La question de l’intérêt général, à l’occasion des décisions de préemption, fait presque toujours débat. Lorsque cet intérêt général est tiré de la réalisation de logements sociaux, la question peut se poser de savoir si cet intérêt existe vraiment lorsque le projet ne prévoit que partiellement des logements sociaux ou n’a qu’un lien ténu avec ces logements sociaux.

Il faut donc examiner la jurisprudence pour voir quelle est la position du Conseil d’Etat sur ce point.

Or, il apparaît que son interprétation est relativement extensive.

Par deux décisions rendues en matière de préemption, ce dernier a, d’une part, apporté des précisions à propos de l’absence d’influence sur l’intérêt général de l’opération de l’atteinte des objectifs en matière de logements sociaux fixés par le code de la construction et de l’habitation même pour un projet de logements mixtes et, d’autre part, sur la qualification d’un projet « contribuant » à une opération de logement mixte.

Ces deux décisions méritent qu’on s’y arrête car elles montrent que « l’intérêt général » au sens de la préemption doit être entendu assez extensivement.

 

Première affaire

 

Dans la première affaire, le Conseil d’Etat a confirmé qu’un projet de logements sociaux présente le caractère d’une « opération d’aménagement » et peut justifier une préemption alors que les objectifs sont atteints en cette matière, même si seulement la moitié des logements prévus sont sociaux.

Par cette décision n° 468543 du 30 juin 2023, le Conseil d’Etat a rappelé un certain nombre de principes posés antérieurement en matière de préemption et les as étendus à l’hypothèse d’un projet ne comportant qu’une moitié de logements sociaux.

En effet, il est bien établi (CE. SSR. 7 mars 2008, Commune de Meung sur Loire, n° 288371, publiée au Recueil ; CE. SSR. 6 juin 2012, Société RD Machines Outils, n° 342328, publiée au Recueil) que les collectivités territoriales peuvent préempter un bien si :

- Elles justifient de la réalité d’un projet à la date de la décision de préemption,

- La nature du projet est précisée dans la décision de préemption,

- Le projet répond à un intérêt général suffisant (en tenant compte de l’objet de l’opération et de son coût).

De même, le Conseil d’Etat a déjà eu l’occasion de considérer qu’un projet de logements sociaux par sa « nature et son ampleur » constitue une opération d’aménagement, même s’il ne s’inscrit pas dans un programme local de l’habitat (PLH) ou un programme d’orientations et d’actions d’un plan local d’urbanisme, et si l’objectif en matière de logements sociaux fixé par le code de la construction et de l’habitation a été atteint (CE. SSR. 2 novembre 2015, Commune de Choisy-le-Roi, n° 374957, mentionnée aux tables).

Autrement dit, un projet de logements sociaux n’a pas besoin de s’inscrire dans un plan particulier pour être d’intérêt général au sens de la préemption, si son ampleur le permet.

Ce sont donc ces principes que le Conseil d’Etat a commencé par rappeler ici.

En effet, le projet pour lequel le bien objet du litige avait été préempté, qui avait fait l’objet d’une étude de faisabilité avant la prise de la décision avait « par nature pour objet la mise en œuvre d'une politique locale de l'habitat » comme le juge le Conseil d’Etat.

Toutefois, le projet avait ici une spécificité.

Plus précisément, parmi la quarantaine de logements prévus, seule la moitié avait vocation à devenir des logements sociaux. De plus, la commune avait d’ores et déjà atteint l’objectif de 25 % de logements sociaux puisqu’elle en comptait 40 %.

Se posait donc la question de savoir si cette situation factuelle, et principalement le fait que le projet ne porte que pour moitié sur des logements sociaux, pouvait avoir un impact sur le caractère d’intérêt général de l’opération.

En effet, au vu du coût d’une préemption, l’on pouvait s’interroger sur le fait de savoir si un projet qui ne portait que partiellement sur des logements sociaux (et non pas uniquement) était d’intérêt général.

Dans la décision commentée, le Conseil d’Etat a adopté cependant la même solution que celle qu’il avait retenu pour un projet portant uniquement sur des logements sociaux. En effet, il a considéré que :

  • L’opération a par nature pour objet la mise en œuvre d'une politique locale de l’habitat,
  • Le fait que les objectifs de logements sociaux soient atteints et même dépassés ne change rien à l’intérêt général du projet.

Ainsi, le Conseil d’Etat a étendu ce qu’il avait déjà considéré en matière de préemption à propos d’un projet portant uniquement sur des logements sociaux, à un projet portant seulement pour moitié pour des logements sociaux.

 

Seconde affaire

 

Dans cette seconde décision (CE. CHR. 30 juin 2023, n° 464324, mentionnée aux tables), la situation était quelque peu différente et le lien avec le logement social paraissait plus ténu.

Les rappels de droit du Conseil d’Etat étant ici les mêmes que ceux exposés ci-dessus, ils n’appellent pas d’observations particulières.

En revanche, les faits qu’avait ici à juger le Conseil d’Etat méritent davantage d’explications.

En effet, le projet principal (qui n’était pas l’objet de la préemption) était la construction de 12 logements sociaux.

Or, en cours de chantier, le constructeur avait souhaité que, finalement, sur ces 12 logements, seulement 7 soient des logements sociaux pour des questions de financement. La modification du projet impliquait des changements en termes de places de stationnement (les règles étant différentes, dans le PLU, pour les logements sociaux et les autres logements : les places de stationnement n’étaient pas nécessaires pour les logements sociaux alors qu’elles l’étaient pour les autres).

Dans ce but, la commune a préempté un sous-sol vendu à quelques centaines de mètres du projet.

Tel était donc l’objet de la préemption : obtenir ce terrain pour y créer les places de stationnement nécessaires aux logements non-sociaux créés dans le projet principal.

Comme dans la première affaire, le Conseil d’Etat a considéré que la création de 7 logements sociaux (même sans PLH et sans programme d’orientation dans le PLU) a, en raison de son « ampleur » et sa « consistance », par nature « pour objet la mise en œuvre d'une politique locale de l'habitat ».

Cette réponse n’était pas en elle-même évidente puisque 7 logements sociaux pour une commune de la taille de Vincennes (puisque la préemption concernait cette commune).

Cependant, le Conseil d’Etat a pris bien soin de préciser que cette solution était rendue dans le contexte de la commune où une « pression spéculative » est constatée, où les terrains disponibles sont peu nombreux et où le nombre de logements sociaux est insuffisant.

Il a également considéré que la préemption en cause (dont l’objet est, rappelons-le, uniquement la réalisation de places de stationnement pour les logements non-sociaux du projet initial) présentait un intérêt général suffisant.

Il a d’ailleurs écarté les deux arguments avancés, à savoir qu’un parc de stationnement était disponible à quelques centaines de mètres supplémentaires et qu’il n’était pas démontré que le changement opéré par le constructeur (à savoir l’abandon de 5 logements sociaux pour les transformer en logements non-sociaux) était « indispensable au montage financier ».

Autrement dit, sur ce second point, le Conseil d’Etat a refusé par principe de vérifier si, effectivement, la création de logements non-sociaux était indispensable à l’opération.

Ainsi, le Conseil d’Etat a adopté une conception globale du projet, alors même que la préemption ne visait pas à acquérir le terrain d’assiette des futurs logements mais seulement les stationnements des logements non-sociaux prévus par cette même opération.

L’interprétation retenue dans cette seconde décision est donc assez extensive puisque ce n’est pas l’intérêt réel de la préemption qui est analysé mais celui du projet auquel il se rattache.