Variations autour de la réception des travaux sans procès-verbal : tacite ou judiciaire ?
Variations autour de la réception des travaux sans procès-verbal :
tacite ou judiciaire ?
Résumé :
Trois arrêts de septembre 2024 rappellent (entre autres…) que, si la réception tacite suppose l’analyse de manifestations de volonté du maître d'ouvrage, la réception judicaire s’en affranchit. Mais, dans tous les cas, la Cour de cassation doit être mise en mesure d’exercer son contrôle…
1èr arrêt : cass. civ. 3ème, 19 septembre 2024, n° 22-24.808, FD, rejet de pourvoi formé c/ CA Poitiers, 25 octobre 2022,
2ème arrêt : cass. civ. 3ème, 19 septembre 2024, n° 22-24.871, 23-10.105 et 23-10.965, cassation partielle CA Versailles, 3 octobre 2022.
3ème arrêt : cass. civ. 3ème, 5 septembre 2024, n° 23-18.751, cassation partielle CA Rennes, 30 mars 2023.
Faits et procédure
1èr arrêt (réception tacite) :
En vue de faire construire une maison d'habitation, Mme [R] a confié à la société [R], depuis en liquidation judiciaire, assurée par la Société mutuelle d'assurance du bâtiment et des travaux publics (la SMABTP), la réalisation de certains travaux, notamment, de gros oeuvre et élévation. Après expertise judiciaire, se plaignant d'un retard dans l'exécution des travaux et de désordres, elle a assigné notamment la société [R] et son liquidateur judiciaire, la société MJO, ainsi que la SMABTP, en réparation de ses préjudices.
La SMABTP fait grief à l'arrêt d’appel de fixer la réception tacite de l'ouvrage à la date du 26 juillet 2017, alors que la prise de possession de l'ouvrage était contrainte et la volonté de recevoir l'ouvrage équivoque.
Son pourvoi est rejeté car :
« le fait que Mme [R] avait, trois mois après une prise de possession d'un ouvrage en partie inachevé, formulé des réserves auprès de la société [R], tenté d'obtenir la reprise des malfaçons par les entreprises et recherché des solutions d'hébergement alternatives en urgence, ne retirait rien à la réalité de sa prise de possession de l'ouvrage intervenue le 26 juillet 2017, quels qu'en étaient été les motifs, et relevé qu'elle avait alors procédé au paiement de la quasi-totalité du prix du devis signé ainsi que des factures complémentaires de la société [R], la cour d'appel a pu en déduire sa volonté non équivoque de recevoir l'ouvrage et, par conséquent, l'existence d'une réception tacite à cette date. ».
2ème arrêt (réception judiciaire) :
Le 28 décembre 2009, M. et Mme [N] ont conclu un contrat de construction de maison individuelle avec fourniture du plan avec la société Groupe Diogo Fernandes, assurée pour sa responsabilité civile décennale auprès de la société Aviva assurances, aux droits de laquelle vient la société Abeille IARD et santé. Une garantie de livraison à prix et délais convenus a été souscrite auprès de la société HCC International Insurance Company, aux droits de laquelle vient aujourd'hui la société Tokio marine Europe. Le 16 mai 2014, la société Groupe Diogo Fernandes a assigné M. et Mme [N] pour que soit prononcée la réception judiciaire et pour que les maîtres de l'ouvrage soient condamnés à lui payer le solde du prix des travaux. La société Tokio marine Europe est intervenue volontairement.
Elle fait grief à l'arrêt d’appel, notamment, de prononcer la réception judiciaire au 31 mars 2014 avec vingt réserves, de la condamner sous astreinte à garantir la levée des réserves en désignant sous sa responsabilité la personne qui terminera les travaux, de la condamner à payer à M. et Mme [N] la somme de 578 014,21 euros au titre des pénalités de retard de livraison, alors notamment
« que le juge saisi d'une demande en fixation judiciaire de la réception des travaux est tenu de rechercher si les locaux étaient habitables et à quelle date », alors en outre que « M. et Mme [N] ont obtenu les clés du pavillon afin de faire procéder aux travaux qu'ils s'étaient réservés comme les revêtements intérieurs et la pose de la cuisine, ce qui est un signe de prise de possession de l'ouvrage, en contradiction avec le refus de procéder à sa réception »
Son pourvoi est accueilli car :
« la réception est l'acte par lequel le maître de l'ouvrage déclare accepter l'ouvrage avec ou sans réserves. Elle intervient à la demande de la partie la plus diligente, soit à l'amiable, soit à défaut judiciairement. Elle est, en tout état de cause, prononcée contradictoirement.
11. Il est jugé que, lorsqu'elle est demandée, la réception judiciaire doit être prononcée à la date à laquelle l'ouvrage est en état d'être reçu, c'est-à-dire, pour une maison d'habitation, à la date à laquelle elle est habitable, sans qu'importe la volonté du maître de l'ouvrage de la recevoir (3e Civ., 30 juin 1993, pourvoi n° 91-18.696, Bull. 1993, III, n° 103 ; 3e Civ., 24 novembre 2016, pourvoi n° 15-26.090, Bull. 2016, III, n° 159 ; 3e Civ., 12 octobre 2017, pourvoi n° 15-27.802, Bull. 2017, III, n° 112).
12. Pour écarter la date du 9 janvier 2014 proposée par le constructeur et le garant pour la réception judiciaire de l'ouvrage, l'arrêt relève qu'à cette date, les maîtres de l'ouvrage n'avaient pas même été convoqués pour une réception.
13. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser un obstacle à la réception judiciaire, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si, à la date du 9 janvier 2014, la maison était habitable et, ainsi, en état d'être reçue, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision. ».
3ème arrêt (contrôle de la Cour de cassation) :
Mme [I] et M. [O] ont confié à la société Niquel-Legrand, assurée auprès de la société Aviva assurances, devenue Abeille IARD et santé (la société Abeille), des travaux de construction d'une maison. Pour financer ces travaux, les maîtres de l'ouvrage ont souscrit un emprunt auprès de la caisse régionale de Crédit agricole mutuel Atlantique Vendée (le Crédit agricole). La société Niquel-Legrand a été placée en liquidation judiciaire avant l'achèvement des travaux. Les maîtres de l'ouvrage ont assigné, notamment, la société Abeille et le Crédit agricole en indemnisation de leurs préjudices.
La société Abeille fait grief à l'arrêt de constater la réception tacite des travaux de l'infrastructure réalisés par la société Niquel-Legrand le 5 mars 2014 et de la condamner en qualité d'assureur décennal de cette société à payer à M. [O] et Mme [I] diverses sommes, alors
« que tout jugement doit être motivé ; que pour retenir l'existence d'une présomption de réception tacite des travaux formant l'infrastructure de l'ouvrage et fixer la date de réception tacite au 5 mars 2014, la cour d'appel retient que ces travaux ont été réglés et « qu'il en a été pris possession par les maîtres de l'ouvrage sans critiques du travail réalisé » ; qu'en statuant par voie de simple affirmation sans préciser les éléments dont elle déduisait l'existence prétendue de cette prise de possession, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du code de procédure civile qu'elle a violé. »
Le pourvoi est accueilli au visa de cette disposition, car :
« En statuant ainsi, par une affirmation ne permettant pas à la Cour de cassation d'exercer son contrôle sur l'examen des éléments de preuve qui lui étaient proposés, alors que la société Abeille contestait la prise de possession de l'ouvrage, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé. ».
Sens, valeur et portée de ces décisions
1èr arrêt (réception tacite) :
Cet arrêt, disant caractérisée la volonté non équivoque du maître d'ouvrage, se situe dans la ligne d’un arrêt de principe de la même Haute juridiction, en date du 30 janvier 2019[1], énonçant (quoique à propos de la réception tacite d’un seul lot) que :
- L’achèvement de la totalité de l’ouvrage n’est pas une condition de la prise de possession et de sa réception,
- Le paiement de l’intégralité des travaux et leur prise de possession par le maître d'ouvrage valent présomption de réception tacite.
Cette thèse de la réception tacite, maintenue à la lumière la loi de 1978, avait été consacrée par la Cour de cassation le 16 juillet 1987[2], ne faisant ainsi que mettre en œuvre deux notions qu’un raisonnement juridique classique distingue aisément : l’existence d’un acte juridique (la réception) et son mode de preuve en l’absence d’acte écrit, preuve tirée alors de manifestations de volonté non équivoques de son auteur, à savoir en l’espèce : prise de possession et paiement. C’est ce qu’illustre abondamment le 1er arrêt ici commenté, rendu sur pourvoi d’un assureur, car, si la jurisprudence est abondante en la matière, c’est parce que l’existence d’une réception conditionne l’applicabilité de la police d’assurance de responsabilité décennale de l’entrepreneur.
On retrouve tout cela ces dernières années dans des décisions considérant comme non établie la volonté non équivoque du maître d'ouvrage de recevoir les travaux.
Il en va ainsi dans des arrêts du :
- 16 novembre 2022[3] : non-paiement du prix, désordres constatés par huissier et prise de possession non déterminante,
- 26 octobre 2022[4] : contestation quasi-immédiate de la qualité des travaux, demande d’expertise judiciaire,
- 23 mai 2024[5] : finitions inexécutées et non payées, prise de possession non déterminante,
- 6 juin 2024[6] : refus exprès de réception malgré prise de possession.
En revanche, le caractère tacite de la réception a été retenu les :
- 6 juin 2024[7] : prise de possession et constatation d’achèvement non déterminantes,
- 21 décembre 2023[8] : prise de possession et paiement intégral..
2ème arrêt (réception judiciaire) :
La réception dite « judiciaire » n’est autre qu’une réception provoquée, telle qu’envisagée par l’article 1792-6 du code civil, qui vise manifestement l’hypothèse dans laquelle le maître d'ouvrage refuse de la prononcer amiablement à la date à laquelle l’ouvrage doit être considéré comme en état d’être reçus (habitabilité)[9], à moins qu’existent des malfaçons dont l’importance serait de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou sa destination[10].
Dans un tel contexte, la volonté du maître d'ouvrage de recevoir ne saurait être prise en considération puisque le débat judiciaire nait ici précisément du refus manifeste dudit maître d'ouvrage. Le 2ème arrêt ici commenté le rappelle, en citant trois arrêts antérieurs, tous publiés et rappelant que la volonté du maître d'ouvrage est alors dépourvue d’incidence.
L’assureur par police « dommages-ouvrage » n’étant pas partie au marché ne l’est pas plus à l’égard de la réception. Tout comme le garant, il n’a donc pas qualité pour requérir la fixation judiciaire de la date de réception[11]. Il peut cependant débattre judiciairement de cette question qui conditionne la mise en oeuvre de ses garanties.
3ème arrêt (contrôle de la Cour de cassation) :
Il s’agit ici d’un type de cassation s’attachant plus à la forme du débat qu’au fond de la question posée. Elle est dite classiquement « disciplinaire ». Ainsi ici dans notre arrêt pour un défaut de motivation, par méconnaissance de l’obligation de motivation énoncée par l’article 455 du code de procédure civile. En l’espèce, la Cour de cassation n’avait pu exercer son contrôle sur les éléments de preuve proposés, alors qu’ils étaient contestés, le pourvoi reprochant au juge d’appel d’avoir statué par voie de simple affirmation sans préciser les éléments dont était déduite l’existence d’une prise de possession.
Il en va de même en cas de défaut de réponse à concluions ou aussi pour dénaturation des écritures d’une partie :
« En se déterminant ainsi, sans s'expliquer sur la date de la mise en service de l'installation, dont il était allégué qu'elle était postérieure à la date de la réception tacite de l'ouvrage et sans constater que le défaut de positionnement de l'armature permettait au maître de l'ouvrage d'appréhender toutes ses conséquences sur les parois de la piscine, dont elle avait constaté une détérioration seulement progressive, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision. »[12] .
« En statuant ainsi, alors que dans ses conclusions d'appel, la société Enduit plus 63 demandait, à titre principal, le prononcé d'une réception judiciaire, et, à titre subsidiaire, le constat d'une réception tacite, la cour d'appel, qui a modifié l'objet du litige, a violé les textes susvisés. »[13]
[1] N° 18-10.197 et 18-10.699, publié au Bulletin annuel, note F.-X. Ajaccio, A. Caston et R. Porte : « Nouvelle doctrine en matière de réception des travaux », Gaz. Pal. 2019-19, p. 75.
[2] N° 86-11.455, publié.
[3] N°21-21.577
[4] N° 21-22.011
[5] N° 22-22.938.
[6] N° 22-23.557.
[7] N° 22-24.047.
[8] N° 22-15.655.
[9] Cass. civ. 3ème, 30 octobre 1991, n° 90-12.069 ; cass. civ. 3ème, 9 mai 2012,n° 10-21.041 et cass. civ. 3ème, 24 novembre 2016, n° 15-26.090 (entre autres) ; cass. civ. 3ème, 12 octobre 2017, n° 15-27.802 et, plus récemment : cass. civ. 3ème, 22 juin 2023, n° 22-12.816.
[10] Cass. civ. 3ème, 11 janvier 2012, n° 10-26.898.
[11] Cass. civ. 3ème, 23 avril 1997, n° 95-18.318.
[12] Cass. civ. 3ème, 18 janvier 2024, n° 22-22.480.
[13] Cass. civ. 3ème, 15 février 2024, n° 22-19.861.
Publié par ALBERT CASTON à 16:27
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Libellés : manifestation de volonté , réception judiciaire , réception tacite
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