Intérim : La volonté de précarité de l’intérimaire peut s’opposer au droit du travail

Par Ariel DAHAN Avocat - Barreau de Paris


L’intérim est un contrat particulier dans le droit du travail.

Il est particulier par sa forme, s’agissant d’un contrat tripartite entre un salarié (l’intérimaire), un employeur (l’agence d’intérim) et un bénéficiaire (le client de l’agence d’intérim, utilisateur de l’intérimaire).

Il est particulier également par son régime : le contrat d’intérim est un contrat dérogatoire du droit commun, qui considère la revente de la force de travail des salariés comme un délit à de rares exceptions près. Le régime de l’intérim est un régime protecteur très cadrée et si l’employeur ou le bénéficiaire commettent l’erreur de sortir des conditions limitées du cadre de l’intérim, ils prennent le risque de voir la relation précaire librement consentie par tous se transformer en une relation de droit commun, contrat à durée indéterminée, qui modifie fondamentalement les relations économiques entre les parties.

Il l’est enfin par sa philosophie : l’intérimaire est un mercenaire qui a fait le choix de vendre sa force de travail de manière ponctuelle, à l’entreprise qui en éprouve le besoin. Il travaille quand il en a envie. Entre deux contrats, il n’est pas « involontairement privé d’emploi ». Et pourtant il bénéficie des indemnités de chômage.

Son régime légal et réglementaire est bien défini. Son interprétation jurisprudentielle est également très prévisible. Jusqu’à présent.

En effet, le Conseil de prud’hommes de Paris – Section Commerce - a rendu le 11 septembre 2017 affaire F13/15157 - un jugement dans lequel il reconnaît que la volonté de précarité du salarié et la contrepartie qu’il en percevait de supplément salarial lui interdisait d’obtenir la requalification de la chaîne de contrats d’intérim en un contrat de travail à durée indéterminée.

Analyse :

 

I – Régime légal du contrat d’intérim

 

Le contrat d’intérim est un contrat de « mission ». Il ne peut être conclu que pour une mission déterminée. Il ne peut pas pourvoir un poste permanent. (Art. L 1251-5 CT)

La loi définit strictement les missions autorisées. (Art. L 1251-6 CT)

  1. Missions de Remplacement d'un salarié, pour absence, passage provisoire à temps partiel d’un salarié, suspension du contrat de travail d’un salarié, départ définitif précédant la suppression d’un poste de travail, ou attente de l'entrée en service effective d'un salarié recruté par contrat à durée indéterminée ;
  2. Mission d’Accroissement temporaire de l'activité de l'entreprise ;
  3. Mission d’Emplois à caractère saisonnier ou pour lesquels, dans certains secteurs définis par décret ou par voie de convention ou d'accord collectif étendu, il est d'usage constant de ne pas recourir au contrat de travail à durée indéterminée en raison de la nature de l'activité exercée et du caractère par nature temporaire de ces emplois ;
  4. Mission de Remplacement d'un chef d'entreprise artisanale, industrielle ou commerciale, d'une personne exerçant une profession libérale, de son conjoint participant effectivement à l'activité de l'entreprise à titre professionnel et habituel ou d'un associé non salarié d'une société civile professionnelle, d'une société civile de moyens d'une société d'exercice libéral ou de toute autre personne morale exerçant une profession libérale ;
  5. Mission de Remplacement du chef d'une exploitation agricole ou d'une entreprise mentionnée aux 1° à 4° de l'article L. 722-1 du code rural et de la pêche maritime, d'un aide familial, d'un associé d'exploitation, ou de leur conjoint, dès lors qu'il participe effectivement à l'activité de l'exploitation agricole ou de l'entreprise.

En plus de ces 5 catégories de mission autorisées, la loi autorise le recours au travail temporaire à visée sociale ou de formation : (Article L1251-7)

  1. Lorsque la mission temporaire vise une personne sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières
  2. Lorsque l'entreprise de travail temporaire et l'entreprise utilisatrice s'engagent à assurer un complément de formation professionnelle au salarié ;
  3. Lorsque l'entreprise de travail temporaire et l'entreprise utilisatrice s'engagent à assurer une formation professionnelle au salarié par la voie de l'apprentissage en alternance, en vue de l'obtention d'une qualification professionnelle sanctionnée par un diplôme ou un titre à finalité professionnelle enregistré au répertoire national des certifications professionnelles.

 

Forme : Le contrat d’intérim doit être écrit, et doit mentionner la mission requise.

Durée : La durée du contrat d’intérim a été modifiée par l’ordonnance du 22 septembre 2017. La durée totale du contrat de mission d’intérim est fixée par accord de branche ou par convention collective, sans permettre la création d’un emploi durable et permanent.

A défaut de dispositions collectives, la durée cumulée totale du contrat de mission est limitée à 18 mois.

Elle est réduite à 9 mois en cas de mission d’attente d’entrée en service d’un salarié embauché en CDI ou de missions de travaux urgents nécessités par des mesures de sécurité.

Elle est augmentée à 24 mois en cas de missions exécutées à l’étranger, ou départ définitif d’un salarié avec suppression de poste, ou en cas de commande exceptionnelle à l’exportation dans l’entreprise ou chez un sous-traitant.

Elle est augmentée à 36 mois dans le cas d’une mission d’embauche / formation apprentissage, pour correspondre à la durée du cycle de formation.

 

Sanctions : Le non-respect des conditions dérogatoires (missions, durée, forme…) entraîne automatiquement le droit à requalification du contrat de mission en contrat à durée indéterminée passé avec l’entreprise utilisatrice.

 

Toutefois, le défaut de transmission du contrat de mission à l’intérimaire n’ouvre plus droit automatiquement à la requalification, depuis l’ordonnance de 2017. Ce qui met un terme à la technique du refus de signature du contrat de mission.

En effet, les intérimaires avaient développé pour certains l’habitude de ne pas signer leurs contrats de mission. Ce qui avait pour effet, lorsqu’ils étaient placés dans la même entreprise, de requalifier le contrat en CDI. Et les requalifications judiciaires étaient la norme, spécialement après que l’intérimaire ne soit plus renouvelé. Il avait donc perçu ses indemnités de rupture de précarité, et obtenait au Prud’hommes la rigueur de la loi, à savoir la requalification du contrat à postériori depuis le premier jour de mission, et la reconnaissance de la rupture sans causes réelles ni sérieuses, à l’encontre tant de l’agence d’intérim que du client utilisateur.

 

L’Ordonnance de septembre 2017 met un terme à cette pratique de fraude légalisée, en venant préciser que le défaut de transmission du contrat (et donc son défaut de signature) n’entraîne plus la requalification mais uniquement une indemnité limitée à un mois de salaire.

Article L1251-40 alinéa 2 « La méconnaissance de l'obligation de transmission du contrat de mission au salarié dans le délai fixé par l'article L. 1251-17 ne saurait, à elle seule, entraîner la requalification en contrat à durée indéterminée. Elle ouvre droit, pour le salarié, à une indemnité, à la charge de l'employeur, qui ne peut être supérieure à un mois de salaire. »

 

 

II – Évolution jurisprudentielle

La jurisprudence sociale en matière d’intérim et de travail temporaire est très rigoureuse à l’encontre de l’employeur.

Sa ligne directrice est de requalifier le contrat dérogatoire en contrat de droit commun aussitôt qu’il est possible.

Mais l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 22/09/2017 a radicalement modifié l’esprit de la loi, et donc la prévisibilité de la décision jurisprudentielle.

L’idée de l’ordonnance est qu’il ne faut pas pénaliser l’entreprise utilisatrice au-delà du raisonnable.

Ainsi, le défaut de signature du contrat de mission n’entraîne plus la requalification du contrat. C’est un acquit législatif qui va permettre d’anticiper la jurisprudence future.

L’aspect sociologique de l’intérim devra également être pris en considération à l’avenir, comme il l’était à l’origine.

 

En effet, même si une partie incontestable des intérimaires – les travailleurs non-qualifiés - sont des travailleurs intermittents précarisés, embauchés en fonction des besoins des entreprises, ce serait ignorer la réalité sociologique que de ne pas prendre en considération le marché des professionnels intérimaires qualifiés.

Ces professionnels qualifiés connaissent leur valeur et leur rareté. Au point que l’élément essentiel du fonds de commerce d’une agence d’intérim n’est pas sa clientèle mais son réseau d’intérimaire… qui constitue sa matière première !

Ainsi l’intérimaire qualifié a renversé le pouvoir de négociation. Il fait un choix sociologique entre un travail régulier, payé par un salaire prévisible, ou un travail irrégulier payé par un salaire majoré et une prime de précarité.

Alors même que nous sommes dans un marché de pénurie de travail, le marché du travail intérimaire n’est donc pas un marché de pénurie de travail mais un marché où l’intérimaire qualifié organise la pénurie de main-d’œuvre, précisément pour pouvoir augmenter sa rémunération ponctuelle.

A l'instar de l'intermittent du spectacle, l’intérimaire qualifié profite pleinement de sa compétence pour obtenir une meilleure rémunération qu’en poste à temps plein et profiter de périodes de chômage récurrentes ;

 

À l’aune de cette évolution sociologique, il est intéressant de questionner certaines situations de requalification des missions d’intérim. L’affaire jugée par le Conseil de Prud’hommes de Paris le 11 septembre 2017 (plaidé le 15 mai bien avant la rédaction de l’ordonnance de septembre 2017, pour une rupture intervenue en mai 2015) en est une bonne démonstration.

Dans les faits, le Conseil jugeait un intérimaire très spécialisé (maître-nageur), intervenant sur un marché économique très particulier (les piscines) où la pénurie de maîtres-nageurs est avérée.

Or, une piscine ne peut pas être ouverte si un maître-nageur n’est pas présent. Aussi, en complément des maîtres-nageurs embauchés à temps plein, parfois sous le statut de la fonction publique municipale, et parfois sous le régime de droit privé, selon la nature de l’exploitant, les exploitants de piscine doivent disposer d’un certain nombre de maitres-nageurs disponibles pour garantir la continuité de l’exploitation de la piscine.

Précisément, la rémunération à temps plein étant statutairement si faible, par comparaison à d’autres professions équivalentes, que la pénurie est installée de manière systémique de sorte qu’il est fréquent qu’un même intérimaire se retrouve à cumuler des missions dans des conditions de stabilité et de permanence apparente qui ne correspondent pas à celles dérogatoires du recours à l’intérim.

Ces situations entraînaient systématiquement des requalifications.

 

Dans le cas précis qui nous intéresse, l’intérimaire, placé dans une entreprise privée exploitant une piscine municipale, s’était vu proposer un poste à temps plein par l’entreprise utilisatrice. Et il avait décliné l’offre en connaissance de cause, s’estimant mieux payé en intérim.

C’est en considération de cette volonté de l’intérimaire de rester dans le statut de l’intérim, que le Conseil de Prud’hommes a refusé de requalifier le contrat de mission en CDI.

Le Conseil de Prud’hommes a ainsi textuellement relevé :

« De plus le salarié déclare par conclusions et à la barre que ‘‘le CDI de maître-nageur n’est pas rentable pour moi, c’est pour ça que j’ai décidé d’être en intérim, car c’est mieux pour moi’’.

Il résulte de ce qui précède, qu’il n’y a pas lieu de les requalifier en contrat à durée indéterminée. »

La motivation du Conseil est remarquable. Il tire les conséquences logiques de l’aveu du salarié intérimaire de ce qu’il a choisi l’intérim pour bénéficier d’une meilleure rémunération, et refusé l’embauche en CDI, pour lui dénier le droit à requalification que la loi prévoit.

Cette décision n’a pas été frappée d’appel par l’intérimaire et est passée en force de chose jugée. Raison pour laquelle j’en fais état.

Elle n’a évidemment pas la force d’un arrêt de Cour d’Appel ni encore moins d’un arrêt de chambre sociale de la Cour de Cassation. Toutefois, ce jugement constitue à mes yeux une anticipation sociologique de la jurisprudence à venir.

 

III – Inversion sociologique du pouvoir de négociation

Le droit du travail est un droit d’ordre public de protection. Il protège le salarié, réputé partie faible, face à l’employeur réputé partie forte.

Mais dans le cas précis, et de plus en plus en matière d’intérim, la partie qui dispose du pouvoir de négociation n’est plus l’employeur, qu’il soit agence d’intérim ou client utilisateur. C’est bel et bien l’intérimaire qualifié.

Cette évolution sociologique devra être confirmée dans les faits par les juridictions emblématiques, pour que cette décision ne soit pas un simple cas d’école ou une décision factuelle, mais qu’elle devienne un fait juridique.

Il faudra pour cela que les juges s’appuient sur l’évolution du marché du travail.

 

Dire que le salarié est devenu la partie forte, disposant du pouvoir de négociation, ce n’est ni lui faire injure ni nuire à ses droits. C’est essentiellement tirer les conséquences d’une évolution sociologique bénéfique au salarié, et observer la juste revanche de l’ouvrier qualifié.

C’est certainement une pierre dans le jardin du droit du travail. C’est incontestablement une écorne au droit du travail dans sa conception protectrice. Mais faut-il encore protéger celui qui ne veux plus l’être ?

À quel moment la volonté de l’individu, qu’il soit salarié ou employeur, peut-elle prendre le pas sur les dispositions d’ordre public ? Dans le cas d’espèce, le Conseil de Prud’hommes a tranché : le salarié ayant reconnu qu’il ne souhaitait pas valider une embauche en CDI et qu’il percevait un avantage économique certain à travailler en intérim, il était logique de lui refuser le droit à voir son contrat de mission requalifié en CDI après la rupture.

Logique prud’hommale qui vient souvent contra-legem. Audace jurisprudentielle incontestablement !

 

Ce mouvement est à présent conforté par la réforme du Code du Travail, qui ne sanctionne plus le défaut de transmission du contrat ni le défaut de signature du contrat par la requalification, mais par une simple indemnité d’un mois de salaire.

Il sera intéressant de suivre ce mouvement de première instance et de déterminer jusqu’où la prud’homie acceptera de suivre l’évolution sociologique du marché du travail contre la lettre de la loi. Car si un jugement de première instance ne crée pas jurisprudence, un essaim de jugements démontre aisément cette l’évolution sociologique du marché du travail, et partant, la nécessité de réformer ce droit ressenti souvent comme un repoussoir.

A moins que le politique ne choisisse d’éviter le débat et ne préfère exclure l’intérim du droit du travail pour renvoyer ce contrat dans la sphère des contrats d’entreprise et des autoentrepreneurs… Ce qui serait une autre réforme, bien plus audacieuse encore !

 

Ariel DAHAN

Le 22 JUIN 2018

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