Par un arrêt du 12 septembre 2018 promis à la plus large publication, la Cour de Cassation précise sa Jurisprudence applicable à la possibilité par l’employeur de sanctionner des propos diffusés par le salarié sur les réseaux sociaux (Cass. Soc. 12 septembre 2018, N° 16-11690).

 

Engagée le 6 janvier 2004 en qualité de négociatrice immobilier par la Société Dupain, Madame Y a été licenciée le 3 mars 2009 pour faute grave. Il était reproché à Madame Y d’avoir adhéré́ à un groupe sur Facebook intitulé « Extermination des directrices chieuses », l’employeur considérant ces propos comme étant injurieux et offensants à son égard.

 

La Société soutenait que caractérisait une faute grave, et à tout le moins sans cause réelle et sérieuse « la seule diffusion, publique ou privée, par le salarié sur le réseau social Facebook de propos injurieux et humiliants à l'encontre de son employeur ».

 

La Cour d’Appel de Paris, dans sa décision du 3 décembre 2015 rejette ce raisonnement en ces termes :

 

« (…) la seule existence de propos injurieux et calomnieux sur le réseau social ne suffit pas, en elle-même, à justifier le licenciement d'un salarié, il incombe à l'employeur de démontrer le caractère public des correspondances litigieuses ».

 

 

Rejetant le pourvoi, la Cour de Cassation statue quant à elle en ce sens :

 

« Mais attendu qu'après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur le compte ouvert par la salariée sur le site facebook et qu'ils n'avaient été accessibles qu'à des personnes agréées par cette dernière et peu nombreuses, à savoir un groupe fermé composé de quatorze personnes, de sorte qu'ils relevaient d'une conversation de nature privée, la cour d'appel a pu retenir que ces propos ne caractérisaient pas une faute grave ;

 

Qu'exerçant le pouvoir qu'elle tient de l'article L. 1235-1 du code du travail, elle a décidé que le grief ne constituait pas une cause réelle et sérieuse de licenciement ; que le moyen n'est pas fondé ».

 

 

Les salariés peuvent-ils pour autant considérer leurs propos énoncés dans des groupes privés comme protégés par la forteresse de la liberté d’expression ? Rien n’est moins sûr …

 

 

Des propos « injurieux et humiliants » diffusés sur un groupe « restreint et contrôlé » échappant à la caractérisation d’une faute grave …

 

Une première question, au cas d’espèce, était de savoir si la faute grave pouvait être retenue et ce, peu important le caractère privé ou public de la conversation.

 

S’interrogeant sur le point de savoir si les propos litigieux devaient être caractérisés, ou non, comme un « fait de la vie personnelle », la Cour de Cassation répond par l’affirmative.

 

Et pour cause puisque, par principe, un fait de la vie personnelle ne peut justifier un licenciement disciplinaire (Cass. Soc. 23 juin 2009, no 07-45.256 P). 

 

Néanmoins, il faut souligner que la Cour de Cassation pose strictement les conditions de la correspondance considérée comme privée, en ce sens que non-seulement le groupe Facebook était de « nature » privée, mais surtout, que les personnes membres étaient :

 

  •  
  • « et peu nombreuses, à savoir un groupe fermé composé de quatorze personnes »,

 

La Cour de Cassation procède ainsi à un contrôle strict, in concreto :

 

  • De la volonté de la salariée de privatiser ses propos, exigeant que ce soit elle-même qui ait été à l’origine de l’agrément des personnes présentes :

 

Ainsi, une solution toute différente aurait pu être envisagée si la salariée n’avait elle-même aucun contrôle sur les membres adhérentes audit groupe privé ;

 

  • L’étendue du groupe de publication :

 

La précision selon laquelle les personnes étaient « peu nombreuses », indique l’attachement de la Cour de Cassation au caractère nécessairement intime et confidentiel que devraient revêtir des confidences « privées ».

 

Un groupe même privé et dont le salarié contrôlerait les adhérents, mais qui comporterait « de nombreuses » personnes, n’emporterait sans doute pas la même protection.

 

La définition du « nombre » demeure néanmoins inconnue, incertaine et quelque peu discrétionnaire, dans l’attente de décisions des Juridictions du Fond sur ce point.

 

La Cour de Cassation, consacrant le caractère privé de la conversation, valide le raisonnement de la Cour d’Appel privant les propos d’une gravité suffisante à entrainer une rupture pour faute grave.

 

Néanmoins, même en présence de propos de nature privés, une faute sérieuse pourra être caractérisée, en application de la théorie de l’abus de droit, combinée à l’appréciation souveraine des Juges du Fond.

 

 

… Pouvant néanmoins caractériser une faute sérieuse en cas d’abus de droit, l’appréciation de sa « gravité » restant à l’appréciation des Juges du Fond

 

L'abus de droit trouve son origine dans deux adages latins « Malitiis non est indulgendum - Aux hommes de mauvaise foi, point d'indulgence » et « Male enim nostro jure uti non debemus - Celui qui abuse de son droit doit répondre des dommages qu'il cause à autrui ».

 

En droit interne, l’abus de droit est le fait, pour une personne, de commettre une faute par le dépassement des limites d'exercice d'un droit qui lui est conféré ; soit en le détournant de sa finalité, soit dans le but de nuire à autrui (Cass. Civ1. 3 août 1915 – n° 00-02.378). Aussi, l'abus de droit est caractérisé dès que la personne qui en est titulaire en outrepasse l'exercice et causant préjudice à autrui (Civ. 2e, 26 nov. 1953).

 

Autrement-dit, l’abus est nécessairement fautif.

 

Aussi, par exception au principe selon lequel nul ne peut être sanctionné pour un fait de nature privée, l’abus dans l’exercice des droits afférents à la vie privée peut justifier un licenciement (Civ. 1re, 13 juin 2006, no 03-47.580).

 

L’abus à la liberté d’expression a été défini par la Cour de Cassation comme caractérisé en présence de « propos injurieux, diffamatoires et excessifs » (Cass. Soc. 23 sept. 2015, no 14-14.021).

 

Dès-lors, la seconde question était de savoir si la seule existence de « propos injurieux et calomnieux » dans un fait privé suffit-il, en tant que tel, à justifier un licenciement pour cause sérieuse ou une certaine gravité dans la teneur de ces propos peut-elle être exigée par les Juridictions du Fond ?

 

Pour la Cour d’Appel de Paris dans sa décision du 3 décembre 2015, la seule existence de propos injurieux et calomnieux ne suffit pas à justifier le licenciement.

 

La Cour de Cassation, rejetant le pourvoi, précise « qu'exerçant le pouvoir qu'elle tient de l'article L. 1235-1 du code du travail, (la Cour d’Appel) a décidé que le grief ne constituait pas une cause réelle et sérieuse de licenciement ; que le moyen n'est pas fondé ».

 

Cette motivation renvoie au pouvoir d’appréciation de la gravité des faits, revenant aux Juges du Fond :

 

« il résulte de l'article L. 1235-1 du code du travail qu'il appartient au juge d'apprécier non seulement le caractère réel du motif du licenciement disciplinaire mais également son caractère sérieux »

 

Sauf dénaturation des faits, la Cour d’Appel pouvait considérer que les propos considérés, même abusifs, n’étaient pas d’une gravité telle qu’ils justifiaient un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

 

Autrement dit : toute faute d’un salarié ne justifie pas un licenciement, il convient que cette faute soit réelle et sérieuse.

 

Les Juridictions du Fond pourront ainsi rejeter le licenciement d’un salarié s’agissant de propos privés même « insultants, diffamants et excessifs » s’ils jugent qu’ils ne sont pas d’une gravité « sérieuse ».

 

Bonne nouvelle, une faute « légère » ne justifie (toujours) pas le licenciement !

 

 

Conclusion : La possible naissance d’une présomption d’absence de trouble de l’entreprise en cas de propos diffusés sur un « groupe restreint » ?

 

De longue date, il est acquis, en application de l’article 10 de la CESDH que l’abus mais aussi les « restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché » bornent l’exercice de la liberté d’expression, et plus globalement, des droits et libertés fondamentaux.

 

(Cass. Soc. 28 avr. 1988: D. 1988. 437, Cass. Soc. 28 avr. 2011: RJS 2011. 533, no 577)

 

Ces limitations à la vie privée s’exercent selon le principe du double cliquet :

 

  1. L’abus dans l’exercice de la liberté d’expression et de la vie privée ;
  2. L’existence d’un intérêt légitime, pour la protection duquel le licenciement serait nécessaire et proportionné.

 

Aussi, si ne constitue pas une faute grave des faits tirés de la vie privée d’un salarié, il en est autrement lorsque ce fait, même de nature privée, crée un trouble caractérisé au sein de l'entreprise.

 

Tel peut être le cas d’un scandale ou d’une altération de l’exécution des tâches des salariés.

 

Cass. Soc. 20 nov. 1991, no 89-44.605 P, Cass. Soc. 20 oct. 1976: Bull. civ. V, no 508

 

Au cas présent, l’employeur ne soutenait pas expressément l’existence d’un « trouble caractérisé » au sein de l’entreprise. Néanmoins, l’existence d’un trouble au sein de l’entreprise est un élément d’appréciation de la gravité d’une faute, et partant, de la justification du licenciement.

 

Compte-tenu de l’étendue de la publication à venir, on aurait ainsi pu s’attendre à ce que la Haute Juridiction rappelle le fonctionnement de l’intégralité du mécanisme de sanction des faits tirés de la vie privée.

 

Partant, l’on peut s’interroger sur le point de savoir si cette décision ne donne pas une indication par un raisonnement a contrario, et en filigrane.

 

En effet, au cas présent, la Cour de Cassation rappelle expressément que le groupe privé comportait seulement quatorze personnes.

 

Outre la caractérisation du « fait privé », cette précision peut aussi indiquer la naissance d’une présomption selon laquelle la diffusion de propos sur un groupe de « petite envergure » ne serait par principe pas d’une importance suffisante à créer un scandale, altérer le fonctionnement de la Société ou atteindre à sa réputation.

 

A ce groupe « restreint » s’attacherait ainsi une présomption selon laquelle il n’existerait pas de trouble caractérisé à l’entreprise.

 

Si cela est vrai, reste à savoir dans quelles conditions cette présomption, fragile compte-tenu de l’absence de définition de ce « groupe » en termes de nombre de personnes, pourra céder devant la preuve contraire.

 

Dans ce cas, la mise en œuvre d’une présomption selon laquelle la prononciation de propos au sein d’un groupe « restreint » et contrôlé ne serait pas à même de caractériser un trouble manifeste au sein de l’entreprise serait un apport certain à la Jurisprudence actuelle.

 

Mais dans la mesure où ce moyen n’était pas explicitement soutenu par l’employeur, la naissance de cette présomption demandera confirmation.