Commentaire publié dans la revue Lexbase Public du 13 novembre 2023

 

Réf : CE, 17 octobre 2023, Société NGE Infranet, req. n° 469071

Pas une décision du 17 octobre 2023, mentionnée aux tables du recueil Lebon, le Conseil d’Etat a précisé le régime juridique applicable au droit au paiement direct du sous-traitant en matière de marchés publics, en précisant que le refus opposé par le titulaire du marché à une demande de paiement direct faisait nécessairement obstacle à tout paiement de la part du maître d’ouvrage.

Dans l’affaire en cause, un groupement d’entreprises titulaire d’un marché public de travaux conclu avec un syndicat de communes pour la réalisation d’un réseau de desserte en fibre optique avait sous-traité la réalisation d’une partie des travaux à une entreprise tierce.

Ayant dûment été acceptée et agrée par le maître d’ouvrage, l’entreprise sous-traitante lui a présenté une demande de paiement direct au titre des travaux réalisés. Toutefois, à la suite du refus explicite exprimé par le titulaire du marché, le maître d’ouvrage a refusé de procéder au paiement, conduisant ainsi le sous-traitant à introduire un recours indemnitaire devant le juge administratif.

Si le Tribunal administratif de Lyon a refusé de faire droit à cette requête[1], la Cour administrative de la même ville l’a, en revanche, admise [2]partiellement, après avoir procédé à une appréciation circonstanciée de la légitimité du refus opposé par le titulaire du marché. La juridiction d’appel a notamment considéré qu’une partie des travaux, au moins, correspondait à des travaux prévus au marché (et non à des travaux supplémentaires) et qu’ils avaient été réceptionnés, l’existence d’éventuels désordres ou retards n’ayant pas d’impact sur le droit à paiement direct du sous-traitant.

Saisi d’un pourvoi du maître d’ouvrage, le Conseil d’Etat annule l’arrêt sur cette partie et, réglant l’affaire au fond, rejette la demande du sous-traitant, en considérant que le refus exprimé par le titulaire faisait obstacle à tout paiement du sous-traitant par le maître d’ouvrage (1.). Cette approche, qui exonère le maître d’ouvrage de toute obligation d’apprécier le bien-fondé de la position du titulaire du marché, pose plusieurs questions (2).

 

1. Le paiement direct du sous-traitant n’est pas possible sans l’accord du titulaire du marché

1.1. Le sous-traitant doit solliciter l’accord du sous-traitant avant toute demande de paiement direct

Pour obtenir le paiement des sommes qu’elle estimait lui être dues, l’entreprise sous-traitante était tenue de se conformer à la procédure spécifique prévue par les articles 8 de la loi n° 75-1134 du 31 décembre 1975 et 116 du code des marchés publics de 2006, applicables au contrat d’espèce, lesquels impliquent, dans un premier temps, d’adresser la demande de paiement au titulaire du marché en vue d’obtenir son accord[3].

Le titulaire du marché doit alors se prononcer dans un délai de 15 jours, sachant qu’à défaut, son silence est réputé valoir acceptation de la demande de paiement[4].

Ainsi, si le droit au paiement direct a pour vocation de préserver les intérêts financiers du sous-traitant, en le prémunissant d’une éventuelle défaillance financière de son unique cocontractant, le titulaire du marché, la procédure de paiement direct tend néanmoins à assurer un droit de regard du titulaire sur les paiements directs réclamés par le sous-traitant.

Au cas d’espèce, le groupement titulaire du marché avait explicitement fait part de son refus à la suite de la demande de paiement du sous-traitant, ce qui a conduit le Conseil d’Etat à se prononcer sur les conséquences à en tirer pour le maître d’ouvrage.

 

1.2. Le refus du titulaire fait obstacle à tout paiement par le maître d’ouvrage

Par la décision commentée, le Conseil d’Etat considère qu’en cas de refus du titulaire exprimé dans le délai de 15 jours le maître d’ouvrage doit rejeter la demande de paiement du sous-traitant et ne peut en aucune manière être tenu de régler les sommes en cause.

La Haute juridiction considère, en effet, que « le refus motivé du titulaire du marché d'accepter la demande de paiement direct du sous-traitant, notifié dans le délai de quinze jours à compter de sa réception, fait également obstacle à ce que le sous-traitant puisse se prévaloir, auprès du maître d'ouvrage, d'un droit à ce paiement. »

Ce faisant, le Conseil d’Etat désavoue la Cour administrative d’appel de Lyon dans la mesure où cette dernière avait considéré qu’il appartenait au maître d’ouvrage d’apprécier si le refus du titulaire était justifié au regard, notamment, de l’état d’achèvement des travaux revenant au sous-traitant, et qu’il devait, le cas échéant, le payer, en dépit du refus du titulaire.

Dans une telle approche, le refus du titulaire ne serait pas contraignant pour le maître d’ouvrage, qui devrait effectuer sa propre appréciation de la légitimité de la demande de paiement direct et être amené, le cas échéant, à y faire droit en dépit du refus du titulaire.

Or, au contraire, comme l’a exprimé le rapporteur public du Conseil d’Etat concluant dans cette affaire, dès lors que le titulaire du marché avait fait part de son refus, le maître d’ouvrage se trouvait dans une situation de « compétence liée »[5], au sens où il n’avait pas à apprécier le bien-fondé de cette position et n’avait pas d’autre possibilité que de rejeter la demande de paiement.

 

2. Conséquences et portée de la solution

2.1. Un litige entre entreprises, auquel le maître d’ouvrage est étranger

Si la solution retenue par le Conseil d’État paraît poser une limite au caractère protecteur du droit au paiement direct dont bénéficie le sous-traitant, elle parait néanmoins conforme à la situation contractuelle dans laquelle se trouve ce dernier, qui est, avant toute chose, le cocontractant du titulaire du marché.

Ceci explique que la position du maître d’ouvrage vis-à-vis du sous-traitant n’intervienne que dans un second temps. En effet, « en amont »[6] intervient la situation contractuelle existant entre le titulaire du marché et le sous-traitant.

En cas d’accord du titulaire du marché sur la demande de paiement, il est admis que le maître d’ouvrage puisse apprécier le bien-fondé de cette demande, au regard de l’exécution effective des travaux, et le cas échéant refuser de procéder au paiement[7].

En revanche, le refus du titulaire du marché bloque, tel un veto, la question de la légitimité de la demande de paiement au stade de la relation contractuelle entre le titulaire du marché et le sous-traitant, et fait obstacle à ce que le maître d’ouvrage puisse s’en saisir.

Le litige se nouant sur cette question ressort alors uniquement de la relation contractuelle, en principe de droit privé, liant le titulaire du marché à son sous-traitant et qui, pour cette raison, doit être réglée devant le juge judiciaire.

e maître d’ouvrage ne se trouverait donc pas impliqué dans le contentieux afférent au refus motivé d’une demande de paiement direct du sous-traitant, même si les conditions seraient certainement remplies pour lui conférer la qualité d’intervenant à l’instance.

 

2.2.Quelle application du principe sous l’empire du Code de la commande publique ?

La pérennité du principe énoncé dans la décision commentée, ou a minima sa portée, doivent être questionnées, dans la mesure où le Code de la commande publique n’impose pas, à la différence de la loi du 31 janvier 1975[8], que le refus du titulaire soit motivé.

Or, le considérant de principe vise bien le « refus motivé » du titulaire opposé à la demande de paiement direct du sous-traitant. De plus, le rapporteur public, dans ses conclusions, justifie la solution retenue par le fait que le refus doit obligatoirement être motivé sous l’empire de la loi du 31 janvier 1975 et que cette motivation constitue une garantie pour le sous-traitant.

Le silence du Code de la commande publique sur la motivation du refus du titulaire laisse, à notre sens, deux issues possibles lorsque la question de la portée du refus du titulaire se posera sous son empire.

Soit le Conseil d’État sera amené à réétudier l’ensemble de la question à l’aune de l’absence d’obligation de motivation du refus dans le Code de la commande publique, afin d’arrêter une nouvelle règle de principe, potentiellement différente de celle énoncée par la décision commentée sous l’empire de la loi du 31 janvier 1975.

Soit, et cette solution nous semble plus vraisemblable, le Conseil d’État pourrait considérer que l’obligation du maître d’ouvrage de rejeter la demande de paiement ne trouve à s’appliquer qu’à condition que le titulaire du marché ait motivé son refus et ce, quand bien même une telle obligation de motivation ne serait pas imposée par les textes.

Sous l’empire d’une telle lecture, le maître d’ouvrage serait toujours tenu d’apprécier le bien-fondé de toute décision de refus du titulaire dès lors qu’elle ne serait pas motivée et, le cas échéant, l’écarter et procéder au paiement.

Ainsi, alors que l’obligation de motivation du refus ne subsiste pas dans le Code de la commande publique, les titulaires de marchés publics seraient fortement incités à motiver leur refus s’ils souhaitent s’assurer que celui-ci soit produise entièrement ses effets et que le maître d’ouvrage ne prenne pas une décision différente.

En tout état de cause, il conviendra de suivre avec attention la jurisprudence à venir pour avoir confirmation du parti à prendre, même si sur ce point on aura relevé qu’il s’agissait de la première fois que le Conseil d’État était saisi de cette question, soit près de quarante-huit ans après la promulgation de la loi du 31 janvier 1975.

La question de l’interprétation de la décision commentée à l’aune du Code de la commande présente donc le risque de mobiliser durablement les acteurs de la commande publique.

 


[1] TA Lyon, 9 juillet 2020, req. n° 1804652.

[2] CAA Lyon, 22 septembre 2022, req. n° 469071.

[3] Désormais articles R. 2193-11 du Code de la commande publique.

[4] Désormais articles R. 2193-12 et R. 2193-13 du Code de la commande publique.

[5] Conclusions N. Labrune sous CE, 17 octobre 2023, Société NGE Infranet, req. n° 469071.

[6] Conclusions N. Labrune, sous CE, 17 octobre 2023, Société NGE Infranet, req. n° 469071.

[7] CE, 28 avril 2000, Société Peinture Normandie, req. n° 181604 ; CE, 9 juin 2017, Société Keller Fondations spéciales, req. n° 396358 ; TA Melun, 12 mai 2023, SIVAR, req. n° 2209359.

[8] Article 8 : « L'entrepreneur principal dispose d'un délai de quinze jours, comptés à partir de la réception des pièces justificatives servant de base au paiement direct, pour les revêtir de son acceptation ou pour signifier au sous-traitant son refus motivé d'acceptation ».