L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) le 2 avril 2020 dans deux affaires mettant en cause la société espagnole Vueling (C-370/17 et C et C37/18) vient réaffirmer la primauté du droit européen sur les dispositions nationales en matière de détachement de travailleurs.

Cette décision intervient après des années de procédure ayant débuté par un contrôle de l’Inspection du travail au sein de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle en 2008, au terme duquel l’administration avait dressé un procès-verbal pour travail dissimulé à l’encontre de Vueling après avoir constaté que cette dernière employait en France du personnel navigant sans l’avoir affilié au régime de sécurité sociale française. Rappelons qu’en vertu des articles L 1262-1 et suivants du Code du travail, un employeur établi hors de France peut détacher temporairement des salariés sur le territoire national, à condition qu’il existe un contrat de travail entre cet employeur et le salarié et que leur relation de travail subsiste pendant la période de détachement. Afin d’être en mesure de justifier de l’affiliation de ses salariés au  régime de sécurité sociale de l’État où son siège est établi, l’employeur doit obtenir un formulaire A1 (anciennement dénommé E 101) qui lui est délivré par l’organisme local.

En l’espèce, la société Vueling avait obtenu ces formulaires et s’en prévalait auprès de l’administration française pour justifier de la régularité du détachement. La Cour d’appel de Paris l’avait néanmoins condamnée au motif qu’elle exerçait son activité en France de façon habituelle, stable et continue dans des locaux qui y étaient implantés, ce qui interdisait de se prévaloir des certificats E 101. La chambre criminelle de la Cour de cassation avait confirmé cette analyse dans un arrêt en date du 11 mars 2014 (n°12-81461). Parallèlement à cette affaire, la Caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l'aéronautique civile (CRPNPAC) et un ancien copilote de Vueling avaient agi en justice aux fins d’obtenir la réparation du préjudice qu'ils estimaient avoir subi du fait du défaut d'affiliation du personnel navigant de la compagnie à la sécurité sociale française. C’est dans le cadre de ces affaires que le Tribunal de Bobigny, d’une part, et la chambre sociale de la Cour de cassation, d’autre part, ont saisi la CJUE de questions préjudicielles relatives à la portée des formulaires E 101 (devenus A1) et de la marge de manœuvre des juridictions nationales en cas de fraude.

La réponse était très attendue car la jurisprudence de la CJUE s’est précisée entre temps et avait confirmé la présomption de régularité attachée à la détention du certificat E 101, présomption fondée sur le principe de coopération loyale entre les États membres. Ainsi, dans l’arrêt A-Rosa du 27 avril 2017 (C-620/15), la CJUE avait réaffirmé qu’en cas de désaccord sur l’appréciation de la régularité du détachement, il appartenait aux autorités de l’État d’accueil de saisir l’institution émettrice du formulaire E 101 afin de lui demander de le retirer et ce, conformément aux dispositions du règlement de coordination. La Cour de cassation avait immédiatement tiré les conséquences de cette décision en censurant des condamnations prononcées sans avoir respecté au préalable la procédure de coopération (Cass AP 22 décembre 2017 n°13-25467).

Cependant, la CJUE avait semblé infléchir sa jurisprudence dans l’arrêt Altun du 6 février 2018 (CJUE 6 février 2018 C-359/16) qui avait statué sur un cas d’espèce dans lequel une fraude avait été révélée. La Cour avait alors jugé que « lorsque l'institution de l'État membre dans lequel les travailleurs ont été détachés a saisi l'institution émettrice de certificats E101 d'une demande de réexamen et de retrait de ceux‐ci à la lumière d'éléments recueillis dans le cadre d'une enquête judiciaire ayant permis de constater que ces certificats ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse, et que l'institution émettrice s'est abstenue de prendre en considération ces éléments aux fins du réexamen du bien-fondé de la délivrance desdits certificats, le juge national peut, dans le cadre d'une procédure diligentée contre des personnes soupçonnées d'avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de tels certificats, écarter ces derniers si, sur la base desdits éléments et dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable qui doivent être accordées à ces personnes, il constate l'existence d'une telle fraude ».

L’affaire Vueling était donc l’occasion pour la CJUE de préciser les conditions dans lesquelles le juge de l’État d’accueil peut écarter les certificats A1 en cas de fraude. Pour l’avocat général M. Saugmandsgaard Øe, il apparaissait nécessaire, au nom de la lutte contre la fraude et les pratiques illicites de dumping social, que les juridictions nationales soient toujours compétentes pour écarter les formulaires A1 dès lors que la preuve d’une fraude est rapportée.

Or, ce n’est pas du tout ce qu’a retenu la CJUE dans son arrêt du 2 avril 2020 dont la motivation est exemplaire.

La Cour a commencé par rappeler que « la constatation de l’existence d’une fraude entachant la délivrance d’un certificat E 101 repose sur un faisceau concordant d’indices établissant la réunion, d’une part, d’un élément objectif, qui consiste dans le fait que les conditions requises aux fins de l’obtention et de l’invocation d’un tel certificat, prévues au titre II de ce règlement, ne sont pas remplies et, d’autre part, d’un élément subjectif, qui correspond à l’intention des intéressés de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance dudit certificat, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché » (cons. 51). La Cour poursuit en indiquant « l’obtention frauduleuse d’un certificat E 101 peut ainsi découler soit d’une action volontaire, telle que la présentation erronée de la situation réelle du travailleur ou de l’entreprise employant ce travailleur, soit d’une omission volontaire, telle que la dissimulation d’une information pertinente dans l’intention d’éluder les conditions d’application de l’article 14, point 1, sous a), de ce règlement »

La Cour apporte, ensuite, des précisions intéressantes sur les notions de « succursale » et « de représentation permanente » qui ne sont pas définies par le règlement n° 1408/71, « lequel ne renvoie pas non plus, à cet égard, au droit des États membres, et doivent, par conséquent, faire l’objet d’une interprétation autonome. » Selon la Haute Cour, ces notions « doivent s’entendre comme visant une forme d’établissement secondaire présentant un caractère de stabilité et de continuité en vue d’exercer une activité économique effective et disposant, à cette fin, de moyens matériels et humains organisés ainsi que d’une certaine autonomie par rapport à l’établissement principal » (cons. 56). Ce point est important car, en pratique, c’est le fait que l’activité soit réalisée sur le territoire national « de façon habituelle, stable et continue » (article L 1262-3 du Code du travail) qui permet d’asseoir les condamnations pénales pour travail dissimulé et absence de déclaration notamment. Le critère le plus souvent utilisé par les autorités françaises pour caractériser une telle activité est la part de chiffres d’affaires réalisé sur le territoire national. Or, ce critère économique ne semble pas déterminant pour la CJUE qui semble lui préférer un critère fondé sur l’autonomie de la structure implantée dans l’état d’accueil. C’est donc à l’aune de la définition donnée par la CJUE que les juridictions pénales françaises devront désormais apprécier le caractère stable et continu de l’activité de l’entreprise poursuivie. Cette solution est évidemment satisfaisante tant au regard du principe de sécurité juridique que du principe de légalité criminelle qui commande que la répression ne puisse s’exercer que sur des bases juridiques claires et précises.

Dans l’affaire Vueling, il est d’ailleurs piquant de relever que la CJUE considère que les juridictions françaises ont « raisonnablement pu être amenées à considérer qu’elles disposaient d’indices concrets donnant à penser que les certificats E 101 en cause délivrés par l’institution émettrice espagnole avaient été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse. » Or, il est patent que les juridictions françaises ont estimé qu’elles disposaient bien plus que d’indices puisqu’elles ont condamné Vueling pour travail dissimulé par dissimulation d’activité…

Toujours est-il que, pour la CJUE, « la présence d’indices tels que ceux en cause au principal ne saurait, en tant que tels, suffire à justifier que l’institution compétente de l’État membre d’accueil des travailleurs concernés ou les juridictions nationales de cet État membre constatent de manière définitive l’existence d’une fraude et écartent les certificats E 101 concernés. » La Cour rappelle qu’il résulte du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3 TUE, lequel implique également celui de confiance mutuelle, que le certificat E 101 (A1) s’impose à l’État d’accueil dans la mesure où il crée une présomption de régularité de l’affiliation du travailleur au régime de sécurité sociale concerné au régime de sécurité sociale de l’Etat émetteur dudit certificat. Dès lors, aussi longtemps que le certificat E 101 n’est pas retiré ou déclaré invalide, l’institution compétente et les juridictions de l’État membre d’accueil doivent tenir compte du fait que le travailleur concerné est déjà soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre dont l’institution compétente a émis ce certificat (cons. 63).

La seule solution pour les autorités ou juridictions nationales qui suspectent une fraude aux règles de détachement est de mettre en œuvre la procédure de dialogue avec l’institution émettrice prévue à l’article 84 bis, paragraphe 3 du règlement 1408/71.

Partant, la CJUE pose explicitement le principe selon lequel « une juridiction de l’État membre d’accueil ne saurait écarter des certificats E 101 dans le cadre d’une telle procédure judiciaire que lorsque deux conditions cumulatives sont remplies, à savoir, d’une part, que l’institution émettrice de ces certificats, ayant été saisie promptement par l’institution compétente de cet État membre d’une demande de réexamen du bien‑fondé de la délivrance desdits certificats, s’est abstenue de procéder à un tel réexamen à la lumière des éléments communiqués par cette dernière institution et de prendre position, dans un délai raisonnable, sur cette demande, le cas échéant, en annulant ou en retirant ces mêmes certificats, et, d’autre part, que lesdits éléments permettent à cette juridiction de constater, dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable, que les certificats en cause ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse » (cons.79).

La précision selon laquelle l’institution de l’État membre désireuse de poursuivre l’employeur auteur du détachement devra agir promptement pour déclencher la procédure de dialogue prévue à l’article 84 bis paragraphe 3 du règlement est intéressante et rejoint l’exigence de garanties inhérentes au droit à un procès équitable, préalablement au constat de la fraude. Cela va permettre de lutter contre les lenteurs administratives et les pratiques trop souvent usitées par les parquets consistant à conserver des dossiers complexes en enquête préliminaire durant des périodes relativement longues au cours desquelles les droits de la défense sont réduits à peau de chagrin puisque l’avocat n’a pas d’accès au dossier.  Ces situations aboutissent le plus souvent à un désinvestissement total du marché par l’entreprise poursuivie alors même que sa situation peut finalement être jugée parfaitement en règle des années après le premier contrôle exercé par l’inspection du travail.

L’on peut, peut-être, regretter que la CJUE n’ait pas précisé plus avant la notion de « délai raisonnable » dont dispose l’institution émettrice du formulaire pour prendre position dès lors qu’elle est saisie par l’autorité de l’Etat d’accueil même si elle relève dans son arrêt que l’institution espagnole n’a pas traité la demande de l’institution française avec la célérité requise puisqu’elle a répondu au bout de deux ans.

Il n’en demeure pas moins que cette décision de la CJUE présente le mérite de lever toute ambiguïté sur le caractère obligatoire du déclenchement de la procédure de dialogue préalablement à toute condamnation par les juridictions françaises. La Cour justifie cette solution par le principe de primauté du droit de l’UE et par le fait que « s’il était admis qu’une juridiction de l’État membre d’accueil, saisie dans le cadre d’une procédure judiciaire diligentée par une autorité pénale, par l’institution compétente de cet État membre ou par toute autre personne, puisse déclarer invalide un certificat E 101 au seul motif qu’il existe des indices concrets de nature à établir que ce certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse, indépendamment de l’enclenchement et du déroulement de la procédure prévue à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement n° 1408/71, le système mis en place par celui-ci, fondé sur la coopération loyale entre les institutions compétentes des États membres, serait compromis »

En outre, la CJUE précise que l’enclenchement obligatoire de la procédure de dialogue préalablement à toute condamnation est de nature à permettre « des économies de procédure » dès lors que la saisine de la Juridiction de l’État membre d’accueil pourrait, en conséquence, s’avérer superflue.

Cet arrêt vise donc à renforcer la confiance mutuelle entre État membres et devrait encourager les institutions et juridictions nationales à une plus grande coopération. Il favorise également la liberté d’établissement dès lors qu’il devrait permettre de lutter contre les lenteurs administratives et judiciaires ayant souvent pour conséquence de décourager les acteurs économiques. Il obligera également les institutions françaises à concentrer leurs efforts sur les fraudeurs manifestes dont le seul but est de réaliser du dumping social en s’affranchissant des règles nationales et européennes.

Enfin, dans la même affaire, la Cour avait à trancher une seconde question préjudicielle relative à l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil dans le cas où une décision pénale définitive, contraire aux principes ci-dessus énoncées, aurait été rendue avant que le juge civil ne se soit prononcé. 

Logiquement, la CJUE a jugé que le droit européen devait prévaloir sur l’autorité de la chose juge au risque de faire échec aux principes de sécurité juridique et d’effectivité du droit européen. En effet, la Cour précise que faire prévaloir l’autorité de la chose de la décision pénale définitive conduirait à ce que la mauvaise application du droit européen se reproduise dans chaque décision prise par des juridictions civiles portant sur les mêmes faits, « sans qu’il soit possible de corriger ce constat et cette interprétation faits en méconnaissance dudit droit » (cons.95).

Cet arrêt s’inscrit donc dans le droit fil des précédentes décisions de la Cour ayant jugé qu’en vertu du principe de primauté du droit européen, le droit des États membres ne peut affecter d’aucune manière les effets des normes européennes (voir, en ce sens, arrêt du 24 juin 2019, Popławski, C-573/17, EU:C:2019:530 points 53 et 54)