Le 10 mai 2017, à l’occasion de la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, les deux propositions de loi de la députée Cécile Duflot ont été au centre des discussions : l’une pour reconnaître le travail forcé dans les colonies de 1848 à 1946 en tant que crime contre l’humanité et l’autre pour permettre des réparations aux descendants d’esclaves.

La question du travail forcé fait écho aux propos du candidat Macron qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité. Surpris par l’ampleur de la polémique pour un débat que je considère légitime, j’avais déjà écrit un article évoquant le revirement du droit international au sujet du colonialisme et, parallèlement, l’extension de la notion de crime contre l’humanité.

Cette proposition de loi vient relancer le débat sur les lois mémorielles.

Des lois mémorielles inconstitutionnelles ?

Dans un article sur son blog, le professeur d’histoire Guy Pervillé, auteur d’ouvrages de référence sur la colonisation en Algérie, répond à mon premier article :

« Les lois pénales françaises reconnaissant la qualité de « crimes contre l’humanité » à la déportation des africains noirs par les esclavagistes européens du XVe au XIXe siècle, puis, à l’extermination des Arméniens par les Turcs, n’auraient pas pu être ratifiées par le Conseil constitutionnel parce qu’elles sont contraires aux articles 34 et 37 de la Constitution. »

Si le Conseil constitutionnel n’a pas abrogé la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, ni la loi Taubira du 21 mai 2001 (loi n° 2001-434 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité), il a en revanche partiellement abrogé celle du 23 janvier 2012 visant à interdire la contestation des génocides reconnus par la loi.

C’est uniquement cette dernière loi mémorielle qui a été jugée comme « une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression ». La seconde tentative a connu le même sort. Elle avait été introduite par un amendement présent dans la Loi Égalité et citoyenneté et avait également pour but d’interdire le négationnisme des génocides, cette fois, « reconnus par des juridictions ».

Ces articles abrogés avaient vocation à compléter la loi de 2001 sur le génocide arménien en lui conférant le même « dispositif répressif anti-négationniste » que la loi Gayssot du 13 juillet 1990.

Notons que le Conseil Constitutionnel n’interdit pas au Parlement de reconnaître des crimes contre l’humanité. Il n’a pas non plus souhaité abroger la loi de 2001 mais il semble néanmoins en neutraliser les effets pouvant porter atteinte aux libertés fondamentales, telle la liberté d’expression dans ce cas.

Pyramide des normes française. Wikipedia commonsCC BY-SA

Le Conseil Constitutionnel applique ainsi strictement la hiérarchie des normes françaises et veille à ce que le législateur ne se prévale pas d’une norme supra-législative, sauf qu’il n’a jamais les mêmes considérations avec le droit international sensé être à ses yeux infra-constitutionnel.

C’est pourquoi dans son arrêt du 5 février 2013 la chambre criminelle de la Cour de cassation estime que la loi Taubira de 2001 « ne saurait être revêtue de la portée normative attachée à la loi et caractériser l’un des éléments constitutifs du délit d’apologie ».

Ainsi, dans une décision du 8 janvier 2016, le Conseil constitutionnel distingue clairement le cas où le crime contre l’humanité a été reconnu par la loi, de celui où il a été reconnu par une juridiction française ou internationale. Seconde condition, le crime doit avoir eu lieu sur le territoire national. C’est uniquement dans ces cas de figure qu’il peut prétendre aux caractéristiques exceptionnelles conférées par le droit international. Le Conseil constitutionnel justifie aussi ce régime d’exception en estimant que la négation des crimes contre l’humanité perpétrés pendant la Seconde Guerre mondiale « constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l’antisémitisme ».

Outre la loi sur la reconnaissance des travaux forcés dans les colonies comme crime contre l’humanité, Cécile Duflot a aussi proposé une loi envisageant un processus de réparation.

Des réparations impossibles ?

La question des réparations a déjà été envisagée lors du projet de la loi Taubira : en effet, la rédaction initiale de l’article 5 prévoyait l’instauration d’un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime, mais cet article avait été évincé dans la version définitive votée en 2001.

Aux États-Unis, la banque JPMorgan Chase a été contrainte par la justice de verser des bourses aux jeunes vivant dans les ghettos noirs de Chicago en réparation son passé esclavagiste.

Le président du CRAN, Louis Georges Tin rappelle que des lois organisant des réparations ont déjà existé auparavant, mais sans bénéficier aux descendants d’esclaves :

« Ce sont les anciens exploitants qui ont demandé une réparation pour compenser le manque à gagner induit par l’abolition de l’esclavage ! On oublie souvent que l’ancienne colonie française d’Haïti a dû payer à la France une rançon jusqu’en 1825. Le pays s’est endetté jusqu’en 1946 pour l’honorer ».

Tour à tour, le CRAN a assigné l’État, la Caisse des dépôts en 2013, le Baron Sellière en 2015 avec la ferme intention de déposer une QPC pour déclarer inconstitutionnelle la loi de 1849 indemnisant les propriétaires d’esclaves.

Même objectif pour des associations guadeloupéennes qui ont également entrepris une démarche visant « l’annulation des textes et la remise en état des choses telles qu’elles auraient dû être notamment sur la question foncière. »

À noter que les articles 218 et 219 conservés de la loi du 27 janvier sont entre temps parvenus à abroger les textes en question, en revanche aucune réparation n’a été prévue.

L’Abolition de l’esclavage dans les colonies française, dans une toile de 1849. Wikipedia

Jusqu’à aujourd’hui, aucune action en justice n’a pu aboutir car il existe encore d’autres obstacles à la recevabilité de telles poursuites comme la question de l’intérêt à agir. À l’inverse des États-Unis, en France, les associations ne peuvent ester en justice au nom d’une communauté comme le rappelle la position de l’État à l’occasion de poursuites d’associations guadeloupéennes : « Nous contestons la recevabilité des parties requérantes. Elles ont une compétence dans leur domaine d’action, syndical ou associatif, mais pas à agir au nom de la population guadeloupéenne. »

Dans la même déclaration, le représentant de l’État poursuit :

« Les faits sont extrêmement anciens et malgré la loi sur les crimes contre l’humanité, la prescription est établie. Même la loi Taubira, qui est une loi mémorielle, ne peut pas la remettre en cause. Et l’imprescriptibilité pour les crimes contre l’humanité est circonscrite par des conditions très particulières. »

À l’inverse, la SNCF, condamnée pour complicité de crime contre l’humanité, s’est engagée à indemniser les victimes américaines de la Shoah à hauteur de 60 millions d’euros. Ainsi, la théorie des deux régimes juridiques de crimes contre l’humanité semble entérinée, l’un issu du droit international doté de caractéristiques exceptionnelles, l’autre issu de la loi nationale et n’offrant qu’une reconnaissance symbolique.

Guy Pervillé se demande si « les juristes peuvent vraiment considérer le « droit naturel » comme « intemporel », alors que le droit a une histoire comme toutes les autres activités humaines ». L’objection est juste, toutefois le tribunal de Nuremberg a permis un précédent qu’il faut forcément prendre en compte.

La conception jusnaturaliste représente pour de nombreux juristes un droit idéal mais, pour tenter d’y parvenir, nos solutions positivistes semblent imparfaites. Le caractère imprescriptible du crime contre l’humanité a été imaginé pour éviter l’impunité des crimes nazis.

Il a malheureusement abouti à une concurrence victimaire entre les mémoires. Le législateur a cru un temps y répondre par des normes symboliques mais, loin d’avoir réglé la question, elles laissent aux Arméniens et aux descendants d’esclaves le goût amer d’une œuvre inachevée.

 

Article publié le 15 mai 2017 sur le média scientifique The Conversation