Par un arrêt d’Assemblée du 19 juillet 2019 (n° 424216), le Conseil d’Etat a restreint la possibilité d’invoquer utilement, contre le refus d’abroger un acte réglementaire, l’incompétence qui aurait entaché celui-ci.

Il avait été saisi, le 17 septembre 2018, de recours en annulation pour excès de pouvoir contre :

  • les refus implicites du ministre de l'action et des comptes publics d’abroger son arrêté du 5 octobre 2015 portant création par la direction générale des finances publiques d'un traitement automatisé d'échange automatique des informations dénommé " EAI ", et son arrêté du 25 juillet 2017 modifiant celui du 5 octobre 2015, qui organisent notamment la collecte et le transfert de données à caractère personnel aux autorités fiscales américaines ;
  • le refus implicite du Premier ministre d’abroger le décret n° 2015-907 du 23 juillet 2015 relatif aux modalités de collecte et de transmission des informations par les institutions financières en application de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique en vue de mettre en œuvre la loi relative au respect des obligations fiscales concernant les comptes étrangers (dite « loi FATCA », du nom du Foreign Account Tax Compliance Act) et de l'article 1649 AC du code général des impôts.

Ces arrêtés et ce décret avaient été pris pour l’application dudit accord international (dit « accord FATCA »), qui, signé à Paris le 14 novembre 2013 par ces deux gouvernements, avait été publié au Journal officiel de la République française du 3 janvier 2015 par le décret n° 2015-1 du 2 janvier 2015, suite à la loi n° 2014-1098 du 29 septembre 2014 en ayant autorisé l’approbation par la France.

On sait qu’un acte réglementaire peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant la juridiction administrative dans les deux mois de sa publication, si lui est bien applicable ce délai de droit commun prévu à l’article R. 421-1 du code de justice administrative.

Sa contestation indirecte peut ensuite se faire par une exception d’illégalité qui en serait tirée dans un recours contre un acte pris pour son application ou dont il serait la base légale, ou par un recours contre le refus de l’Administration de l’abroger.

En effet, celle-ci « est tenue d'abroger expressément un acte réglementaire illégal ou dépourvu d'objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l'illégalité ait cessé » (article L. 243-2 du code des relations entre le public et l'administration).

L’exercice de ces voies subséquentes expose cependant le requérant à une restriction des moyens invocables par rapport aux possibilités ouvertes en cas de recours direct contre l’acte réglementaire, conformément à l’arrêt d’Assemblée du 18 mai 2018 (n° 414583).

Suivant ce dernier, le contrôle du juge administratif sur un tel acte porte sur la compétence de son auteur, ses formes et procédures d’édiction, la légalité des règles générales et impersonnelles qu'il énonce, et le détournement de pouvoir qui  pourrait l’entacher.

Il n’a vocation à s’exercer pleinement que lors d’un recours direct exercé, par voie d’action et dans le délai de recours contentieux, contre l’acte réglementaire.

Mais, en cas de contestation indirecte d’un acte réglementaire par l’exception d’illégalité qui en est tirée contre un acte pris sur son fondement ou pour son exécution, ou par un recours contre le refus de l’abroger, seules la légalité des règles fixées par l'acte en cause, la compétence de son auteur et l'existence d'un détournement de pouvoir peuvent être utilement critiquées.

Cela s’explique par le fait que les « règles générales et impersonnelles qu'il énonce (…) ont vocation à s'appliquer de façon permanente à toutes les situations entrant dans son champ d'application tant qu'il n'a pas été décidé de les modifier ou de les abroger » et qu’il importe que « puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales que cet acte est susceptible de porter à l'ordre juridique ».

En revanche, les vices de forme et de procédure dont il serait entaché ne peuvent être utilement invoqués que dans le cadre du recours pour excès de pouvoir dirigé contre l'acte réglementaire lui-même et introduit avant l'expiration du délai de recours contentieux.

L’arrêt du 19 juillet 2019 s’inscrit dans le cadre ainsi tracé.

Pour le Conseil d’Etat, « l'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus d'abroger un acte réglementaire illégal  réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de procéder à l'abrogation de cet acte afin que cessent les atteintes illégales que son maintien en vigueur porte à l'ordre juridique. »

Or, les mesures d’exécution prises en application de cette disposition sont à définir en tenant compte de la situation de droit et de fait existant à la date de la décision du juge (CE Sect., Avis, 30 novembre 1998, n° 188350).

De fait, « le contentieux du refus d’abroger les actes réglementaires, bien que relevant de l’excès de pouvoir, s’est progressivement défini comme un outil injonctif, empruntant à ce titre les attributs du plein contentieux » (conclusions de Madame Aurélie Bretonneau, rapporteur public, sur l’affaire n° 414583 du 18 mai 2018).

L’indifférence au passé du « juge du refus d’abroger (l’amène à apprécier) le bien-fondé des moyens compte tenu des modifications de l’état du droit depuis l’introduction de la requête (CE 30 mai 2007,  n° 268230), et (…) il estime n’y avoir pas matière à abroger un  règlement dont l’illégalité a été corrigée (CE 20 mars 2017, n° 395126) ou effacée par un changement de circonstances (CE 10 octobre 2013, n° 359219) » (idem).

« La possibilité d’obtenir l’abrogation d’un acte réglementaire dont le contenu ne heurte aucune règle de droit au moment où le juge se prononce, au motif qu’à la date antérieure à laquelle sa légalité externe s’est cristallisée, une irrégularité s’était glissée dans la façon de l’édicter, a quelque chose de déplacé » (idem).

L’affaire du 19 juillet 2019 a conduit le Conseil d’Etat à appliquer ce raisonnement à la possible incompétence initiale de l’auteur d’un acte réglementaire.

Il énonce d’abord, de manière plus générale, que seule l’illégalité de l’acte réglementaire au jour où statue le juge de l’excès de pouvoir doit conduire celui-ci à annuler le refus de l’abroger et, le cas échéant, à contraindre l’autorité compétente à son abrogation.

L’acte réglementaire qui, par suite d’un changement de circonstances, aura cessé d’être illégal, lorsque le juge statue, ne saurait donc donner lieu à l’annulation du refus de l’abroger.

A l'inverse, le refus d'abroger un acte réglementaire devenu illégal, au jour où le juge statue, en raison d'un changement de circonstances, sera annulé et le juge ordonnera à l'autorité compétente de l’abroger.

L’office du  juge de l'excès de pouvoir « saisi de conclusions aux fins d'annulation du refus d'abroger un acte réglementaire, le (…) conduit à apprécier la légalité de l'acte réglementaire dont l'abrogation a été demandée au regard des règles applicables à la date de sa décision ».

Sous l’influence d'un raisonnement de plein contentieux au titre de l’exécution de l’annulation éventuellement prononcée, l’on se détache ainsi du principe classique suivant lequel, en excès de pouvoir, la légalité d’une décision administrative doit normalement s’apprécier au jour où elle a été prise (CE 10 mars 1997, n° 163959).

« S'agissant des règles relatives à la détermination de l'autorité compétente pour édicter un acte réglementaire, leur changement ne saurait avoir pour effet de rendre illégal un acte qui avait été pris par une autorité qui avait compétence pour ce faire à la date de son édiction » (arrêt du 19 juillet 2019).

« Un tel changement a, en revanche, pour effet de faire cesser l'illégalité dont était entaché un règlement édicté par une autorité incompétente dans le cas où ce changement a conduit, à la date à laquelle le juge statue, à investir cette autorité de la compétence pour ce faire » (idem).

Dans l’affaire du 19 juillet 2019, le Conseil d’Etat a relevé que le traitement automatisé institué et modifié par les arrêtés ministériels des 5 octobre 2015 et 25 juillet 2017, aurait dû l’être par un décret en Conseil d’Etat, eu égard aux articles 68 et 69, alors en vigueur, de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978  relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.

Mais aucune disposition de cette loi ni aucune autre règle n’exigeant plus l’intervention d’un tel décret en pareil cas et la nouvelle rédaction de l’article 31 de cette loi, entrée en vigueur le 1er juin 2019, prévoyant désormais la compétence du ministre en cause, il a donc écarté « l’incompétence dont ces actes étaient initialement entachés ».

Pour le reste, le Conseil d’Etat a considéré que les actes attaqués n’étaient pas entachés des illégalités internes invoquées par l’association requérante et les recours de celle-ci ont donc été rejetés.

Si l’on interprète bien l’arrêt du 19 juillet 2019 comme impliquant que les arrêtés des 5 octobre 2015 et 25 juillet 2017 ont cessé d’être illégaux du fait de l’incompétence qui les a affectés jusqu’au 31 mai 2019, cette illégalité ne devrait plus pouvoir être invoquée, par la voie de l’exception, contre les actes administratifs pris pour leur application ou sur leur fondement.

Dans ces conditions, il pourrait même être curieux que, sur un recours direct pour excès de pouvoir contre de tels actes réglementaires,  le Conseil d’Etat en vienne à les annuler, alors qu’ils seraient devenus légaux au jour il statuerait.

Servant la sécurité juridique, l’arrêt du 19 juillet 2019 a évité d’avoir à annuler le refus d’abroger des actes réglementaires ne souffrant par ailleurs pas, selon le Conseil d’Etat, des illégalités internes invoquées par la requérante, du seul fait de l’incompétence initiale de leur auteur, désormais compétent pour les refaire, de sorte qu’une telle annulation aurait pu n’avoir qu’une faible utilité en pratique et qu’elle aurait risqué de mettre en cause le respect des obligations internationales de la France envers les Etats-Unis d’Amérique au titre de l’accord FATCA.

Son maniement pourrait cependant conduire à s’interroger plus précisément sur le respect du droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment si l’on devait admettre que la neutralisation du grief d’incompétence par le juge administratif pourrait résulter d’un acte administratif tel qu’une délégation de pouvoir ultérieurement donnée par l’autorité compétente à celui qui aurait édicté l’acte réglementaire sans en avoir initialement la compétence.

A cet égard, « le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige » (CEDH 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal, Gonzalez et autres c. France, n° 24846/94, 34165/96 à 34173/96, § 57).

L’Administration devrait être soumise aux mêmes exigences de non-ingérence dans un litige en cours, si ce n’est qu’il devrait de toute manière lui être possible, à tout le moins pour l’avenir et sans effet rétroactif, de faire édicter un nouvel acte réglementaire par l’autorité compétente, avant que la juridiction administrative n’annule, le cas échéant, le refus d’abroger un précédent acte règlementaire.

Elle remédierait ainsi à l’illégalité dont celui-ci aurait été entaché et éviterait les difficultés qui auraient pu résulter de l’annulation de son refus d’abroger l’acte précédent.

En tout état de cause, une éventuelle action en  responsabilité de la puissance publique du fait de la faute tenant à l’illégalité de l’édiction d’un acte réglementaire par une autorité incompétente, avant la purge de ce vice par le législateur, l’Administration ou le juge administratif, n’aurait sans doute pas un grand intérêt, s’il devait être considéré, au vu de l'ensemble des éléments produits par les parties, que la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l'espèce, par l'autorité compétente, si bien que le préjudice invoqué ne serait alors pas regardé comme la conséquence directe du vice d'incompétence qui entachait la décision administrative illégale (CE 24 juin 2019, n° 407059).

Une telle action pourrait donc ne pas avoir le caractère du recours effectif garanti par l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, si l’on devait considérer qu’aurait été cause ou méconnu le droit, protégé par son article 8, au respect de la vie privée des personnes dont la transmission de leurs données personnelles aux autorités fiscales américaines en application des arrêtés des 5 octobre 2015 et 25 juillet 2017, aurait eu lieu du temps de leur illégalité implicitement reconnue par l’arrêt du 19 juillet 2019, soit jusqu’au 31 mai 2019.

Or, relativement large, la notion de vie privée au sens de cette stipulation devrait inclure le respect des données personnelles à caractère fiscal ou patrimonial (CEDH, 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy and Satamedia Oy c. Finlande, n° 931/13, § 129 et 138)