et sur des produits dérivés.

 

 

  • La qualification juridique des actes de Johann Perathoner : entre contrefaçon et parasitisme

A- Les critères retenus pour établir la contrefaçon de marques renommées

  1. L’usage non autorisé des signes distinctifs dans un contexte commercial

Le tribunal a souligné que l’utilisation des marques Rolex par Johann Perathoner, notamment le logo à la couronne et la dénomination « Yatch-Master », dépassait le cadre de l’expression artistique pour s’inscrire dans une logique d’exploitation économique.

Selon l’article L.713-2 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), la contrefaçon de marque suppose la reproduction, l’imitation ou l’utilisation d’un signe identique ou similaire pour des produits ou services identiques ou connexes, sans autorisation.

Le juge a relevé que l’artiste avait reproduit à l’identique les marques Rolex dans son clip promotionnel et sur les réseaux sociaux, sans altération ni détournement manifeste.

 Par ailleurs, le tribunal a considéré que la diffusion de ces contenus sur des plateformes comme Instagram et YouTube, où Perathoner disposait de partenariats publicitaires et vendait des œuvres dérivées (affiches, vêtements), constituait une exploitation commerciale.

La présence de liens vers des boutiques en ligne dans les descriptions des vidéos a renforcé cette qualification, car elle démontrait une intention de générer des revenus en capitalisant sur l’image de luxe associée à Rolex.

 

  1. La renommée des marques Rolex et leur influence distincte

Pour établir la contrefaçon d’une marque renommée, le droit français (article L.713-5 CPI) exige que l’usage non autorisé porte atteinte au caractère distinctif ou à la réputation de la marque. Les sociétés Rolex ont produit des études de marché, des rapports financiers et des témoignages d’experts pour prouver que leurs marques bénéficiaient d’une notoriété mondiale, transcendant le secteur horloger pour incarner un symbole de statut social. Le tribunal a retenu que le logo à la couronne et le nom « Yatch-Master » étaient immédiatement associés à Rolex par le public pertinent, notamment les consommateurs de produits de luxe.

L’artiste, en intégrant ces éléments dans ses créations sans les transformer, a exploité leur pouvoir d’attraction pour valoriser son propre travail. Cette utilisation parasitique risquait, selon le juge, d’affaiblir l’exclusivité des marques Rolex en banalisant leur présence dans des contextes non contrôlés (ex. : œuvres satiriques ou low-cost).

B- Le parasitisme économique : exploitation déloyale de la notoriété

  1. Stratégie d’auto-promotion via les réseaux sociaux et le clip

Le parasitisme, défini par la jurisprudence comme l’appropriation indue de la notoriété d’autrui à des fins lucratives, a été retenu en complément de la contrefaçon. Le tribunal a analysé le clip promotionnel de Perathoner comme un outil marketing sophistiqué, où les marques Rolex étaient mises en avant pour attirer l’attention d’un public cible similaire à celui de la marque (amateurs de luxe, collectionneurs).

Les éléments suivants ont été déterminants :

- La mise en scène de montres Rolex dans des contextes glamour (yachts, soirées VIP), reprenant les codes esthétiques des campagnes publicitaires officielles de la marque.

- L’utilisation de hashtags tels que #LuxuryArt ou #RolexInspiration, créant un lien sémantique entre les œuvres de l’artiste et la marque.

- La monétisation des vidéos via des partenariats avec des influenceurs et des placements de produits tiers.

 

  1. L’absence de valeur ajoutée artistique justificative

Bien que Perathoner ait invoqué le mouvement pop art (ex. : Warhol, Koons) pour légitimer son approche, le tribunal a estimé que son travail manquait de dimension critique ou transformative. Contrairement à des œuvres comme *Campbell’s Soup Cans* de Warhol, qui questionnent la société de consommation, les créations de Perathoner se contentaient de reproduire les marques sans les réinterpréter.

Le juge a souligné que :

- Les montres Rolex étaient représentées de manière réaliste, sans déformation, ironie ou message sous-jacent.

- L’artiste n’avait pas fourni de manifeste ou d’explication contextuelle démontrant une intention artistique profonde.

 - La commercialisation d’objets portant le terme « Yatch-Master » (ex. : sweatshirts) renforçait l’impression d’une exploitation opportuniste, non d’une démarche créative.

 

  • La confrontation entre droit des marques et liberté d’expression artistique

 A- Les limites de la liberté artistique face aux impératifs de loyauté commerciale

  1. L’ambiguïté des réseaux sociaux : entre création et promotion

Le tribunal a reconnu que les plateformes numériques constituent un espace hybride, où l’art et le marketing coexistent. Cependant, il a refusé d’accorder une immunité générale aux œuvres diffusées en ligne.

En analysant le compte Instagram de Perathoner, le juge a noté que :

- Les publications ciblaient délibérément des hashtags liés au luxe (#WatchLovers, #HighEnd), visant à capter l’audience de Rolex.

- Les stories et posts éphémères intégraient des appels à l’action (« Découvrez ma collection inspirée de Rolex »), assimilables à de la publicité. Cette stratégie a conduit le tribunal à qualifier les réseaux sociaux de « vitrine commerciale déguisée », où la frontière entre art et exploitation économique devient floue.

 

  1. L’interprétation restrictive de l’exception artistique

En droit européen (Directive 2015/2436), l’exception pour usage artistique est limitée aux cas où l’œuvre apporte une contribution critique, parodique ou éducative.

Le tribunal a suivi cette ligne en citant l’arrêt *CJUE, Deckmyn c/ Vandersteen* (2014), qui exige une « altération perceptible » du signe original.

Dans cette affaire :

- L’absence de détournement manifeste (ex. : pas de dérision, pas de message politique) a invalidé la défense de Perathoner.

- Le juge a rappelé que la liberté d’expression ne protège pas les utilisations purement décoratives ou opportunistes de marques, surtout lorsqu’elles génèrent un profit.

 

 B- Les implications pour la création contemporaine et le marché de l’art

  1. Risques de censure indirecte et impact sur le pop art

La décision suscite des craintes chez les artistes contemporains, dont beaucoup s’inspirent de marques pour critiquer le capitalisme ou la consumer culture. Des collectifs d’artistes ont argué que le jugement crée un précédent dangereux, obligeant les créateurs à négocier des licences coûteuses ou à s’autocensurer.

Cependant, le tribunal a nuancé sa position en précisant que :

- Les œuvres explicitement critiques ou parodiques restent protégées (ex. : Banksy détournant des logos pour dénoncer la surconsommation).

- Le contexte de diffusion est clé : une installation muséale serait moins risquée qu’une vente en ligne de produits dérivés.

 

  1. Vers un cadre juridique clarifié pour les usages transformatifs

Pour éviter des litiges futurs, des juristes proposent :

- Des guidelines européennes distinguant l’art « transformatif » (protégé) de l’exploitation commerciale (sanctionnable).

- Un système de licences simplifiées pour les artistes, leur permettant d’utiliser des marques contre une redevance symbolique, sous réserve de respecter des critères créatifs.

- Une reconnaissance accrue du fair use dans le droit continental, inspirée du modèle américain, où l’usage parodique ou commentarial est plus largement accepté.

L’affaire Rolex c/ Perathoner illustre les défis posés par l’évolution des pratiques artistiques à l’ère numérique. Si le tribunal a légitimement protégé les intérêts économiques des titulaires de marques, il ouvre aussi un débat sur la nécessité d’adapter le droit à la réalité des créations hybrides (art/commerce). Un équilibre subtil devra être trouvé entre la lutte contre le parasitisme et la préservation d’un espace de liberté indispensable à l’innovation culturelle.

 

Sources :

  1. Rolex c/ Johann Perathoner : marque renommée c/ liberté d'expression artistique - LE MONDE DU DROIT - Le magazine des professionnels du droit
  2. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 26 mars 2025, 23-13.589, Publié au bulletin - Légifrance
  3. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 4 novembre 2020, 16-28.281, Publié au bulletin - Légifrance
  4. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 26 juin 2024, 22-17.647 22-21.497, Publié au bulletin - Légifrance