Par un avis (n° 420900) et un arrêt (n° 416823) du 7 décembre 2018, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la motivation du transfert d’un étranger ou apatride vers l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

Ils ont été rendus sur les conclusions conformes de Madame Sophie Roussel, rapporteur public, accessibles sur le site ArianeWeb.

L’avis répondait à une demande la cour administrative d’appel de Versailles au Conseil d’Etat, sur le fondement de l’article L. 113-1 du code de justice administrative, par arrêt n° 17VE03794 du 24 mai 2018.

L’arrêt a statué sur un pourvoi en cassation du ministre de l’intérieur contre l’ordonnance n° 17LY03463 du 23 octobre 2017 du président de la cour administrative d’appel de Lyon ayant rejeté l’appel du préfet du Rhône contre un jugement du tribunal administratif de Lyon du 16 août 2017 ayant annulé son arrêté du 17 juillet 2017 portant remise d’un ressortissant guinéen aux autorités suisses précédemment saisies d’une demande d’asile de celui-ci.

Ainsi que le relevait le rapporteur public, les cours administratives d’appel s’étaient partagées sur la motivation des décisions de transfert (CAA Douai 14 mars 2017, n° 16DA01958 ; 17 octobre 2017, n° 16DA01945 ; Lyon 17 avril 2018, n° 17LY03697 ; Paris 24 mai 2018, n° 17PA03608).

Ce point appelait donc une clarification du Conseil d’Etat.

Le règlement du 26 juin 2013 ne prévoit pas lui-même d’obligation de motivation de la décision de transfert, à la différence du paragraphe 2 de l’article 19 du règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des États membres par un ressortissant d'un pays tiers, antérieurement applicable.

Il paraissait cependant au rapporteur public « assez audacieux d’affirmer que le droit de l’Union n’impose à aucun titre la motivation des décisions de transfert ».

A tout le moins, la jurisprudence relative à l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont le c) du paragraphe 2 prévoit, au titre du droit à une bonne administration, « l'obligation pour l'administration de motiver ses décisions », ne devrait pas conduire à imposer à l’autorité administrative française la motivation d’une décision telle que le transfert d’un étranger dans le cadre de la mise en œuvre du règlement du 26 juin 2013.

Il a en effet été jugé que cet article « s’adresse non pas aux États membres, mais uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union » (CJUE 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega contre Préfet de Police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, point 44 ; 11 décembre 2014, Khaled Boudjlida contre Préfet des Pyrénées-Atlantiques, C-249/13, point 32).

En revanche, le droit d’être entendu dans toute procédure relative à sa demande « fait partie intégrante du respect des droits de la défense, principe général du droit de l’Union. » (CJUE 5 novembre 2014, précité, C-166/13, point 45).

Il « implique (…) que l’administration prête toute l’attention requise aux observations ainsi soumises par l’intéressé en examinant, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et en motivant sa décision de façon circonstanciée (voir arrêts Technische Universität München, C‑269/90, EU:C:1991:438, point 14, et Sopropé, EU:C:2008:746, point 50), l’obligation de motiver une décision de façon suffisamment spécifique et concrète pour permettre à l’intéressé de comprendre les raisons du refus qui est opposé à sa demande constituant ainsi le corollaire du principe du respect des droits de la défense » (idem, point 48).

Ce droit s’impose « même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité » (idem, point 49).

« L’obligation de respecter les droits de la défense des destinataires de décisions qui affectent de manière sensible leurs intérêts pèse ainsi en principe sur les administrations des États membres lorsqu’elles prennent des mesures entrant dans le champ d’application du droit de l’Union » (idem, point 50).

La motivation requise devrait « faire apparaître, d’une manière claire et non équivoque, le raisonnement de l’autorité (…) auteur l’acte incriminé, de façon à permettre à l’intéressé de connaître les justifications de la mesure prise afin de défendre ses droits, et (au juge) d’exercer son contrôle » (CJCE, 21 novembre 1991, Technische Universität München, C-269/90, point 26).

Il ne semble cependant pas exister de jurisprudence européenne sur l’éventuelle obligation de motivation que le droit de l’Union imposerait à la décision de transfert.

Le Conseil d’Etat n’a pas envisagé ce point, qui ne paraît pas avoir été soulevé devant lui.

Il s’en est tenu à l’interprétation de l’article L. 742-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui énonce que la « décision de transfert fait l'objet d'une décision écrite motivée prise par l'autorité administrative ».

Cette disposition prend place dans la procédure de détermination de l'Etat responsable de l'examen de la demande d'asile, régie par le chapitre II du titre IV du livre VII de ce code.

Les critères à mettre en œuvre pour cette détermination sont fixés aux articles 3 et 7 à 15 du chapitre III du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013.

Si l'Etat membre responsable est différent de l'Etat dans lequel se trouve le demandeur, ce dernier peut être transféré vers cet Etat, qui a vocation à le prendre en charge.

Lorsqu'une personne a antérieurement présenté une demande d'asile sur le territoire d'un autre Etat, elle peut être transférée à celui-ci, auquel il incombe de la reprendre en charge, sur le fondement des b), c) et d) du paragraphe 1 de l'article 18 du chapitre V et du paragraphe 5 de l'article 20 du chapitre VI du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013.

Pour le Conseil d’Etat, la motivation de la décision de transfert « doit comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement ».

A cette fin, il suffit de :

  • faire référence au règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013 ;
  • mentionner les éléments de fait sur lesquels l'autorité administrative se fonde pour estimer que l'examen de la demande présentée devant elle relève de la responsabilité d'un autre Etat membre.

Selon le Conseil d’Etat, une telle motivation permet d'identifier le critère du règlement communautaire dont il est fait application.

Comme le résumait le rapporteur public, « les éléments de fait qui figurent dans la motivation de transfert doivent, lorsqu’ils sont confrontés au règlement, permettre au demandeur d’asile ou à son conseil de reconstruire le raisonnement de l’administration et faire apparaître sur quel critère celle-ci s’est fondée, sans qu’il soit besoin ni d’indiquer formellement le numéro d’article ou même le paragraphe en vertu duquel l’Etat vers lequel le demandeur d’asile est envoyé a été sélectionné, ni les circonstances de fait correspondant aux critères qui ont été écartés. »

La motivation ainsi conçue est moins exigeante pour l’Administration que ne l’avait envisagée, par exemple, la cour administrative d’appel de Lyon, dans son arrêt précité du 17 avril 2018 (n° 17LY03697), rendu en formation de chambres réunies.

Il y avait été jugé que « la décision de transfert d'un demandeur d'asile en vue de sa reprise en charge par un autre Etat membre doit être suffisamment motivée afin de le mettre à même de critiquer l'application du critère de détermination de l'Etat responsable de sa demande et, ainsi, d'exercer le droit à un recours effectif garanti par les dispositions de l'article 27 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013. Par suite, elle doit comporter, d'une part, tous les éléments de preuve et indices qui permettent de déterminer la responsabilité de l'État membre requis pour l'examen de la demande de protection internationale et, d'autre part, l'article du règlement sur la base duquel la requête aux fins de reprise en charge a été présentée audit Etat membre, parmi ceux visés à l'annexe III du règlement d'exécution (UE) n° 118/2014 ».

Au regard de l’avis et de l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 décembre 2018, l’annulation d’une décision de transfert, au motif qu’elle ne ferait pas apparaître le critère de l'Etat responsable retenu parmi ceux du chapitre III du règlement précité du 26 juin 2013, serait désormais entachée d’une erreur de droit (cf. l’arrêt n° 416823).

Dans le souci de pédagogie que lui recommandait son rapporteur public, le Conseil d’Etat a illustré, dans son avis n° 420900, l’application des principes de motivation des décisions de transfert dans trois cas.

Serait ainsi suffisamment motivée la décision de transfert :

  • à fin de prise en charge d'un étranger en provenance d'un pays tiers ou d'un apatride ayant, au cours des douze mois ayant précédé le dépôt de sa demande d'asile, pénétré irrégulièrement au sein de l'espace Dublin par le biais d'un Etat membre autre que la France, qui, après avoir visé le règlement du 26 juin 2013, fait référence à la consultation du fichier Eurodac sans autre précision, une telle motivation faisant apparaître que l'Etat responsable a été désigné en application du critère énoncé à l'article 13 du chapitre III du règlement du 26 juin 2013 ;
  • à fin de prise en charge d'un étranger dont un parent s'est vu reconnaître la qualité de réfugié au sein d'un autre Etat membre, qui, après avoir visé le règlement, se réfère à cette circonstance de fait, une telle motivation faisant apparaître que l'Etat responsable a été désigné en application du critère énoncé à l'article 9 du chapitre III du règlement du 26 juin 2013 ;
  • à fin de reprise en charge d'un étranger ayant, dans les conditions posées par le règlement du 26 juin 2013, présenté une demande d'asile dans un autre Etat membre qui, après avoir visé le règlement, relève que le demandeur a antérieurement présenté une demande dans l'Etat en cause, une telle motivation faisant apparaître qu'il est fait application du b), c) ou d) du paragraphe 1 de l'article 18 ou du paragraphe 5 de l'article 20 dudit règlement.

Si l’Administration peut s’en tenir à la motivation requise par l’avis et l’arrêt du 7 décembre 2018, il ne lui est cependant pas interdit d’aller au-delà de ce qu’impose le Conseil d’Etat, en indiquant plus précisément en droit, notamment par l’indication précise de l’article du règlement du 26 juin 2013 mis en œuvre, et en fait, le fondement de ses décisions de transfert.

Ce respect accru des droits de la défense lui permettrait de couper court à leur éventuelle invocation, au titre des principes généraux du droit de l’Union, pour prétendre à une motivation plus explicite que ne l’envisagent l’avis et l’arrêt du 7 décembre 2018.

Il convient cependant d’observer que la Cour de justice de l’Union européenne ne semble pas s’être prononcée à ce jour sur cette motivation et son intensité dans le cas des décisions de transfert prises en application du règlement du 26 juin 2013.


Rémy SCHMITT

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