L’article 231 du code général des impôts prévoit que « les sommes payées à titre de rémunérations aux salariés sont soumises à une taxe (…) à la charge des entreprises et organismes qui emploient ces salariés (...) lorsqu'ils ne sont pas assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée ou ne l'ont pas été sur 90 % au moins de leur chiffre d'affaires au titre de l'année civile précédant celle du paiement desdites rémunérations. »
La lettre du texte semble claire : un employeur aura à payer, en janvier de l’année N+1, la taxe sur les salaires qu’il a versés au cours de l’année N si ses recettes n’ont pas été soumises à la TVA au cours de l’année N, ou si moins de 90 % de ses recettes ont été soumises à la TVA au cours de l’année N-1.
En dépit de ce texte, dont, encore une fois, la lettre semble pourtant claire, il existe une analyse, sinon de place, du moins répandue, qu’à l’échelle de notre carrière professionnelle nous qualifierons sans hésitation d’immémoriale et qui se transmet d’oreille d’avocat fiscaliste à oreille de directeur fiscal, tendant à considérer qu’en tout état de cause, une entreprise dont toutes les recettes ont été soumises à la TVA au cours de l’année N n’est pas redevable de la taxe sur les salaires qu’elle a versés au cours de l’année N – quand bien même moins de 90 % de ses recettes auraient été soumises à la TVA au cours de l’année N-1. Cette lecture peut d’ailleurs aisément conduire à des optimisations fiscales douteuses, lorsque l’entreprise, dont toutes les recettes d’activité sont soumises à la TVA, décide de faire remonter les dividendes de ses filiales seulement une année sur deux. Il est aisé de voir que l’entreprise n’est alors jamais redevable de la taxe sur les salaires : au titre de l’année de distribution, elle y échappe, en accord avec la loi, au motif que ses recettes de l’année précédente ont été intégralement soumises à la TVA (donc à plus de 90 %) ; au titre de l’année sans distribution, elle y échappe aussi, cette fois en accord avec cette pratique éternelle, au motif que ses recettes de l’année ont été intégralement soumises à la TVA.
Dans l’affaire soumise à l’appréciation du Conseil d’État, la société Legris Industries avait fait l'objet en 2014 d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos de 2012 à 2014, à l'issue de laquelle l'administration avait constaté qu'elle n'avait pas déposé de déclaration au titre de la taxe sur les salaires pour l'année 2012 et n'avait donc pas acquitté cette taxe au titre de cette année-là. La cour administrative d’appel de Nantes, dans un arrêt du 26 novembre 2021 (n° 20NT01871), avait jugé qu’il résultait des textes précédemment rappelés « que ne sont pas redevables de la taxe sur les salaires au titre d'une année civile les personnes qui ont été assujetties pour la période correspondant à la même année à la taxe sur la valeur ajoutée sur l'intégralité de leur chiffre d'affaires [et que] la SA Legris Industries [ayant], pour l'année 2012, été assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée pour l'intégralité de son chiffre d'affaires (...), c'est à tort que l'administration a assujetti la SA Legris Industries à la taxe sur les salaires au titre de la même année, alors même que la requérante n'avait pas été assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée sur une fraction de son chiffre d'affaires d'au moins 90 % au cours de l'année 2011. »
Autant le dire tout de suite, en affirmant qu’il résultait des textes précédemment rappelés « que ne sont pas redevables de la taxe sur les salaires au titre d'une année civile les personnes qui ont été assujetties pour la période correspondant à la même année à la taxe sur la valeur ajoutée sur l'intégralité de leur chiffre d'affaires », les juges nantais avaient surtout démontré qu’il auraient eu zéro au moindre exercice de logique… ; à leur décharge, l’interprétation qu’ils avaient retenue se retrouve noir sur blanc dans la documentation privée la plus renommée en matière fiscale.
L’issue du pourvoi en cassation formé par le ministre ne faisait guère de doute et n’aurait certainement pas mérité que nous nous y arrêtions si cette question ne s’inscrivait pas dans un contexte, lié à la pratique que nous avons déjà exposée et à des jurisprudences divergentes des cours administratives d’appel depuis plusieurs années : avant la cour administrative d’appel de Nantes, la cour administrative d’appel de Lyon avait ainsi jugé, dans un arrêt « Association de gestion du foyer « La Cerisaie » » (29 décembre 2005, n° 01LY00710), qu’« il résulte de ces dispositions que ne sont pas redevables de la taxe sur les salaires au titre d'une année civile les personnes qui ont été assujetties au cours de la période correspondant à la même année à la taxe sur la valeur ajoutée sur l'intégralité de leur chiffre d'affaires ». Là encore, les juges de la cour administrative d’appel de Lyon auraient échoué lamentablement à leur test de logique…
De manière plus intéressante, la cour administrative d’appel de Paris avait jugé l’inverse dans un arrêt « SAS International Real Returns » (26 novembre 2014, n° 14PA02683) : « Si la société International Real Returns a été assujettie à la TVA au titre de la période correspondant à l'année 2010 sur l'intégralité du chiffre d'affaires de l'entreprise, il est constant qu'au titre de l'année précédente, soit l'année 2009, elle n'a été assujettie à la TVA que sur une fraction de son chiffre d'affaires inférieure à 90 % ; (...) par suite, et sans qu'il y ait lieu, dès lors que les dispositions sus-énoncées sont claires, de se référer aux travaux parlementaires ayant conduit à l'adoption de l'article 1er de la loi 68-1043 du 29 novembre 1968 à l'origine des dispositions reprises à l'article 231 précité du CGI, modifié depuis à plusieurs reprises, l'administration pouvait, sur leur fondement, assujettir la société International Real Returns, au titre de l'année 2010, à la taxe sur les salaires. »
La décision de la cour administrative d’appel de Paris était indéniablement pertinente puisqu’elle soulevait la vraie question, sans fonder sa décision, au contraire des deux autres cours administratives d’appel, sur une logique que nous qualifierons aimablement de floue : faut-il privilégier la lettre du texte, claire, ou l’intention supposée du législateur ?
La question de l’intention du législateur n’était d’ailleurs pas nouvelle. Dans une chronique publiée à la Revue de jurisprudence fiscale de décembre 1998, Mme Emmanuelle Mignon, alors maître des requêtes au Conseil d’État, écrivait déjà : « La réglementation prévoit en effet de manière relativement claire la situation des employeurs qui, pour une année donnée, ne sont pas du tout assujettis à la TVA et ceux qui le sont totalement : dans le premier cas, et quelle qu'ait été, l'année précédente, la situation de l'employeur au regard de la TVA, la taxe sur les salaires est due au titre de cette année ; dans le second, elle ne l'est pas, quelle qu'ait été, là encore, la situation de l'année précédente s'agissant de la TVA. Il n'est pas sûr au demeurant que cette dernière solution se déduise nécessairement du texte législatif lui-même, mais telle est en tout cas l'interprétation courante que donne la doctrine de l'intention du législateur. »
Dans son arrêt du 31 mars 2023, le Conseil d’État tranche laconiquement la question, appliquant le texte de loi à la lettre : « Il résulte de ces dispositions que sont redevables de la taxe sur les salaires au titre des rémunérations payées au cours d'une année civile (...) d'une part, les personnes ou organismes dont le chiffre d'affaires de cette année n'est pas soumis à la taxe sur la valeur ajoutée, d'autre part, les personnes ou organismes dont le chiffre d'affaires de l'année précédente n'a été soumis à la taxe sur la valeur ajoutée qu'à hauteur d'une fraction n'excédant pas 10 %. Il en résulte inversement que, pour ne pas être redevable de la taxe sur les salaires au titre des rémunérations payées au cours d'une année civile, une personne ou un organisme doit, non seulement être assujetti cette année-là à la taxe sur la valeur ajoutée sur une partie au moins de son chiffre d'affaires, mais aussi l'avoir été l'année précédente à hauteur d'au moins 90 % de son chiffre d'affaires. En jugeant que la société Legris Industries devait être regardée comme n'étant pas redevable de la taxe sur les salaires dès lors qu'elle était assujettie, au titre de la période correspondant à l'année 2012 en litige, à la taxe sur la valeur ajoutée sur l'intégralité de son chiffre d'affaires, et qu'était à cet égard sans incidence la circonstance qu'elle ne l'avait pas été, au titre de la période correspondant à l'année civile précédente, sur une fraction de son chiffre d'affaires d'au moins 90 %, la cour administrative d'appel a méconnu les dispositions [précédemment rappelées]. »
Sujet clos ; sous une réserve toutefois : le Conseil d’État a lui aussi échoué à son épreuve de logique : en fait, il aurait dû écrire que sont redevables de la taxe sur les salaires au titre des rémunérations payées au cours d'une année civile d'une part, les personnes ou organismes dont le chiffre d'affaires de cette année n'est pas soumis à la taxe sur la valeur ajoutée, d'autre part, les personnes ou organismes dont le chiffre d'affaires de l'année précédente n'a été soumis à la taxe sur la valeur ajoutée qu'à hauteur d'une fraction n'excédant pas 90 % (et non 10 %)… Heureusement, la suite de l’arrêt est claire...
Lorsqu’elles seront disponibles, nous lirons avec intérêt les conclusions du rapporteur public, Mme Karin Ciavaldini, pour voir si la réflexion a porté seulement sur les facultés logiques de la cour administrative d’appel de Nantes – auquel cas la réflexion serait peu intéressante – ou si elle a également porté sur une éventuelle contradiction – dont nous n’avons d’ailleurs jamais vu la moindre preuve autre qu’un consensus auquel l’administration fiscale ne s’est jamais jointe – entre la lettre de la loi et la supposée intention du législateur. Il n’y a d’ailleurs, en soi, aucune nouveauté à ce que la loi claire prime l’intention alléguée du législateur ; mais il y aurait, au cas présent, une double ironie : d’abord parce que le Conseil d’État n’a pas laissé, sur la période récente, d’appliquer la règle fiscale qui aurait dû être édictée plutôt que celle effectivement édictée, sauvant ainsi la position administrative (nous pensons par exemple, par les mêmes chambres réunies, à l’arrêt « Alliance Professionnelle des Agents Commerciaux (APAC) » (CE, 11 décembre 2020, n° 440587 »), où le même rapporteur public pouvait écrire dans ses conclusions, au prix d’une évidence peu évidente selon nous : « Ces dispositions législatives nous paraissent employer les mots « commission » et « courtage » dans un sens peu précis, de sorte qu’elles se prêtent à une interprétation conforme au droit de l’Union », ou, par ces mêmes chambres réunies, mais aux conclusions d’un autre rapporteur public, à l’arrêt « Consorts L... » (12 mai 2022, n° 444994) – le tout toujours drapé, bien sûr, dans la plus irréprochable rationalité) ; ensuite, parce que, les spécialistes le savent bien, la taxe sur les salaires n’est pas calculée selon la lettre du texte législatif, mais selon l’intention et la logique qu’a dégagées le Conseil d’État dans un avis « Société d'exploitation de la clinique Ker-Lena » parfaitement contraire à la lettre du texte (23 novembre 1998, n° 197839) – il s’avère d’ailleurs, en toute neutralité, qu’à l’époque, l’intention du législateur était plus favorable aux recettes publiques que la lettre de l’article 231 du code général des impôts !
A dire vrai, privilégier le texte tel qu’il est écrit, donc tel que quiconque peut le lire, ne nous choque pas – d’autant moins que la solution concurrente aurait rendu officiellement possibles des pratiques déviantes (étant souligné, afin d’éviter tout malentendu, que rien dans les faits rappelés dans la décision ne laisse supposer que la société redressée s’y serait livrée). Mais nombre d’entreprises vont devoir changer leur logiciel, à tout le moins leur logiciel mental : ce n’est pas parce que ses recettes de l’année N ont toutes été soumises à la TVA que l’on ne peut pas être également redevable de la taxe sur les salaires versés au titre de cette même année N !
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