Par deux décisions récentes, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat se sont successivement prononcés sur les modalités de valorisation, par le gestionnaire du domaine public, de l’image de leur patrimoine.

Ces décisions s’inscrivent dans une actualité riche, qui souligne la difficile conciliation d’impératifs parfois contradictoires : valorisation du patrimoine public permettant aux gestionnaires de trouver de nouvelles sources de financement, souhait d’assurer le rayonnement de la culture française, liberté d’entreprendre, droit d’accès libre et ouvert à la culture, et « droit à l’image ».

L’œuvre commune du législateur et du juge permet de dresser une première esquisse des modalités de valorisation, par les gestionnaires, des biens de leur domaine public.

Les faits à l’origine des deux décisions

Par une décision n°2017-687 QPC du 2 février 2018, le Conseil constitutionnel a considéré comme conforme à la Constitution l’article L. 621-42 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de la loi n°2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

Les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net étaient à l’origine de la saisine du Conseil constitutionnel, formulée à l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir exercé à l’encontre de l’article R. 621-99 du code du patrimoine.

Ces deux associations œuvrent, selon leurs propres termes, pour le libre partage des connaissances, et/ou pour un accès large à la connaissance par internet.

Dans l’affaire examinée par le Conseil constitutionnel, était contestée la conformité à la Constitution de l’article L. 621-42 du code du patrimoine, qui « soumettent, sauf exceptions, l'utilisation à des fins commerciales de l'image des immeubles qui constituent les domaines nationaux à l'autorisation préalable du gestionnaire de la partie du domaine national en cause. Cette autorisation prend la forme d'un acte unilatéral ou d'un contrat, assorti ou non d'une redevance".

La liste et le périmètre de domaines nationaux ont été fixés par le décret n°2017-720 du 2 mai 2017 et comprend, désormais codifié à l’article R. 621-98 du code du patrimoine, le Domaine de Chambord, le Domaine du Louvre et des Tuileries, le Domaine de Pau, le Château d'Angers, le Palais de l'Elysée et le Palais du Rhin.

Le champ d’application du nouvel article L. 621-42 du code du patrimoine est donc limité à ces six ouvrages, les limites de chaque domaine étant fixés à l’annexe 7 de l’article R. 621-98 du code du patrimoine.

L’autorité compétente pour fixer les conditions financières de l'utilisation commerciale de l'image d'éléments des domaines nationaux est l'autorité compétente de l'établissement, lorsqu’il s’agit d’un bien appartenant à l'Etat et confié à un établissement public, et le préfet dans les autres cas.

Il ressort des travaux parlementaires que l’objectif de l’article était, en premier lieu, de « redonner des ressources et (…) protéger l’image de marque des monuments et domaines nationaux ». Le rapporteur de l’amendement à l’origine de cet article indiquait ainsi, en séance publique, que « l’utilisation photographique ou graphique de leur image n’est en effet pas spécialement protégée, ce qui ne permet pas à leur gestionnaire de négocier des autorisations (…) ».

Si leur auteur introduit l’amendement comme trouvant sa genèse dans deux rapports ministériels plus ou moins récents (« L'économie de l'immatériel : la croissance de demain », M. Levy, J-P. Jouyet, Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, décembre 2006 ; « Evaluation relative à la politique de développement des ressources propres des organismes culturels de l’Etat », Inspection générale des finances et Inspection générale des affaires culturelles, juin 2015), la lecture des travaux parlementaires atteste de son lien étroit avec l’affaire examinée par le Conseil d’Etat, puisqu’il est finalement admis que « cet amendement a pour origine l’utilisation de l’image de marque de Chambord par la bière Kronenbourg – on parle d’ailleurs, à son sujet, d’ « amendement Kronenbourg ».

Par une décision du 13 avril 2018, le Conseil d’Etat s’est prononcé dans le cadre d’un recours en annulation formé par la société Les Brasseries Kronenbourg, à l’encontre de deux titres exécutoires, d’un montant total de 251 160 euros, émis à son encontre par l'établissement public du domaine national de Chambord.

Le domaine national de Chambord justifiait l’émission des titres exécutoires par la circonstance que la société avait fait réaliser, en 2010, des photographies du château de Chambord, en vue de l'utilisation de l'image du château dans le cadre d'une campagne de publicité pour la bière « 1664 ». Estimant que l'utilisation de l'image du château à des fins de publicité commerciale constituait une utilisation privative du domaine public justifiant le versement d'une contrepartie financière, le directeur général de l'établissement public avait émis deux titres de recettes exécutoires. La société Les Brasseries Kronenbourg ayant formé une demande d’annulation desdits titres, elle a obtenu gain de cause devant le tribunal administratif d'Orléans, puis auprès de la cour administrative d'appel de Nantes, l'établissement public se pourvoyant en cassation contre cet arrêt. Si le Conseil d’Etat clôt l’affaire en confirmant l’annulation des deux titres exécutoires, ces deux décisions combinées sont riches de nombreux enseignements.

L’absence de droits patrimoniaux, au sens du code de la propriété intellectuelle, sur les biens du domaine public

Le Conseil constitutionnel refuse de dégager un nouveau principe fondamental des lois de la République qui s’appliquerait aux images du domaine public.

Les associations requérantes faisaient grief à l’article L. 621-42 du code du patrimoine de méconnaître un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République - qu’elles demandaient au Conseil constitutionnel de dégager pour l’occasion -, correspondant au « domaine public au sens de la propriété intellectuelle », à savoir l’extinction de l’exclusivité des droits patrimoniaux attachés à une œuvre, au-delà d’un certain temps. Les droits patrimoniaux sont « les prérogatives économiques qui organisent le pouvoir de droit de l’auteur ou de son ayant droit sur l’œuvre et qui permettent de décider des conditions de son exploitation, tout en recueillant les fruits qui en sont la conséquence » (« Droit d’auteur et droits voisins », C. Caron, LexisNexis, 5e éd., §295, p.265). Les requérantes se fondaient tant sur l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle, que la réglementation européenne, et internationale.

Le Domaine de Chambord, intervenant volontaire à l’instance, soutenait que n’étaient pas en cause des droits patrimoniaux ou moraux qui seraient nés dans le for de l’auteur de l’œuvre, mais un régime attaché à un bien à raison de son statut public, et de son lien particulier avec l’histoire de la Nation et de l’Etat français.

Le Conseil constitutionnel lui donne raison, en considérant qu’« en accordant au gestionnaire d'un domaine national le pouvoir d'autoriser ou de refuser certaines utilisations de l'image de ce domaine, le législateur n'a ni créé ni maintenu des droits patrimoniaux attachés à une œuvre intellectuelle ».

Il est vrai que l’argument des requérantes résistait difficilement à l’examen : lors de l’audience publique, elles soutenaient ainsi que les différents architectes des domaines nationaux étant décédés depuis plus de soixante-dix ans, ces monuments correspondraient à des œuvres pour lesquels les droits patrimoniaux seraientt échus, la composition architecturale de ces immeubles étant entrée depuis dans le « domaine public » au sens de la propriété intellectuelle.

Or, une telle approche suppose d’admettre que les architectes des monuments nationaux puissent être titulaires de droits patrimoniaux sur ces ouvrages. C’est nier le dispositif juridique propre à la protection du patrimoine, à propos duquel Jean-Marc Sauvé soulignait récemment qu’il « transcende les traditionnels clivages de la propriété et de la domanialité ».

Une portée très limitée : les biens visés à l’article R. 621-98 du code du patrimoine, à compter de l’entrée en vigueur de l’article L. 621-42 du même code

Dans son arrêt du 13 avril 2018, le Conseil d’Etat précise l’exacte portée de ces dispositions nouvelles : celles-ci ne sont pas rétroactives, et ne sont pas davantage applicables aux immeubles non visés à l’article R. 621-98 du code du patrimoine.

Il considère ainsi, pour faire droit à la société Les Brasseries Kronenbourg, qu’ « antérieurement à l'entrée en vigueur de l'article L. 621-42 du code du patrimoine, le gestionnaire du domaine national de Chambord ne tenait d'aucun texte ni d'aucun principe le droit de soumettre à autorisation préalable l'utilisation à des fins commerciales de l'image du château. Dans ces conditions, une telle utilisation sans autorisation préalable ne constituait pas une faute ».

Avant cette date, ainsi que pour les biens non concernés par l’article L. 621-42 du code du patrimoine, l’éventuel droit à réparation des gestionnaires du domaine public en cas d’utilisation non autorisée de l’image de leur bien obéit à des règles identiques à celles dégagées par la jurisprudence de la Cour de cassation : « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci ; qu’il peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal ». Dans cette hypothèse, et si la responsabilité d'une personne privée est en cause, la personne publique doit intenter son action indemnitaire auprès des juridictions judiciaires.

Ainsi que le relève la doctrine, la nécessité de prouver un trouble anormal « évoque directement une forme de responsabilité civile. (…) une décision a montré que, derrière le trouble anormal, il se cachait en réalité des actes de parasitisme. [Le propriétaire] doit donc convaincre que l’exploitation de l’image de son bien perturbe d’une façon excessive l’usage ou la jouissance de sa chose" (« Droit d’auteur et droits voisins », C. Caron, LexisNexis, 5e éd., §306, p.284).

Les modalités selon lesquelles les gestionnaires de biens non concernés par l’article L. 621-42 du code du patrimoine – ce qui constitue à ce jour l’immense majorité des biens du domaine public -, peuvent préserver le droit à l’image de leurs biens, sont ainsi précisées.

Une prise de vues d’un bien appartenant au domaine public ne constitue pas une occupation privative de ce dernier

Le Conseil d’Etat opère un revirement de jurisprudence, en revenant sur la décision de ses 8ème et 3ème sous-sections réunies, du 29 octobre 2012, par laquelle il avait considéré que « la prise de vues d'œuvres relevant des collections d'un musée, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d'obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l'article L. 2122-1 du même code ».

Dans son arrêt du 13 avril 2018, il considère désormais que « si l'opération consistant en la prise de vues d'un bien appartenant au domaine public est susceptible d'impliquer, pour les besoins de la réalisation matérielle de cette opération, une occupation ou une utilisation du bien qui excède le droit d'usage appartenant à tous, une telle opération ne caractérise toutefois pas, en elle-même, un usage privatif du domaine public ». Il ajoute que « l'utilisation à des fins commerciales de l'image d'un tel bien ne saurait être assimilée à une utilisation privative du domaine public », au sens de l’article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

Cette valse-hésitation rappelle les mouvements similaires connus par la Cour de cassation quant au droit à l’image des biens, d’abord défini de manière absolue, avant d’être progressivement fortement relativisé.

La solution finalement retenue par le Conseil d’Etat s’inscrit dans un courant jurisprudentiel qu’elle contribue à affirmer, qui rejoint l’affaire de la « taxe trottoir ». Cette série de contentieux portait sur la légalité des titres exécutoires émis par de nombreuses communes, à l’encontre d’établissements de crédit, réclamant une redevance d'utilisation du domaine public du fait du stationnement temporaire de leur clientèle devant les distributeurs automatiques bancaires, pour les besoins du retrait d’argent. Clôturant l’affaire en 2014, le Conseil d’Etat considérait qu’il ne s’agissait pas d’une occupation privative excédant le droit d’usage qui appartient à tous.

Elle est également conforme à l’article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques, qui subordonne la délivrance préalable d’un titre seulement en cas d’utilisation du domaine public « dans des limites dépassant le droit d'usage qui appartient à tous ».

La doctrine ne proposait en effet pas de définition stricte de l’occupation privative : « Comme le relève René Chapus (…), les utilisations privatives traduisent « l’occupation, par une personne déterminée, d’une dépendance du domaine public, qui du fait de cette utilisation, se trouve soustraite à toute possibilité d’utilisation par d’autres. Dans le même sens, Yves Gaudemet considère que les utilisations ou occupations privatives sont celles qui « comportent réserve exclusive d’une portion du domaine à un usager individuellement identifié » » (CG3P 2014 commenté sous la direction de Ph. Yolka, art. L. 2122-1, LexisNexis, p.174, comm. n°3).

La valorisation économique du patrimoine est considérée comme un objectif d’intérêt général

Enfin, le Conseil constitutionnel considère qu’ « en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu protéger l'image des domaines nationaux afin d'éviter qu'il soit porté atteinte au caractère de biens présentant un lien exceptionnel avec l'histoire de la Nation et détenus, au moins partiellement, par l'État. Il a également entendu permettre la valorisation économique du patrimoine que constituent ces domaines nationaux. Le législateur a ainsi poursuivi des objectifs d'intérêt général ».

Ce considérant de principe devrait permettre désormais de faire valoir que la valorisation économique du patrimoine, par les recettes qu’elle est susceptible de générer au bénéfice du gestionnaire, constitue bien un objectif d’intérêt général. Admettant la criticité des tensions budgétaires qui peuvent s’imposer aux personnes publiques, le Conseil constitutionnel admet que la recherche de recettes publiques constitue, en soi, un objectif d’intérêt général, ce considérant étant empreint d’une actualité et d’une modernité certaines.