Dans un jugement du 18 janvier 2019, le Conseil de Prud'hommes de Grenoble vient à son tour d'écarter le barème d'indemnisation des licenciements sans cause réelle et sérieuse au motif de son inconventionnalité.
Au terme d'une motivation juridiquement exemplaire, il considère en effet que ce barème viole les dispositions de l'article 24 de la charte sociale européenne du 3 mai 1996, les articles 4 et 10 de la convention 158 de l'OIT et le droit à un procès équitable :
"Attendu qu'en vertu du principe de légalité, chaque norme juridique doit se conformer à l'ensemble des règles en vigueur ayant une force supérieure dans la hiérarchie des normes, ou du moins être compatible avec ces normes ;
Attendu que le Conseil, avant de dire le droit, se doit de vérifier que la législation Française est conforme aux droits Européens et aux accords internationaux ratifiés par la France ;
Que l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 indique que : «Les Traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois [...] » ;
Que si le Conseil constitutionnel est compétent pour contrôler la conformité des lois à la Constitution (contrôle de constitutionnalité), le contrôle de la conformité des lois par rapport aux conventions internationales (contrôle de conventionnalité) appartient en revanche aux juridictions ordinaires sous le contrôle de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat (décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 recueil p. 19, décision n° 86-216 DC du 3 septembre 1986, recueil p. 135) ;
Que la Cour de cassation, puis le Conseil d'Etat, se sont reconnus compétents pour procéder à ce contrôle de conventionnalité (Chambre mixte 24 mai 1975, Société des Cafés Jacques Favre, n° 73-13556 ; Conseil d'Etat, Assemblée Plénière, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243) ; que ce contrôle peut donc conduire, lors de l'examen d'un litige, à écarter la loi française pour faire prévaloir la convention internationale dans la résolution du litige ;
Que tel a été le cas, devant le juge prud'homal, à l'égard du Contrat Nouvelles Embauches jugé contraire à la Convention 158 de l'OIT (CPH Longjumeau, 28 avril 2006, De Wee c/ Philippe Samzun n° 06/00316 ; CA Paris, 18' E, 6 juillet 2007, n° S06/06992) ;
Que la Cour de cassation a établi que la convention n° 158 était « directement applicable», et a souligné « la nécessité de garantir qu'il soit donné pleinement effet aux dispositions de la convention » (Cass. Soc. ler juillet 2008, n° 0744124) ;
Que l'article 10 de la convention n° 158 de l'OIT sur le licenciement, ratifiée par la France le 16 mars 1989, dont le Conseil d'Etat a confirmé l'effet direct (CE Sect., 19 octobre 2005, CGT et a, e 283471), stipule que si les tribunaux « arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n'ont pas le pouvoir ou n'estiment pas possible dans les circonstances d'annuler le licenciement et/ou d'ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée » ;
Que l'article 24 de la charte sociale européenne du 3 mai 1996, ratifiée par la France le 7 mai 1999, qui est également d'effet direct (CE, 10 février 2014, M. Fischer, n° 359892), a repris ce même principe dans les termes suivants : « En vue d'assurer l'exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s'engagent à reconnaître :
- le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service.
- le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée. »;
Que le Comité européen des droits sociaux (C.E.D.S), organe en charge de l'interprétation de la Charte, s'est prononcé sur le sens devant être donné à l'indemnité adéquate et à la réparation appropriée dans sa décision du comité du 8 septembre 2016 « Finish Society of Social Rights c. Finlande » (n°106/20I4, § 45);
Que le Comité énonce que « les mécanismes d'indemnisation sont réputés appropriés lorsqu'ils prévoient:
- le remboursement des pertes financières subies entre la date du licenciement et la décision de l'organe de recours ;
- la possibilité de réintégration ;
- des indemnités d'un montant suffisamment élevé pour dissuader l'employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime. » ;
Que tout plafonnement conduisant à ce que les indemnités octroyées ne soient pas en rapport avec le préjudice subi et/ou ne soient pas suffisamment dissuasives est donc, en principe, contraire à la Charte ;
Que le barème défini à l'article L.1235-3 du Code du travail n'est pas conforme à la jurisprudence Européenne (CEDS, 8 septembre 2016 n°106/2004//Finisch Society Social Right contre Finlande) et à la jurisprudence Française (CPH Le Mans du 26/9/1811° 17/00538, CPH Troyes RG 11° F 18/00036 du 13/12/18, CPH d'Amiens du 19/12/18 n° F18/00040 et CPH de Lyon du 21/12/1811° F18/01238 et du 7/01/1911° F15/01398) ;
Que la Charte sociale européenne et l'interprétation qu'en fait le Comité Européen des droits sociaux sont d'application directe en droit interne français, et doivent faire prévaloir la nécessité d'une indemnisation intégrale des préjudices subis par Monsieur X.
Attendu qu'en l'espèce, Monsieur X a un an d'ancienneté en tenant compte de la date d'embauche en contrat à durée déterminée (24 avril 2017) et, d'après ce qui est défini à l'article L.1235-3 du Code du travail, il ne pourrait percevoir au maximum à titre de dommages et intérêts, que deux mois de salaire à savoir 1480,30 € x 2 soit 2 960,60 € brut ;
Qu'un tel barème n'est pas adapté au cas de Monsieur X licencié sans le respect d'aucune procédure de licenciement et sans bénéficier à sa reprise d'une visite médicale suite à son accident de travail du 5 avril 2018 ;
Que de plus, le barème défini à l'article L.1235-3 du Code du travail ne permet pas au Conseil d'apprécier à sa juste valeur le préjudice subi par Monsieur X en se limitant au seul critère de son ancienneté ; qu'en effet depuis son licenciement Monsieur X n'a pu obtenir ses documents sociaux et ne peut faire valoir ses droits auprès de Pôle emploi ;
Que la Charte sociale européenne est un traité du Conseil de l'Europe adoptée à Turin en 1961 qui garantit les droits sociaux et économiques fondamentaux ; qu'elle est le pendant social de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, qui se réfère aux droits civils et politiques, elle garantit un large éventail des Droits de l'Homme liés à l'emploi, au logement, à la santé, à l'éducation, à la protection sociale et aux services sociaux ;
Que la Charte est dès lors considérée comme la Constitution sociale de l'Europe ;
Que le caractère contraignant de la Charte sociale ne fait plus de doute et les principes qu'elle contient sont directement invocables devant le juge français ;
Qu'ainsi, le Conseil d'Etat a déjà reconnu qu'il s'agissait d'un traité international dans son arrêt du 7 juillet 2000 (Fédération nationale des associations tutélaires, n°213461) ; or dans son arrêt du 8 septembre 2016, le Comité européen (CEDS) énonce que « tout plafonnement qui aurait pour effet que les indemnités octroyées ne sont pas en rapport avec le préjudice subi et ne sont pas suffisamment dissuasives est en principe, contraire à la Charte »;
Que le comité en a jugé ainsi à l'égard de la loi finlandaise, qui se bornait à fixer un plancher de 3 mois et un plafond de 24 mois, en invitant le juge à fixer, entre ces 2 limites légales, l'indemnisation en tenant compte de l'ancienneté, de l'âge du salarié, de ses perspectives de retrouver un emploi équivalent, de la durée de son inactivité et de la situation générale du salarié et de l'employeur ;
Que le CEDS a estimé cette législation contraire à la charte en soulignant que, dans certains cas de licenciement abusif, l'octroi d'une indemnisation plafonnée à hauteur de 24 mois peut ne pas suffire pour compenser les pertes et le préjudice subis : « (...) que dans certains cas de licenciement abusif, l'octroi d'une indemnisation à hauteur de 24 mois prévue par la loi relative au contrat de travail peut ne pas suffire pour compenser les pertes et le préjudice subis. (...) Le Comité considère que le plafonnement de l'indemnisation prévue par la loi relative au contrat de travail peut laisser subsister des situations dans lesquelles l'indemnisation accordée ne couvre pas le préjudice subi. En outre, il ne peut conclure que des voies. de droit alternatives sont prévues pour constituer un recours dans de telles situations. » (CEDS 8 septembre 2016 § 45) ;
Que le barème issu de l'ordonnance du 22 septembre 2017 est plafonné à 20 et non 24 mois de salaire, et à l'égard des anciennetés les plus faibles, il est flagrant qu'il ne permet pas au Juge de tenir compte de l'ensemble des éléments de situation du salarié qui alimentent ses préjudices financiers, professionnels et moraux ;
Or, en droit français il n'existe aucune voie de droit alternative pour que le salarié obtienne une indemnisation complémentaire dans le cadre de son licenciement. Depuis la loi du 13 juillet 1973, l'action permettant au salarié d'obtenir une indemnité pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse est exclusive de toute autre action sur le terrain de la responsabilité civile. Et la Cour de cassation, tout en visant expressément le principe de réparation intégrale dans sa décision publiée du 14 septembre 2017, faisait grief à une cour d'appel d'avoir condamné l'employeur à payer aux salariés des dommages-intérêts au titre du préjudice résultant de la privation des mesures du plan de sauvegarde de l'emploi alors qu'elle avait déjà condamné l'employeur à payer à chaque salarié une indemnité réparant intégralement le préjudice résultant du caractère illicite du licenciement. (Cass. soc., 14 septembre 2017, n° 16-11.563, publié) ;
Que le juge prud'homal français a donc l'obligation de fixer une seule et unique indemnisation de tous les préjudices nés du licenciement, et l'Ordonnance du 22 septembre 2017 a enfermé cette indemnisation dans le barème plafonné ;
Qu'il existe des exceptions au plafonnement, énumérées à l'article L. 1235-3-1, notamment en cas de discrimination ou de harcèlement, ne doit en rien faire douter de cette réalité puisque le principe de réparation intégrale doit présenter un caractère général ;
Qu'en réduisant l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse par des plafonds trop bas, c'est bien la sanction de la violation de la loi qui perd. son effet dissuasif à l'égard des employeurs qui peuvent « budgéter » leur faute ;
Que ce barème viole donc à double égard l'article 24 de la Charte européenne des droits sociaux ;
Qu'il décourage en outre les salariés d'agir en justice pour faire valoir leurs droits au regard d'espoir d'indemnisation dérisoire, alors qu'en application de la convention 158 de l'OIT, le droit de n'être licencié que pour un motif valable est un droit fondamental (article 4), et que sa violation exige d'habiliter le Juge « à ordonner le versement d'une indemnité adéquate » à défaut de réintégration possible (article 10) ;
Que ce barème peut même être incitatif à prononcer des licenciements injustifiés, s'ils ont été provisionnés, ce qui est manifestement à l'opposé de l'objectif de dissuasion mis en avant par le CEDS ;
Qu'enfin, le droit au procès équitable, protégé par la Convention européenne des droits de l'Homme, n'est plus garanti lorsque le pouvoir du juge se retrouve ainsi drastiquement limité ; qu'en effet le barème en vigueur depuis le 23 septembre 2017 ne permet assurément pas au Juge de moduler l'appréciation des préjudices du salarié en fonction des différents paramètres de sa situation lorsqu'il existe si peu de marge laissée entre le plancher et le plafond (pour une ancienneté de 2 ans, le plancher est de 3 mois et le plafond de 3,5 mois et pour une ancienneté de 3 ans, le plancher est de 3 mois et le plafond de 4...) ;
Que le barème d'indemnisation prévu par l'article L. 1235-3 du Code du travail viole donc les dispositions de l'article 24 de la Charte sociale européenne, les articles 4 et 10 de la convention 158 de l'OIT et le droit au procès équitable ;
Que les barèmes prévus à l'article L.1235-3 du Code du travail sont donc inconventionnels."
(Jugement du CPH de Grenoble, 18 janvier 2019, RG N° F18/00989)
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