26 ordonnances sont entrées en vigueur ce jeudi 26 mars 2020 après avoir été présentées au Conseil des ministres qui s’est tenu la veille.

Assurément justifiées par l’état d’urgence sanitaire lié à la crise provoquée par l’épidémie de « COVID-19 », sont-elles pour autant légales et respectueuses des principes régissant notre État de droit ?

Le caractère exceptionnel de la situation et le besoin d’adapter certaines règles et procédures ne pouvant signifier qu’un blanc-seing a été donné au gouvernement, il ne paraît pas inutile de rappeler brièvement ce que représentent exactement ces ordonnances (dites de l’article 38), ainsi que la possibilité d’en demander l’annulation – intégrale ou partielle – auprès du Conseil d’État.

L’article 38 de la Constitution prévoit que :

« Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.

Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.

À l'expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif ».

 

Les « ordonnances de l’article 38 » contiennent des dispositions susceptibles de relever du domaine de la loi, que le gouvernement estime cependant nécessaires à l’exécution de son programme

Les ordonnances s’imposent en lieu et place d’une loi lorsque l’urgence commande au gouvernement de prendre rapidement des mesures, dont le calendrier législatif ne permettrait pas une entrée en vigueur rapide et adaptée au contexte.

Pour autant, cela ne veut pas dire que l’exécutif peut légiférer en l’absence de tout contrôle des parlementaires : le gouvernement doit demander au Parlement l'autorisation de prendre les mesures envisagées en édictant des ordonnances, étant précisé que ce sera uniquement pendant un délai limité et qu’en l’absence du dépôt d’un projet de loi de ratification, elles deviennent caduques. Enfin, si elles ne sont finalement pas ratifiées, non seulement conservent-elles une nature règlementaire mais elles ne peuvent, le cas échéant, être modifiées que par l’intervention d’une loi.

 

  • Ce qu’il faut retenir à propos de la procédure et du régime des « ordonnances de l’article 38 »

 

  • Dans un premier temps, l’initiative d’adopter une ou plusieurs ordonnances appartient à l’exécutif (au gouvernement officiellement, sous l’impulsion du Président de la République).

Si la Constitution prévoit que ces ordonnances ont pour but d’exécuter le programme gouvernemental, il s’agit le plus souvent – et pas seulement en cas de crise sanitaire ! – de prendre des mesures plus rapidement qu’avec la procédure législative ordinaire.

 

  • Dans un deuxième temps, le Gouvernement adopte un projet de loi d’habilitation, qu’il soumet au Parlement pour un examen dans les mêmes conditions qu’un projet de loi ordinaire (lectures, amendements, etc.).

Une fois votée, la loi d’habilitation donne compétence à l’exécutif pour intervenir dans le domaine législatif, mais toujours dans un délai limité.

En l’espèce, c’est la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 (JORF n°0072 du 24 mars 2020) qui a habilité le gouvernement à prendre les 26 premières ordonnances entrées en vigueur le 26 mars).

Bien sûr, le Gouvernement doit préciser au Parlement « la finalité des mesures qu’il se propose de prendre » (CC, 12 janv. 1977, n° 76-72 DC) et préciser les « domaines d’intervention » des mesures projetées (CC, 25 juin 1986, n° 86-207 DC ; CC, 26 janv. 2017, n° 2016-745 DC), sans toutefois être « tenu de faire connaitre la teneur des ordonnances qu’il prendra » (CC, 25 juin 1986, n° 86-207 DC).

 

  • Dans un troisième temps, une fois la loi d’habilitation votée, la ou les ordonnances sont prises en Conseil des ministres, après avis du Conseil d'État.

Elles entrent en vigueur dès leur publication au Journal Officiel (c’est dans ce contexte que les 26 ordonnances prises sur la loi d’habilitation du 23 mars sont entrées en vigueur ce jeudi 26 mars 2020, après avoir été présentées au Conseil des ministres du 25 mars).

Toutefois, ces ordonnances deviendront caduques si un projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation.

Et si le projet de loi de ratification n’est finalement pas adopté par le Parlement, les ordonnances demeureront de simples textes règlementaires, à ceci près qu’elles ne pourront plus être modifiées que par la loi (pour ce qui concerne les dispositions relevant du domaine législatif). Seules les dispositions d'une ordonnance non encore ratifiée intervenues dans le domaine réglementaire pourront donc être modifiées par décret (pris en Conseil d'État et délibéré en conseil des ministres pour respecter le parallélisme des formes).

 

  • Comment contester une « ordonnance de l’article 38 » ?

 

  • La possibilité de saisir le Conseil d’État :

Tant que l'ordonnance n'est pas ratifiée, comme pour tout acte réglementaire, sa régularité peut être contestée devant le juge administratif, soit directement, par la voie d'un recours pour excès de pouvoir, soit indirectement, par voie d'exception, à l'occasion d'un recours formé contre une mesure d'application (un décret par exemple).

Tel est le cas « alors même qu'elles interviennent dans une matière ressortissant en vertu de l'article 34 ou d'autres dispositions constitutionnelles au domaine de la loi, le caractère d'actes administratifs ; […] cependant, dès lors que sa ratification est opérée par le législateur, une ordonnance acquiert valeur législative à compter de sa signature » (CE, Ass. 28 mars 1997, société Baxter, n° 179.049, publié au Recueil).

Comme pour les décrets, c’est le Conseil d'État qui est compétent en premier et dernier ressort pour connaître des recours formés contre les ordonnances.

S’agissant d’un recours pour excès de pouvoir, le ministère d’avocat au Conseil d’État n’est pas obligatoire (mais seuls ces derniers peuvent espérer faire quelques observations orales à l’audience et porter leur robe à cette occasion…parole d’ancienne collaboratrice d’avocats aux Conseils !).

Un référé suspension peut également être envisagé. Il faut alors établir qu’il y a urgence à ne pas appliquer l’ordonnance contestée et qu’il existe au moins un doute sur moyen sérieux d’illégalité.

 

  • Le contrôle exercé par le juge administratif :

D’une part, le Conseil d’État vérifie que l'ordonnance respecte le cadre de l'habilitation consentie et que les mesures prises sont proportionnées à l'objectif défini.

L’ordonnance encourt la censure si le juge administratif estime que certaines dispositions excèdent les limites de l'habilitation donnée par le législateur (ex. CE, 13 juillet 2006, France Nature Environnement, n° 286.711, publié au Recueil ; CE, 23 novembre 2011, Fédération française des syndicats professionnels de pilotes maritimes, n° 344.753 ; CE, 21 mars 2012, Société EDF, n° 349.415, publié au Recueil).

NB : si une ordonnance outrepasse le cadre de l'habilitation et qu’elle n’est pas censurée sur ce point par le juge administratif, le Conseil constitutionnel a considéré (décision 2004-506 DC du 2 décembre 2004) « qu'est inopérant à l'encontre d'une loi de ratification le grief tiré de ce que l'ordonnance ratifiée aurait outrepassé les limites de l'habilitation ». Autrement dit, la loi de ratification équivaut à une régularisation.

D’autre part, le Conseil d’État va vérifier que l'ordonnance déférée a bien été prise « dans le respect des règles et principes de valeur constitutionnelle, des principes généraux du droit qui s'imposent à toute autorité administrative ainsi que des engagements internationaux de la France » (CE, 4 novembre 1996, Association de défense des sociétés de course des hippodromes de province, n° 177.162, publié au Recueil).

 

 

Exemples de principes constitutionnels susceptibles d’être méconnus par une ordonnance : l'égalité devant les charges publiques, la liberté du commerce et de l'industrie, la liberté individuelle, etc.

NB : Il est admis que la loi d'habilitation autorise le Gouvernement à s'affranchir, pour les besoins de la délégation, de principes généraux du droit qui s'imposent habituellement au pouvoir réglementaire (CE, 4 novembre 1996, Association de défense des sociétés de course des hippodromes de province, précité : légalité de l'ordonnance n° 96-345 du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale au regard du principe de non-rétroactivité des actes administratifs, la rétroactivité de la contribution ayant été autorisée par la loi d'habilitation n° 95-1348 du 30 décembre 1995).

Le Conseil d'État contrôle également la conformité des ordonnances aux engagements internationaux de la France (droit européen, CEDH, conventions de l’OIT, etc.).

Enfin, le juge administratif vérifie que le Gouvernement, autorisé à intervenir par voie d'ordonnances dans un but déterminé, a épuisé la compétence qui lui a été confiée, sanctionnant les cas d'incompétence négative (CE, Ass. 3 juillet 1998, Syndicat des médecins de l'Ain, n° 188.004, publié au Recueil : si le Gouvernement a pu légalement prévoir « que les organismes d'assurance maladie délivrent une carte électronique individuelle inter-régimes à tout bénéficiaire de l'assurance maladie, il ne pouvait, pour ce qui est du volet médical de cette carte, se borner à renvoyer à un décret en Conseil d'État le soin d'en déterminer les modalités de mise en œuvre, sans que soient précisées au préalable, par l'autorité compétente [...], les garanties nécessaires à la protection des droits individuels, qu'il s'agisse notamment du consentement du patient à l'enregistrement des données le concernant, du délai pendant lequel les informations doivent demeurer sur le volet santé et de possibilité d'en obtenir la suppression »).

 

Le Gouvernement pourrait-il invoquer l’application de la théorie des circonstances exceptionnelles pour justifier ses ordonnances liées à la crise sanitaire du COVID-19 ?

Il n’est pas exclu que le Conseil d’État admette que les circonstances exceptionnelles liées à cette crise sanitaire puissent justifier certaines entorses à la légalité par les ordonnances entrées en vigueur le 26 mars 2020…

La théorie dites des « circonstances exceptionnelles » a déjà été appliquées en suite d’événements ayant affecté l’ordre public et la sécurité et la continuité des services publics en tant de guerre – mondiale, et non sanitaire… (v. CE 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, n° 61.593, publié au Recueil ; CE 28 juin 1918, Heyries, n° 63.412, publié au Recueil).

En tant de paix, le juge administratif a également admis que les circonstances exceptionnelles pouvaient résulter, notamment, de « l'éventualité de troubles graves » susceptibles de découler de l'exécution par la force d'une décision de justice (CE, Ass. 3 juin 1938, SA La Cartonnerie et Imprimerie Saint-Charles, n° 58.698-58.699, publié au Recueil) ou de la menace d'explosion du volcan La Soufrière à la Guadeloupe (CE, 18 mai 1983, Rodes, n° 25.308, publié au Recueil).

Toutefois, et de manière générale, le Conseil d'État fait une application restrictive de la théorie des circonstances exceptionnelles en considérant que si des évènements particulièrement graves, même éventuels, peuvent légalement justifier certaines atteintes à la légalité, ce n’est que dans l’hypothèse où celles-ci sont strictement nécessaires pour atteindre l'objectif poursuivi.

Ainsi, pour ne citer que cet exemple célèbre, la loi relative aux accords d’Évian qui devaient mettre un terme à la guerre d’Algérie a autorisé le Président de la République, notamment, à prendre par ordonnance « toutes mesures législatives ou réglementaires relatives à l'application » de ces accords. Sur le fondement de cette habilitation, le général de Gaulle a institué par ordonnance une juridiction spéciale, la Cour militaire de justice, qui était chargée de juger, suivant une procédure spéciale et sans recours possible, les auteurs et complices de certaines infractions en relation avec les événements algériens. Condamnés à mort par cette cour, messieurs Canal, Robin et Godot ont saisi le Conseil d'État d'un recours en annulation dirigé contre cette ordonnance. Le Conseil d'État a estimé qu'en l'espèce, l'objectif poursuivi ne justifiait pas la gravité des atteintes portées aux principes généraux du droit pénal, dès lors qu'il pouvait être atteint sans qu'elles fussent commises (CE, 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot, n° 58.502, publié au Recueil).

Par suite, sauf à démontrer que les mesures prises par le gouvernement étaient nécessaires pour faire face, dans l’urgence, à l’épidémie de Covid-19, les ordonnances prises sur le fondement de la loi d’habilitation n° 2020-290 du 23 mars 2020 ne sauraient porter atteinte à la légalité.

En conclusion :

Il est nécessaire de rester vigilants vis-à-vis des mesures adoptées par ordonnances et de s’assurer que la volonté du gouvernement d’agir rapidement, même justifiée, ne l’a pas conduit à outrepasser l’habilitation donnée par le Parlement, ni à méconnaître des principes ou des règles qui s’imposent au législateur comme au pouvoir règlementaire dans notre État de droit.