La procédure de référé liberté (article L. 521-2 du Code de justice administrative) s’est affirmée au fil des dernières années comme un levier de plus en plus mobilisé pour protéger l’environnement et la biodiversité. Longtemps circonscrite à des libertés traditionnelles (liberté d’aller et venir, liberté d’expression, etc.), son utilisation dans le domaine de la protection des espèces connaît un développement notable. La décision rendue le 18 octobre 2024 par le juge des référés du Conseil d’État (CE, 18 oct. 2024, n° 498433) illustre cette tendance en reconnaissant que la préservation d’une espèce vulnérable – le lagopède alpin – relève du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, susceptible de bénéficier de la protection du référé liberté.
1. Contexte de l’affaire : quand la préservation d’une espèce menacée devient urgente
1.1. L’arrêté préfectoral contesté
Par un arrêté du 27 septembre 2024, le préfet de l’Ariège a fixé un prélèvement maximum autorisé et un quota de prélèvements pour la chasse aux galliformes de montagne pour la campagne 2024-2025. Parmi les espèces concernées figure le lagopède alpin, oiseau emblématique des zones de haute montagne, dont la population est en net déclin dans plusieurs massifs français.
L’association « Comité écologique ariégeois » a saisi le juge des référés du Tribunal administratif de Toulouse, estimant que l’abattage même limité de cette espèce fragile risquait de porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit de chacun de vivre dans un environnement sain. Elle s’est fondée sur l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, qui prévoit que le juge des référés peut ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ».
1.2. Première instance : la suspension partielle de l’arrêté par le Tribunal administratif
Dans une ordonnance n° 2405970 du 4 octobre 2024, le juge des référés du Tribunal administratif de Toulouse a suspendu l’exécution de l’arrêté préfectoral en tant qu’il autorisait la chasse du lagopède alpin. Se fondant sur un rapport scientifique faisant état de la vulnérabilité de l’espèce et de son recul progressif dans les Pyrénées, le juge a considéré que la décision du préfet pouvait compromettre de façon définitive la conservation de cette population. Il a reconnu, de manière inédite, que la protection de cette espèce était susceptible d’entrer dans le champ d’application du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, lequel constitue désormais, aux yeux de certains juges, une « liberté fondamentale » protégée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.
1.3. Confirmation par le Conseil d’État
Le préfet de l’Ariège a formé un pourvoi devant le Conseil d’État en vue d’obtenir l’annulation de l’ordonnance du juge des référés de Toulouse. Par une décision du 18 octobre 2024 (CE, juge des référés, n° 498433), le Conseil d’État a confirmé la suspension, estimant que :
- Le lagopède alpin étant une espèce particulièrement fragile, l’arrêté préfectoral litigieux était susceptible de compromettre les efforts de conservation dans son aire de répartition.
- Cette situation portait une atteinte grave et manifestement illégale au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.
- Il y avait donc urgence à suspendre l’exécution de l’arrêté pour prévenir un préjudice irréversible, la mortalité de certains individus représentant un impact potentiellement déterminant sur la survie de l’espèce au niveau local.
2. Le cadre juridique : le référé liberté à la rencontre de la protection de la biodiversité
2.1. L’article L. 521-2 du Code de justice administrative
Instauré par la loi du 30 juin 2000, le référé liberté permet de solliciter du juge administratif toute mesure de sauvegarde nécessaire en cas de violation grave et manifestement illégale d’une liberté fondamentale par une autorité administrative. La procédure se caractérise par :
- Une instruction accélérée : le juge statue en 48 heures.
- L’exigence d’une liberté fondamentale : la notion est large et évolutive, mais historiquement axée sur les libertés individuelles (liberté d’expression, d’association, etc.).
- L’urgence : le requérant doit démontrer un péril imminent, justifiant que la décision contestée produise des effets irrémédiables ou difficilement réparables.
- Une atteinte grave et manifestement illégale : la faute de l’administration doit être manifeste, c’est-à-dire dépourvue de justification légale ou réglementaire solide.
2.2. L’enracinement du droit à un environnement sain
Le droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé est affirmé par la Charte de l’environnement de 2004 (préambule de la Constitution). Toutefois, la portée de ce droit, notamment en tant que « liberté fondamentale » au sens du référé liberté, a longtemps suscité des interrogations.
- Charte de l’environnement, art. 1 : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. »
- Décisions antérieures : La jurisprudence a progressivement reconnu que la protection de l’environnement, si elle revêt un caractère d’intérêt général, pouvait aussi être regardée comme participant de la défense de certaines libertés.
Cette reconnaissance demeurait toutefois timide et souvent conditionnée au constat d’une urgence particulière et d’une atteinte directe à la santé humaine. L’arrêt du 18 octobre 2024 du Conseil d’État franchit une étape supplémentaire en validant le raisonnement du juge de première instance : lorsque la disparition ou le déclin drastique d’une espèce protégée est en jeu, la continuité des écosystèmes et la préservation de la biodiversité pourraient entrer dans le champ du référé liberté.
3. Les conditions d’application du référé liberté en matière de biodiversité
3.1. L’urgence : la menace immédiate pour l’espèce
La procédure de référé liberté impose de démontrer l’urgence, c’est-à-dire la nécessité d’agir sans délai pour éviter un dommage difficilement réversible. S’agissant d’espèces à faible effectif, la question de l’urgence est relativement aisée à prouver : le prélèvement de quelques individus peut suffire à fragiliser significativement une population locale. Dans le cas du lagopède alpin, des études scientifiques ont mis en évidence que le taux de renouvellement des populations de l’espèce était peu élevé, rendant l’impact de la chasse critique.
3.2. Le droit à un environnement équilibré : une liberté fondamentale ?
Le deuxième critère incontournable est la reconnaissance du droit ou de la liberté fondamentale menacée. Le Conseil d’État, dans sa décision du 18 octobre 2024, s’aligne sur une conception extensive du référé liberté : la conservation des espèces menacées peut être considérée comme un volet essentiel du droit de chacun à un environnement sain, consacré par la Charte de l’environnement. Ainsi, l’atteinte n’est pas seulement portée à la santé humaine de manière directe, mais également à l’équilibre environnemental global, dont la biodiversité est une composante primordiale.
3.3. L’atteinte grave et manifestement illégale
Enfin, le juge doit vérifier que la décision administrative contestée porte une atteinte grave et manifestement illégale à ce droit. Pour s’en assurer, il apprécie :
- La fragilité de l’espèce : statut de protection, perspectives de conservation, avis scientifiques, etc.
- L’intensité du prélèvement : quotas autorisés, modalités de chasse, contrôles prévus.
- La proportionnalité : existence de mesures de compensation ou d’encadrement garantissant un équilibre entre pratique cynégétique et préservation de la biodiversité.
Dans l’affaire du lagopède, le juge estime que l’arrêté préfectoral n’intègre pas suffisamment les impératifs de protection d’une espèce menacée. Les quotas de chasse – même faibles – restent contraires à l’objectif de préservation dès lors que la population est trop réduite pour supporter un prélèvement supplémentaire.
4. Portée et conséquences pratiques
4.1. Un signal fort pour la protection de la biodiversité
Cette décision conforte la tendance jurisprudentielle visant à faire du droit à un environnement sain un levier de protection effective des espèces menacées. Les associations et acteurs engagés dans la défense de la biodiversité disposent ainsi d’un instrument contentieux rapide – le référé liberté – pour agir contre des décisions administratives susceptibles de provoquer des atteintes irréversibles à la faune et à la flore.
4.2. La marge de manœuvre réduite des préfets
Pour les préfets et plus largement pour l’administration, il s’agit d’un rappel à la vigilance. Les arrêtés de chasse (ou tout autre arrêté susceptible de porter atteinte à des espèces protégées) devront être systématiquement assortis d’une analyse approfondie des enjeux de conservation, afin d’éviter une annulation en référé. L’administration devra notamment :
- Justifier de la compatibilité avec les engagements nationaux et internationaux en matière de biodiversité (loi « reconquête de la biodiversité » du 8 août 2016, directives européennes, conventions internationales).
- Mettre en place des mesures de suivi et de contrôle rigoureuses du nombre réel de prélèvements.
- Prouver l’absence de solutions alternatives plus respectueuses de l’espèce concernée.
4.3. Un précédent pour d’autres espèces ?
Au-delà du cas du lagopède alpin, l’ouverture du référé liberté à la protection de la biodiversité pourrait concerner :
- Des espèces en situation critique (ours, lynx, bouquetin, etc.) ;
- Des habitats naturels menacés par des projets d’infrastructures (zones humides, forêts anciennes) ;
- Des décisions administratives autorisant des activités susceptibles d’entraîner une perte massive de biodiversité (pollutions, projets miniers).
Les juges pourraient ainsi être conduits à suspendre des actes administratifs qui mettraient en péril des écosystèmes ou des espèces clés, en se fondant sur l’urgence et la gravité de l’atteinte portée au droit de vivre dans un environnement sain.
Conclusion
La décision rendue par le juge des référés du Conseil d’État le 18 octobre 2024 marque une étape cruciale dans l’élargissement de la portée du référé liberté au profit de la protection des espèces et de la biodiversité. En reconnaissant que la chasse d’une espèce vulnérable – le lagopède alpin – peut constituer une atteinte grave et manifestement illégale au droit de chacun de vivre dans un environnement sain, le juge administratif confirme que les impératifs de préservation de la faune et de la flore ne sauraient être relégués au second plan.
Ce revirement place désormais la protection du vivant parmi les libertés fondamentales susceptibles de justifier une intervention d’urgence du juge, quand bien même aucune incidence immédiate sur la santé humaine ne serait clairement démontrée. Les retombées de cette jurisprudence se dessinent déjà : une vigilance accrue des préfets lors de la prise d’arrêtés portant sur des espèces menacées, et une facilitation des démarches contentieuses pour les associations de protection de la nature. Dans un contexte de crise de la biodiversité, cette décision pourrait présager d’une évolution plus générale du contentieux administratif, au service d’une protection renforcée du patrimoine naturel.
N.B. : Références législatives et jurisprudentielles :
- Code de justice administrative, art. L. 521-2 (référé liberté).
- Charte de l’environnement, art. 1 : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. »
- Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
- CE, juge des référés, 18 oct. 2024, n° 498433 (affaire du lagopède alpin).
- TA Toulouse, juge des référés, 4 oct. 2024, n° 2405970 (suspension partielle de l’arrêté préfectoral sur les galliformes de montagne).
Au plan international et européen :
- Directive Oiseaux (2009/147/CE) et Directive Habitats-Faune-Flore (92/43/CEE), qui imposent des obligations de protection strictes pour certaines espèces.
- Convention de Berne sur la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe.
Pas de contribution, soyez le premier