L’usufruit et la nue-propriété sont deux droits parallèles portant sur les mêmes biens et qui, dans une certaine mesure, se côtoient et s’ignorent. Il n’y a, en effet, pas d’indivision entre l’usufruitier et le nu-propriétaire (1).

L’usufruit est un droit réel qui confère à son titulaire le pouvoir d’user et de jouir d’un bien appartenant à une autre personne, comme celle-ci en jouirait, mais à la charge d’en conserver la substance (Code civil, article 578). Le caractère réel de l’usufruit interdit à l’usufruitier d’un immeuble d’inscrire une hypothèque pour garantir son droit (2).

Quant à l’autre partie de la propriété, ou nue-propriété, elle appartient au nu-propriétaire qui recouvrera la pleine propriété à la mort de l’usufruitier ou à l’échéance de l’usufruit. Le nu-propriétaire conserve le droit d’aliéner le titre grevé d’usufruit.

Il est de pratique courante de procéder à l’attribution partagée, en usufruit et en nue-propriété, du capital d’un contrat d’assurance vie. Le démembrement de la clause bénéficiaire répond à des objectifs variés. Le plus souvent, le conjoint survivant est désigné bénéficiaire en usufruit, et les enfants comme bénéficiaires en nue-propriété. La clause bénéficiaire démembrée peut être aussi un instrument de transmission sur plusieurs générations : les enfants du souscripteur étant désignés bénéficiaires en usufruit et les petits-enfants comme bénéficiaires en nue-propriété. De même, le démembrement de la clause peut être utilisé pour protéger un enfant handicapé, désigné comme bénéficiaire en usufruit tandis que ses frères et sœurs disposeront de la nue-propriété.

Deux raisons principales expliquent le succès du démembrement de la clause bénéficiaire. Civilement, d’abord, dans le cas le plus fréquent où le règlement du contrat se fait en argent (et non en unités de compte), le démembrement de la garantie décès confère au bénéficiaire en usufruit un quasi-usufruit sur les sommes versées, conformément à l’article 587 du Code civil. L’usufruitier peut ainsi disposer librement des capitaux, comme le ferait un propriétaire, à charge pour lui d’en rendre l’équivalent à l’extinction de son usufruit. Fiscalement, ensuite, le démembrement diminue la fiscalité du dénouement et, en cas de quasi-usufruit, la dette de restitution du quasi-usufruitier constitue un passif de sa succession.

Par ailleurs, au décès de l’assuré, seul l’usufruitier perçoit le capital dont il peut disposer sans l’accord des nus-propriétaires sauf clause spécifique de remploi insérée dans la clause bénéficiaire par le souscripteur. Les sommes doivent, toutefois, être restituées aux nus-propriétaires à la fin de l’usufruit, soit au décès de l’usufruitier. Les nus-propriétaires jouissent donc d’une créance contre la succession de l’usufruitier.

En cas de prédécès de l’usufruitier, un arrêt d’appel a considéré sa désignation comme caduque, sans toutefois que cette caducité atteigne la clause dans son ensemble : les Co bénéficiaires en usufruit ont donc recueilli le capital-décès en pleine propriété (CA Douai, 3e ch., 16 janv. 2020, n° 19/02102).

Il n’en demeure pas moins que la maîtrise de la clause bénéficiaire démembrée n’est pas aisée. En effet, le risque majeur du démembrement de la clause en assurance vie est que l’usufruitier dilapide l’entièreté du capital reçu et que les nus-propriétaires ne récupèrent rien à son décès en vertu de leur créance de restitution.

 

  1. Démembrement de la clause bénéficiaire

 

  1. Distinction entre le bénéficiaire en usufruit et le bénéficiaire en nue-propriété

Le contrat peut opérer une distinction entre le bénéficiaire en usufruit et le bénéficiaire en nue-propriété.

Il peut ainsi être prévu d’accorder le bénéfice en usufruit au conjoint de l’assuré et le bénéfice en nue-propriété aux enfants de l’assuré.

Ce montage est fondé sur l’article 587 du Code civil selon lequel l’usufruitier d’une somme d’argent (que l’on nomme quasi-usufruitier) a le droit de se servir de cette somme à charge de rendre, à la fin de l’usufruit, une valeur équivalente.

Les sommes dont bénéficie l’usufruitier reviennent aux nus-propriétaires au moment du décès de l’usufruitier. Si l’usufruitier dépense les sommes qu’il a perçues, les nus-propriétaires reçoivent une créance égale à la valeur du contrat au jour du décès à valoir sur l’actif successoral du défunt, ce qui diminue d’autant le patrimoine soumis aux droits de succession. En effet, le conjoint bénéficiaire en usufruit reçoit le capital, mais reste débiteur, à son décès, envers les enfants nus-propriétaires, du montant de ce capital. S’il ne reste rien de ce capital lors du décès du conjoint usufruitier, la dette peut être imputée sur l’actif successoral et diminue ainsi les droits de succession.

Le prédécès à l’assuré du bénéficiaire en usufruit rend sa désignation caduque, mais ne rend pas caduque la clause démembrée : ses cobénéficiaires en nue-propriété doivent recueillir le capital décès en pleine propriété (CA Douai, 3e ch., 16 janv. 2020, n° 19/02102, non définitif).

 

  1. Effets de la distinction

Le conjoint usufruitier peut s’approprier la totalité du capital, les nus-propriétaires ne disposant dans la succession de l’usufruitier que d’un droit de restitution ou de créance.

Toutefois, selon l’article 1094-3 du Code civil, les enfants, nus-propriétaires, peuvent exiger « qu’il soit fait emploi des sommes » reçues par le conjoint usufruitier.

Concrètement, dans cette hypothèse, le conjoint pourrait bénéficier des fruits du placement, mais ne pourrait disposer du capital.

L’intérêt du démembrement de la clause bénéficiaire est de transmettre un capital sans droit de succession, grâce au cadre fiscal de l’assurance vie.

En effet, au décès de l’usufruitier, le capital revient aux nus-propriétaires en vertu du contrat d’assurance et échappe à la succession.

Cependant, cette solution n’est pas certaine ; en effet, si selon l’article 1133 du Code général des impôts, la réunion de l’usufruit à la nue-propriété ne donne ouverture à aucun impôt lorsque cette réunion a lieu par le décès de l’usufruitier, selon l’article 751 du Code général des impôts, font partie de la succession de l’usufruitier tous biens appartenant pour l’usufruit au défunt et pour la nue-propriété à l’un de ses héritiers présomptifs, à moins qu’il n’y ait eu donation régulière et que cette donation ait été consentie plus de 3 mois avant le décès.

Sur le fondement de cet article, les sommes investies sur le contrat d’assurance vie pourraient être rapportées à la succession.

Pour la cour d’appel de Versailles, les dispositions de l’article 1094-3 du Code civil protectrices des droits des nus-propriétaires applicables à la donation au dernier vivant ne sont pas applicables au contrat d’assurance vie. L’article 1094-3 du Code civil est la suite de l’article 1094 du Code civil régissant les « donations au dernier vivant », soit l’« institution contractuelle entre époux ». Elle est applicable dans le cadre de la donation au dernier vivant. Aux termes de l’article L. 132-12 du Code des assurances, le capital ne fait pas partie de la succession de l’assuré et en application de l’article L. 132-13 du même Code, les primes payées ne sont, sauf excès manifeste, pas soumises au rapport ou à réduction. La désignation d’un bénéficiaire d’une assurance vie par voie testamentaire prévue par l’article L. 132-8 du même Code ne modifie pas la nature de l’assurance vie.

L’assurance vie est fondée sur le mécanisme de la stipulation pour autrui ; son bénéficiaire reçoit les fonds « non pas au titre d’une libéralité, mais par le truchement de la stipulation pour autrui » : elle est par principe hors succession. N’étant pas une donation, et moins encore une donation de biens à venir entre époux, le capital ne peut être soumis au régime de ces donations et l’article 1094-3 du Code civil est inapplicable à l’assurance vie (CA Versailles, 1re ch., 14 janv. 2020, n° 18/03975, non définitif).

 

  1. Risque du démembrement de la clause bénéficiaire en assurance vie et les actions des nus-propriétaires

 

  1. Le risque majeur du démembrement de la clause en assurance vie est que l’usufruitier dilapide l’entièreté du capital reçu

Le nu-propriétaire a le pouvoir d’agir à titre conservatoire et de prendre lui-même les mesures nécessaires à la conservation des biens faisant l’objet de l’usufruit (3).

Le risque majeur du démembrement de la clause en assurance vie est que l’usufruitier dilapide l’entièreté du capital reçu et que les nus-propriétaires ne récupèrent rien à son décès en vertu de leur créance de restitution. Ces derniers étant des créanciers « chirographaires », ils n’auront pas non plus la priorité sur la succession de l’usufruitier à son décès, car ils passeront après les créanciers « privilégiés ».

Pour rappel, l’usufruitier peut jouir librement du capital, mais il doit veiller à ce qu’une somme au moins équivalente soit présente à son décès, afin que la pleine propriété se reconstitue entre les mains du (ou des) nu-propriétaire. Il doit en principe gérer le capital reçu « en bon père de famille ».

Cependant, l’usufruitier n’a pas de comptes à rendre aux nus-propriétaires, d’où le risque de dilapidation.

Il existe heureusement une solution efficace pour parer à cette éventualité. Il s’agira de prévoir, dans le contrat d’assurance vie avec clause démembrée ou par acte séparé, une obligation de « remploi »

En effet, le souscripteur pourra exiger de l’usufruitier qu’il utilise les fonds reçus d’une façon précise, afin d’éviter la situation de dilapidation. Il pourra par exemple s’agir :

De l’achat d’un bien immobilier en démembrement : l’usufruitier (en général le conjoint survivant) percevra les fruits, c’est-à-dire les loyers, et les enfants auront la nue-propriété de l’immeuble.

Du réinvestissement dans un contrat de capitalisation.

De l’achat de parts de SCPI (Société civile en placement immobilier).

Attention, si l’obligation de remploi est posée dans le contrat lui-même ou par avenant, elle sera souvent moins efficace, car l’assureur ou le banquier ne suivra pas l’utilisation réelle des fonds par l’usufruitier. Mieux vaudra la fixer par acte authentique devant un notaire afin que celui-ci s’assure du bon remploi du capital.

 

  1. Les actions du nu-propriétaire contre l’usufruitier

Il faut éviter que l’usufruitier puisse porter atteinte à la substance des parts ou actions démembrées (Code civil, article 578).

Même si l’usufruitier et le nu-propriétaire sont indépendants quant à la gestion du bien, l’usufruitier ne peut user du bien sans l’accord du nu-propriétaire. Dans tous les cas où l’usufruitier ne respecte pas les règles établies, le nu-propriétaire peut agir.

L’usufruitier est responsable envers le nu-propriétaire des dégradations qu’il a pu causer par lui-même au bien, en cas de défaut d’entretien ou de non-restitution du bien, ou en raison de la conclusion d’un bail sans l’accord du nu-propriétaire lorsqu’il est requis. Il peut être sanctionné par la déchéance de son usufruit (Code civil, article 618) et/ou par la condamnation à des dommages-intérêts.

Ainsi un usufruitier a-t-il été sanctionné par la déchéance pour avoir conclu un bail commercial sans l’accord du nu-propriétaire, et condamné à réparer le préjudice résultant de la diminution de la valeur vénale du bien, causée par le défaut d’entretien par les locataires (4). L’usufruitier est également responsable de tout dommage causé au nu-propriétaire par un tiers, s’il néglige de lui dénoncer les usurpations ou autres attentats à ses droits commis par ce dernier (Code civil, article 614).

En outre, l’usage du bien par l’usufruitier est parfois soumis à l’autorisation du nu-propriétaire. Le nu-propriétaire pourra donc demander l’annulation par exemple d’un bail consenti par l’usufruitier sans attendre la fin de l’usufruit lorsqu’il s’agit d’un bail commercial ou rural. Le renouvellement d’un bail commercial devra également être subordonné à l’autorisation du nu-propriétaire.

Dans le cas où une autorisation préalable du nu-propriétaire doit être obtenue, c’est à l’usufruitier de faire la démarche pour l’obtenir. Le locataire aurait par conséquent la possibilité de réclamer des dommages et intérêts, dans le cas où le bail serait annulé parce que l’usufruitier aurait agi sans le consentement du nu-propriétaire.

Seul le nu-propriétaire a la possibilité de demander la nullité des actes pris par l’usufruitier sans son accord.

La nullité qui sanctionne le bail irrégulier est une nullité relative qui ne peut être invoquée que par le nu-propriétaire. Autrement dit, le bail conclu sans l’accord du nu-propriétaire est seulement annulable, tant qu’il n’a pas demandé, et obtenu, son annulation. Il en est de même en cas de renouvellement ou de cession sans cet accord. Dès lors, la responsabilité de l’usufruitier, ou de son notaire, ne peut être recherchée par le liquidateur judiciaire du cessionnaire, a priori, en raison de la fragilité du droit au bail appartenant à ce dernier.

Par suite, l’action en nullité est personnelle. Elle ne se transmet pas à l’acquéreur de l’immeuble qui est l’objet du bail (5). Elle ne peut pas non plus être intentée par le nu-propriétaire, lorsqu’il s’est, par ailleurs, rendu cessionnaire de l’usufruit, mais que l’usufruitier n’est pas décédé. En effet, il a été jugé que la cession à une même personne, par deux actes séparés, de la nue-propriété et de l’usufruit n’emportait pas extinction de l’usufruit par consolidation, et que le cessionnaire ne pouvait agir en nullité en qualité de nu-propriétaire, étant également tenu, en qualité d’usufruitier, de garantir le preneur. En revanche, le nu-propriétaire, lorsqu’il hérite de l’usufruitier, ne perd pas son droit personnel à se prévaloir de la nullité du bail (6).

 

SOURCES :