La Cour de cassation applique les règles du droit commun de la preuve des obligations en matière de rapport des dettes successorales, tout en suggérant qu’il existe, sur cette question, une différence entre le rapport des dettes et le rapport des libéralités (Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 12 février 2020, 18-23.573). Ainsi, c’est à l’héritier qui sollicite le rapport d’une dette à la succession de démontrer son existence, à charge pour le débiteur d’en démontrer le remboursement.

Le rapport est l’opération par laquelle un héritier est tenu de joindre à la masse à partager la valeur des biens qu’il a reçus à titre gratuit du défunt en avancement de sa part successorale. Exceptionnellement, ce rapport peut s’effectuer en incorporant à cette masse, non pas la valeur, mais les biens eux-mêmes. Le traitement de la donation diffère de celui du legs.

Lorsque le défunt a consenti une donation à un héritier, la loi présume que le donateur a entendu ne pas désavantager ses autres cohéritiers et rompre ainsi l’égalité dans le partage. Replacer dans la masse partageable la valeur ou les biens eux-mêmes conduit à respecter le principe d’égalité. Le disposant est censé avoir fait une simple avance de sorte que la masse est reconstituée comme s’il n’y avait pas eu de donation.

Cependant, les règles du rapport successoral ne sont pas d’ordre public de sorte qu’il convient de distinguer les donations consenties en avancement de part successorale (ou, selon la terminologie antérieure au 1er janvier 2007, en avancement d’hoirie) qui sont dès lors rapportables, de celles consenties hors part successorale (ou encore dites préciputaires), non rapportables.

Dans cette affaire, Un héritier assigne ses cohéritiers en ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession. Il conteste l’arrêt qui dit qu’il serait tenu au rapport à la succession de sa mère de la somme de 91 469,41 euros au titre d’un prêt de 60 000 francs. La cour d’appel constate qu’il est tenu au rapport à la succession du défunt d’une certaine somme au titre d’un prêt contracté qu’il a reconnu devoir à sa mère dans un courrier datant de 1993, et fait peser la charge de démontrer le remboursement de cette dette sur le requérant.

Concrètement, pour les juges du second degré, l’existence de la dette étant établie, le requérant doit prouver qu’il l’avait remboursée. S’il n’apporte aucun élément prouvant le remboursement, il doit apporter cette somme à la succession de sa mère. Un pourvoi est formé par l’intéressé. Selon lui, « il appartient aux cohéritiers qui en demandent le rapport, de prouver l’existence au jour de l’ouverture de la succession des dettes envers leurs auteurs dont ils se prévalent ».

 Il ajoute que les juges du second degré auraient violé l’article 1315 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance nº 2016-131 du 10 février 2016 (JO 11 févr.), en faisant peser sur lui, la charge de démontrer le remboursement de la dette.

Il fallait donc déterminer s’il appartient à l’héritier débiteur de démontrer qu’il a remboursé sa dette envers le de cujus ou à ses cohéritiers sollicitant le rapport de démontrer l’existence, au jour du décès, de la dette à rapporter.

La Cour de cassation a répondu à cette interrogation en deux temps : elle s’est d’abord prononcée sur l’applicabilité des règles du droit commun de la preuve avant d’en appliquer le contenu.

 

  1. L’applicabilité du droit commun de la preuve

 

  1. La différence de nature entre le rapport des libéralités et le rapport des dettes.

Bien que l’art. 829 Code civil les réunissent en une même disposition, le rapport des libéralités et le rapport des dettes sont deux institutions fondamentalement étrangères l’une à l’autre.

Selon que la libéralité est rapportable ou pas, l’héritier doit ou non restituer à la masse, sous la forme d’une indemnité, le bien qu’il a reçu. Le rapport des libéralités touche donc à la composition de la masse partageable : il fait rentrer dans la masse des valeurs aliénées par le de cujus et qui, sans lui, seraient perdues pour l’hérédité. Corrélativement, il constitue le gratifié débiteur : sans lui, le gratifié ne devrait rien ; avec lui, il doit une indemnité.

En revanche, la dette de l’héritier envers le de cujus, qu’elle soit rapportable ou pas, figure nécessairement à l’actif de la masse, parmi les autres créances successorales : l’art. 832, al. 2, Code civil mentionne les créances parmi les biens à partager sans distinguer selon qu’il s’agit de créances sur des tiers ou sur les héritiers.  

Corrélativement, l’héritier débiteur doit, en toute hypothèse, s’acquitter de sa dette. Ainsi, le rapport des dettes n’intéresse pas la composition de la masse partageable ni ne constitue le débiteur... débiteur. Il est tout autre chose : à la fois principe d’allotissement et technique de règlement. Principe d’allotissement, parce qu’il impose que l’héritier débiteur soit, lors du partage, alloti de la créance que la succession a sur lui. Technique de règlement, parce que cet allotissement emporte extinction de la créance par confusion. La Cour de cassation avait déjà relevé le caractère attributif du rapport des dettes ; elle relève à présent qu’il constitue une technique de règlement.

Bref, le rapport des donations est une opération préparatoire au partage, qui joue sur la composition de la masse partageable, alors que le rapport des dettes est une opération de partage, qui intéresse la composition des lots.

Aussi bien, les deux institutions visent-elles des buts différents. Le rapport des libéralités tend à assurer l’égalité des vocations héréditaires : en réintégrant les libéralités dans la masse partageable, il permet que ce soit sur l’ensemble des biens transmis à titre gratuit - non pas seulement sur les biens existant au décès, mais aussi sur ceux dont le de cujus avait disposé entre vifs - que chaque héritier reçoive la quote-part représentant sa vocation ab intestat.

Le rapport des dettes vise d’autres objectifs. D’une part, une simplification du règlement de la créance : celle-ci, une fois attribuée au débiteur, s’éteint par confusion, donc sans mouvement de deniers. D’autre part, l’égalité du partage : le débiteur étant alloti de la créance, le risque de son insolvabilité ne menace pas de rompre de facto l’égalité du partage, au préjudice de celui de ses cohéritiers qui, autrement, aurait pu en être alloti.

Certes, ces différences n’excluent pas tout point de contact entre les deux institutions. Ainsi, lorsqu’il est dû en valeur, le rapport d’une libéralité met à la charge du gratifié une indemnité qui donne ensuite lieu à un rapport de dette : dire qu’une libéralité sera rapportable en moins prenant, c’est annoncer ce double rapport.

 

  1. Enjeux juridiques

D’abord, sur l’objet du rapport, les juges du fond, implicitement approuvés sur ce point par la Cour de cassation, avaient souligné que, « si la demande des copartageants porte littéralement sur “des libéralités rapportables” ce sont en réalité des dettes dont ils sollicitent le rapport par l’héritier débiteur ».

 La précision n’était pas inutile, car l’hypothèse du prêt consenti à un héritier qui n’a pas remboursé sa dette au jour de l’ouverture de la succession est susceptible de deux qualifications : il peut s’agir d’une simple dette de l’héritier envers la succession, en l’absence de remise de dette, ou bien d’une donation indirecte, dans l’hypothèse où l’héritier aurait bénéficié d’une remise de dette traduisant une intention libérale.

 En l’espèce, à défaut de remise de dette, il s’agissait bien d’une créance de la de cujus contre l’héritier, devant faire l’objet d’un rapport de dette et non d’une donation indirecte devant faire l’objet d’un rapport de libéralité.

Ensuite, sur les règles applicables, ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation souligne que le rapport des dettes est soumis aux règles du droit commun, là où le rapport des libéralités obéit à des règles propres.

Ainsi, elle a par exemple exclu en matière de rapport des dettes l’application de l’article 860-1 du Code civil, posant le principe du valorisme monétaire pour le rapport des libéralités (Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 4 juin 2007, 05-15.253), jugeant que la dette devait être rapportée pour le montant nominal de la somme prêtée, quand bien même cette somme aurait servi à l’acquisition d’un bien). De la même façon, en l’absence de règles de preuve spécifiques prévues pour le rapport des dettes, la Cour de cassation affirme logiquement que les règles du droit commun trouvent à s’appliquer.

Il ne semble pas qu’une telle interprétation a contrario doive prévaloir ; ce n’est pas parce que le droit commun de la preuve s’applique au rapport des dettes qu’il est évincé en matière de rapport des libéralités.

 

  1. Rappel de la charge de la preuve de l’existence d’un rapport des dettes

 

  1. L’existence de la dette

Répartissant la charge de la preuve suivant les principes posés par l’article 1353 du Code civil, la Cour de cassation affirme que, « s’il appartient à l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants de prouver son existence, une fois cette preuve rapportée, le copartageant qui prétend s’en être libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ».

 Elle fait donc dépendre la charge de la preuve de son objet : si le débat porte sur l’existence de la dette, la charge pèse sur le créancier ; si le débat porte sur l’extinction de la dette, elle pèse sur le débiteur.

Or, en l’espèce, l’existence de la dette était établie par l’absence de contestation du débiteur. Cette application permet au juge (Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 24 mars 2016, 15-14.016) de considérer comme établi un fait affirmé par une partie et non contesté par la partie adverse.

Son application fait pourtant l’objet d’une jurisprudence contrastée : à plusieurs reprises, la Cour de cassation a censuré les juges du fond pour avoir tenu un fait non contesté pour établi, alors que « le silence opposé à l’affirmation d’un fait ne vaut pas à lui seul reconnaissance de ce fait » (Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 21 mars 2018, 15-27.213). En l’espèce, cette partie du raisonnement retenu par les juges du fond n’a fait l’objet d’aucune critique par le demandeur au pourvoi, de sorte que l’existence de la dette de litigieuse a pu être tenue pour établie.

La solution s’explique probablement par les circonstances entourant l’absence de contestation : à en croire les motifs retenus par la Cour d’appel, l’existence de la dette était établie par une reconnaissance de dette souscrite par le débiteur, lequel se défendait seulement en soutenant qu’il n’était pas prouvé que la dette existait encore au jour du décès de la de cujus.  

C’est donc qu’il admettait implicitement que la dette avait existé. C’est probablement la raison pour laquelle la Cour de cassation adopte une formulation marquant son approbation totale de la solution retenue par les juges du fond en indiquant qu’« après avoir relevé que l’emprunteur ne contestait pas que sa mère lui avait prêté 600 000 francs, la Cour d’appel en a exactement déduit que, l’existence de sa dette étant établie, il lui appartenait de prouver qu’il l’avait remboursée ».

  1. Extinction de la dette

L’existence de la dette étant prouvée, le débat se reportait sur son extinction, emportant un transfert du fardeau de la preuve sur le débiteur qui se prétendait libéré.

Par une application mécanique et incontestable de l’article 1353, alinéa 2, du Code civil, la Cour de cassation a estimé que, dès lors que l’emprunteur n’apportait aucun élément de nature à démontrer qu’il avait remboursé la somme prêtée, il devait rapporter cette somme à la succession de sa mère. La solution rendue, qui est irréprochable au regard des textes appliqués, contraste toutefois avec celle retenue dans une précédente affaire ayant donné à un arrêt du 15 mai 2013 (Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 15 mai 2013, 12-11.577).  

Dans cette espèce, il avait été jugé en cause d’appel qu’il appartenait au débiteur du de cujus de rapporter la preuve du remboursement de la dette dont il s’était reconnu débiteur ; cette preuve n’ayant pas été rapportée, les juges ont estimé que le non-paiement constituait un avantage indirect rapportable à la succession du de cujus.

La solution avait été censurée par la Cour de cassation, pour inversion de la charge de la preuve, au motif « qu’il appartenait à ses cohéritiers qui en demandaient le rapport, de prouver l’existence, au jour de l’ouverture des successions, des dettes envers leurs auteurs dont ils se prévalaient ».

S’agit-il d’un revirement de jurisprudence ? Dans le sens d’une réponse négative, on notera que les circonstances des deux espèces présentent une différence qui pourrait justifier la divergence des solutions. En effet, dans le présent arrêt du 12 février 2020, l’emprunteur ne contestait pas l’existence de la dette dont il s’était reconnu débiteur.

À l’inverse, dans l’arrêt du 15 mai 2013, les moyens du pourvoi laissent penser que l’intéressé contestait être débiteur du de cujus et soutenait notamment que la reconnaissance de dette litigieuse portait sur une autre dette qui avait été remboursée par ailleurs. Il se pourrait donc que la Cour de cassation ait fait application de l’alinéa 1er de l’article 1353 dans l’arrêt du 15 mai 2013 en considérant que la preuve de l’existence de la dette n’était pas rapportée, alors qu’elle s’est fondée sur l’alinéa 2 de ce texte dans l’arrêt du 12 février 2020, dès lors que le débat s’était reporté sur la question de l’extinction de la dette litigieuse.

D’un autre côté, un autre argument, plus fort, pourrait faire pencher en faveur d’un revirement : la formulation retenue par la Cour de cassation a changé entre 2013 et 2020. En effet, en 2013, elle affirmait que l’existence de la dette « au jour de l’ouverture des successions » doit être prouvée par celui qui en demande le rapport.

Cette référence temporelle a disparu dans la formulation de 2020, d’où il ressort simplement que l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants doit « prouver son existence ». Or cette différence est significative : prouver qu’une dette existe au jour de l’ouverture de la succession, c’est prouver non seulement qu’elle a existé du vivant du de cujus, mais aussi qu’elle n’a pas été éteinte avant son décès.

C’est donc faire peser sur le créancier la charge de prouver l’absence de paiement ou d’un autre fait extinctif. De ce point de vue, la solution retenue en 2013 semble contredire la règle posée par l’article 1353, alinéa 2 (anciennement 1315), d’où il résulte que c’est au débiteur qu’il incombe de prouver le fait qui a conduit à sa libération. La solution du présent arrêt est donc plus conforme à la dynamique qui ressort du texte.

Il en ressort qu’en présence d’une dette impayée d’un héritier envers le de cujus, il faut, pour identifier sur qui pèse la charge de la preuve, déterminer si les cohéritiers exigent le rapport d’une libéralité ou d’une simple dette.

 S’ils exigent le rapport de la dette, il leur incombe seulement de prouver que la dette a existé, à charge pour l’héritier débiteur de démontrer qu’elle est déjà éteinte au jour de l’ouverture de la succession. S’ils exigent le rapport d’une libéralité, l’arrêt suggère, à raison, que la solution pourrait être différente. En effet, dans ce cas, il appartiendra aux cohéritiers demandeurs au rapport de démontrer non seulement l’existence de la dette, mais également l’intention libérale du de cujus qui a conduit à un non-paiement.

Le plus souvent, cette intention libérale se traduira par une remise d’une dette, ce qui conduira de facto les demandeurs à devoir prouver l’existence de la dette et la remise de dette qui a provoqué son extinction.

SOURCES :