Il y aurait sûrement beaucoup à dire sur la prise en charge par l’État d’une fraction du prix des carburants, à hauteur de quinze centimes par litre. L’usine à gaz créée par le décret n° 2022-423 du 25 mars 2022 relatif à l'aide exceptionnelle à l'acquisition de carburants (ce sera toujours une source d’émerveillement de constater qu’une mesure simple - « A compter du 1er avril 2022, vous bénéficiez d’une remise de 15 centimes prise en charge par l’Etat » - nécessite un décret de vingt articles), les risques de double prise en compte (dans le chef des « fournisseurs de carburants pour une distribution » et dans celui des « exploitants de stockages intermédiaires », pour reprendre la terminologie employée dans le décret) même si un mécanisme de restitution est prévu, les difficultés éventuelles pour récupérer l’avance remboursable accordée aux stations-service, le hasard du calendrier (un esprit chagrin pourrait noter que cette aide sera entrée en vigueur bien après la hausse des prix des carburants, mais juste avant le premier tour des élections présidentielles), l’effet significatif de la mesure sur les finances de l’État (encore qu’il s’agisse là d’un vestige suranné du monde d’avant le quoi qu’il en coûte), son effet finalement limité sur les finances individuelles (comme beaucoup de ces mesures destinées au grand nombre, qui, à défaut d’être ciblées sur ceux auxquels elles seraient le plus utile, coûtent beaucoup, voire davantage, à la collectivité, et bénéficient peu à chacun), son caractère insignifiant si les cours du pétrole devaient continuer leur envolée et l’euro sa chute, le message contradictoire avec les grands discours sur la transition énergétique (où sont passés tous les partisans des hausses de taxe sur les carburants pour faire rendre gorge à tous ces conducteurs indifférents au sort de la planète ?), la ressuscitation sous une autre forme de la fameuse « TIPP flottante » supprimée pour cause de bilan coût-avantage défavorable, tout cela mériterait certainement de nombreux développements.

Mais nous en resterons modestement à des considérations fiscales.

En matière de TVA existe une notion assez complexe à mettre en œuvre : la subvention complément de prix. Les textes communautaires ou le code général des impôts ne définissent pas cette notion – ce qui contribue certainement à en accroître la complexité ; le code général des impôts indique simplement que « la base d'imposition est constituée pour les livraisons de biens, les prestations de services et les acquisitions intracommunautaires, par toutes les sommes, valeurs, biens ou services reçus ou à recevoir par le fournisseur ou le prestataire en contrepartie de ces opérations, de la part de l'acheteur, du preneur ou d'un tiers, y compris les subventions directement liées au prix de ces opérations » (article 266-1-a). Le code général des impôts distingue en réalité deux notions, le paiement du prix par autrui d’une part, et la subvention directement liée au prix (usuellement dénommée subvention complément de prix) d’autre part. La raison de cette disposition est assez évidente : si un opérateur A vend à un client B un bien d’une valeur intrinsèque de 100 euros hors taxe, il est indifférent à l’opérateur A que ces cent euros lui soient payés par son client B ou par un tiers C, ou qu’il ne réclame que quatre-vingt-cinq euros à son client parce qu’il sait qu’un tiers C lui versera les quinze euros manquants ; il est donc logique que dans les trois cas (paiement par B, paiement par C, ou paiement partiel par B et complément versé par C), le montant de TVA encaissé par l’État soit identique.

Pourtant, si toutes les subventions sont susceptibles d’avoir un effet sur le prix final supporté par le client B, seules les subventions compléments de prix sont incluses dans la base imposable à la TVA ; a contrario, les subventions qui ne sont pas des compléments de prix ne sont pas imposables à la TVA et sont même réputées inexistantes pour les besoins de la TVA.

A défaut de définitions dans les textes, la jurisprudence, surtout communautaire même s’il existe quelques arrêts nationaux, et la doctrine administrative se sont efforcées de combler ce vide. Le bulletin officiel des finances publiques – impôts BOI-TVA-BASE-10-10-10 rappelle ainsi les trois critères qui transforment une subvention en subvention complément de prix :

- la subvention doit être versée par un tiers à l’opération ;

- elle permet au client de payer un prix inférieur au prix de marché ;

- elle constitue la contrepartie totale ou partielle de l’opération.

Dans le cas de l’aide à l’acquisition des carburants, la première condition est évidemment satisfaite : l’État n’est pas partie à la vente entre le fournisseur et le stockiste intermédiaire ou le pompiste, ni à celle entre le stockiste intermédiaire et le pompiste.

La deuxième condition semblerait satisfaite également : qu’il le fasse effectivement ou non, l’aide permet à l’opérateur d’envisager de vendre ses produits moins cher que le prix du marché non subventionné (si le lecteur se demande comment une aide pourrait ne pas permettre à un vendeur de vendre ses produits à un prix inférieur au prix de marché, il lui suffira de considérer une aide visant à compenser des surcoûts de production de façon à ce que l’opérateur puisse déjà réussir à vendre ses produits au prix de marché).

La doctrine administrative détaille la troisième condition de la façon suivante : « ll doit exister une relation entre la décision de la partie versante d'octroyer la subvention et la diminution des prix pratiqués par le bénéficiaire. La subvention doit être spécifiquement versée à l'organisme subventionné afin qu'il fournisse un bien ou effectue un service déterminé. Elle doit donc être identifiable comme la contrepartie d'une opération taxable et non versée globalement pour couvrir les coûts de l'organisme subventionné (il ne suffit pas que son versement permette indirectement à cet organisme de pratiquer des prix moins élevés). Cette relation, qui résulte de l'intention des parties, doit apparaître de manière non équivoque au terme d'une analyse au cas par cas des circonstances qui sont à l'origine du versement de cette subvention. Les acheteurs du bien ou les preneurs du service doivent tirer profit de la subvention octroyée au bénéficiaire. En effet, il est nécessaire que le prix à payer par l'acheteur ou le preneur soit fixé de tel façon qu'il diminue à proportion de la subvention accordée au vendeur, laquelle constitue alors un élément de détermination du prix exigé. » (ibid., § 370)

A la lecture de ces principes généraux, édictés bien avant cette dernière aide à l’acquisition de carburants et n’ayant pas été modifiés depuis plus de quinze ans – une éternité à l’échelle fiscale ! chacun pouvait essayer de deviner le régime de TVA applicable à cette aide : imposable ou non. En fait, il sera inutile de jouer à ce petit jeu, l’administration fiscale ayant publié sa réponse dans un rescrit du 30 mars 2022 (n° BOI-RES-TVA-000107) : « Cette aide ne constitue pas une subvention venant compléter le prix des opérations imposables de son bénéficiaire. Aussi, elle n'est pas soumise à la TVA pour les carburants livrés en métropole. »

La justification avancée par l’administration fiscale pour sortir cette aide de l’assiette imposable à la TVA est loin d’être convaincante : « D’une part, l’assujetti auquel l’aide est versée (l’opérateur effectuant la mise à la consommation) n’effectue aucune opération imposable au profit de la partie versante (l’État). D’autre part, l’octroi de l’aide n’étant pas subordonné aux niveaux de prix des opérations pratiquées par son bénéficiaire, celle-ci n’entretient pas un lien direct et immédiat avec ces opérations au sens des principes rappelés précédemment. La circonstance que, compte tenu de la situation concurrentielle et des engagements souscrits par ailleurs par les associations professionnelles et certains bénéficiaires (« Charte d’engagement » de bonnes pratiques associant l’État et les professionnels du secteur, signée le 25 mars 2022), le dispositif d’aide aura une incidence sur le niveau des prix de vente pratiqués par les intermédiaires et détaillants jusqu’au stade du consommateur final n’est pas de nature à remettre en cause ce constat ; notamment, elle ne conduit pas à considérer que, pour les besoins de la TVA, le versement de l’aide serait, pour chaque opération réalisée par chaque bénéficiaire, juridiquement subordonné à une répercussion dans les prix pratiqués. »

Il convient de relever, en effet :

- que l’article 2 du décret déjà cité prévoit que l’aide est instaurée « aux fins de réduire les prix de carburants pour tous les consommateurs finals » : difficile de ne pas y voir une intention explicite de la partie versante ;

- que l’article 16 dudit décret dispose que « les opérateurs (…) font mention, dans les documents contractuels de vente ou de revente, de l'aide (…) A cette fin, ils présentent le montant total de l'aide ayant porté sur les quantités de carburants ayant fait l'objet du contrat. (…) Lors de la vente ou la revente, les personnes mentionnées au premier alinéa indiquent distinctement sur les factures ou les tickets de caisse destinés à l'acquéreur les réductions de prix convenues en raison de l'aide. » ;

- que ce mécanisme d’aide s’inscrit dans un contexte général où les plus gros opérateurs et les fédérations représentatives ont signé une charte, visée au décret, prévoyant notamment :

« Afin de garantir que cette aide soit répercutée intégralement et à compter du 1er avril aux consommateurs finals, particuliers ou professionnels, le Gouvernement a engagé une procédure de consultation afin de dégager, avec les opérateurs du secteur, un ensemble d’engagements et de bonnes pratiques. Le décret du 25 mars 2022 relatif à l'aide exceptionnelle à l'acquisition de carburants et la présente charte en sont la traduction. (…) Les entreprises signataires s’engagent à assurer par leurs différentes entités le respect des engagements de la charte.

Engagement n°1 : la répercussion intégrale de l'aide de 15 centimes au consommateur final.

Le dispositif d’aide a pour finalité de lutter contre la hausse des carburants. Même si l’aide est attribuée aux metteurs à la consommation de carburants, le dispositif doit bénéficier exclusivement aux consommateurs finals qu’ils soient particuliers, ou professionnels. »

Sur le plan économique, tout se passe d’ailleurs « comme si » le fournisseur ou le stockiste intermédiaire se faisait payer ses carburants en partie par son client direct (qu’importe le consommateur final, qui n’est généralement pas son client mais celui du pompiste) et en partie par l’État, ou, pour prendre une autre analogie, « comme si » l’État avait émis un bon de quinze centimes par litre utilisable par le client direct du fournisseur ou du stockiste – ce client répercutant ensuite la réduction en aval de la chaîne… si tant est qu’il le veuille. Comparaison n’est pas raison, bien sûr, mais l’analogie présente l’intérêt d’amener la discussion sur un terrain ayant déjà donné lieu à jurisprudence. Ainsi, dans un arrêt « Yorkshire Cooperatives Ltd » du 16 janvier 2003, la Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit que « lorsqu'un détaillant accepte, lors de la vente d'un produit, que le consommateur final règle le prix de vente en partie au comptant et en partie au moyen d'un bon de réduction émis par le fabricant de ce produit et que ce dernier rembourse au détaillant le montant indiqué sur ledit bon, la valeur nominale de ce bon doit être intégrée dans la base d' imposition de ce détaillant ». Bien évidemment, dans le cas présent, l’État jouerait le rôle du fabricant, le fournisseur celui du détaillant, le client du fournisseur celui du client et le bon de réduction serait un bon « réglementaire » puisqu’il permet au fournisseur de percevoir quinze centimes par litre vendu comme si son client lui avait remis le bon remboursé par le fabricant (l’État).

Pour en revenir aux subventions, le raisonnement exact de la Cour est développé, par exemple, dans son arrêt « Commission contre Finlande » (15 juillet 2004, aff. C-495/01) :

« Pour que [la subvention est directement liée au prix de l’opération en cause], la subvention doit d’abord être spécifiquement versée à l’opérateur subventionné afin qu’il fournisse un bien ou effectue un service déterminé. Ce n’est que dans ce cas que la subvention peut être considérée comme une contrepartie de la livraison d’un bien ou de la prestation d’un service et que, partant, elle est imposable. Il doit être constaté, notamment, que le droit de percevoir la subvention est reconnu au bénéficiaire dès lors qu’une opération taxable a été accomplie par ce dernier (...).

Il doit par ailleurs être vérifié que les acheteurs du bien ou les preneurs du service tirent profit de la subvention octroyée au bénéficiaire de celle-ci. En effet, il est nécessaire que le prix à payer par l’acheteur ou par le preneur soit fixé de telle façon qu’il diminue à proportion de la subvention accordée au vendeur du bien ou au prestataire du service, laquelle constitue alors un élément de détermination du prix exigé par ces derniers. Il doit ainsi être vérifié si, objectivement, le fait qu’une subvention est versée au vendeur ou au prestataire permet à celui-ci de vendre le bien ou de fournir le service à un prix inférieur à celui qu’il devrait exiger en l’absence de subvention (…).

La contrepartie représentée par la subvention doit, à tout le moins, être déterminable. Il n’est pas nécessaire que le montant de la subvention corresponde strictement à la diminution du prix du bien livré ou du service fourni. Il suffit que le rapport entre celle-ci et ladite subvention, qui peut avoir un caractère forfaitaire, soit significatif (...).

En définitive, la notion de « subventions directement liées au prix » (…) comprend uniquement les subventions qui constituent la contrepartie totale ou partielle d’une opération de livraison de biens ou de prestation de services et qui sont versées par un tiers au vendeur ou au prestataire (...). »

La première condition posée par la Cour est satisfaite : c’est la vente de carburants par le fournisseur ou le stockiste qui déclenche le versement de l’aide, à proportion exacte du volume vendu.

La deuxième condition l’est également : le client bénéficie de l’aide et même si une partie de l’aide est absorbée par la chaîne de distribution, la Cour est claire sur le fait que cette déperdition n’empêche pas la qualification de complément de prix. Lorsque l’administration fiscale écrit qu’il n’y a pas complément de prix parce que la répercussion n’est pas juridiquement obligatoire, nous pensons qu’elle s’éloigne de la jurisprudence de la Cour : il y a complément de prix « si, objectivement, le fait qu’une subvention est versée au vendeur ou au prestataire permet à celui-ci de vendre le bien ou de fournir le service à un prix inférieur à celui qu’il devrait exiger en l’absence de subvention ». « Permet » et non « oblige juridiquement »…

Que l’aide soit considérée comme non soumise à la TVA équivaut à une aide de 15 centimes hors taxe, donc 18 centimes toutes taxes comprises (pour autant que la TVA applicable soit de 20 %, ce sera donc moins de 18 centimes en Corse ou dans les départements d’outre-mer) : l’aide sera ainsi de 18 centimes pour les particuliers et de 15 centimes pour les professionnels intégralement récupérateurs de TVA ; pour ceux récupérant seulement 80 % de la TVA, elle sera de 15,6 centimes.

Qu’il aurait été plus simple de réduire la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) de quinze centimes par litre ! Il se serait alors agi d’une diminution des dépenses imposées à l’entreprise mettant les carburants à la consommation, et non d’une prise en charge de ses recettes par l’État, de sorte qu’il n’y aurait eu aucun débat sur la détermination de l’assiette imposable à la TVA : sous réserve d’une correcte répercussion de cette baisse de taxe, le prix hors taxe des carburants aurait baissé de quinze centimes. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Peut-être pour des raisons de suivi administratif, possiblement du fait de l’existence de stocks déjà taxés, sûrement parce que certains usages de carburants sont exonérés de TICPE et n’auraient donc pas bénéficié d’une réduction temporaire du montant normal de cette taxe.

Qu’il aurait été certainement plus propre de prévoir que l’aide versée par l’État s’élèverait à quinze centimes hors taxe, puis de laisser jouer les principes naturels de la TVA. Subventionner les fournisseurs de dix-huit centimes, et récupérer ensuite trois centimes de TVA. Mais des considérations budgétaires, focalisées sur l’affichage des dépenses brutes, et non sur la réalité des dépenses nettes, ont dû conduire à préférer une subvention de quinze centimes sans TVA. Le lecteur peu habitué à ces sujets, à supposer qu’il ait survécu à la lecture des paragraphes précédents, se demande certainement en quoi une subvention de dix-huit centimes taxée de trois centimes diffère d’une subvention de quinze centimes non taxée ; il lui suffira d’imaginer une situation où l’entité versant la subvention n’est pas l’État : l’on sait désormais qu’il faudra vraiment des parties très maladroites pour que l’administration fiscale soit fondée à voir des subventions compléments de prix imposables à la TVA. Que les divers organismes publics octroyant des subventions ne manquent pas de s’en souvenir au moment de rédiger les conventions !

Le prix affiché à la pompe (toutes taxes comprises) doit donc baisser de 18 centimes par rapport à ce qu’il aurait été sans l’aide ; à défaut, une partie de l’aide serait captée par les opérateurs. Dans leur charte du 25 mars 2022, les opérateurs avaient prévu des panonceaux à afficher dans les stations-service indiquant aux clients qu’ « à compter du 1er avril 2022, [ils] bénéfici[aient] d’une remise de 15 ct d’€ par litre prise en charge par l’Etat » Mais comme les pains furent multipliés à l’approche de la Pâque, ainsi en fut-il des centimes…

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