Commentaire publié dans la revue Lexbase Public du 6 décembre 2022

TA Amiens, 8 novembre 2022, Société routière Vallée de la Marne req. n° 2203116

 

Par une ordonnance du 8 novembre 2022, le Tribunal administratif d’Amiens a imposé à un pouvoir adjudicateur de tenir compte d’une offre qui avait été remise, par erreur, dans le « tiroir numérique » d’une autre consultation que celle à laquelle elle était destinée et qui était également en cours sur le profil de l’acheteur.

En l’espèce, la Communauté d’agglomération de Château-Thierry avait engagé concomitamment deux procédures de mise en concurrence pour la passation de deux marchés publics distincts, l’une référencée 2022S13 et l’autre 2022S14, étant précisé que la date de remise des candidatures et des offres pour ces deux consultations étaient identiques.

Une entreprise souhaitant soumissionner dans le cadre de la procédure 2022S13 a remis, par erreur, l’intégralité des documents demandés au titre de la candidature et de l’offre pour cette consultation dans le « tiroir numérique », c’est-à-dire dans la partie de la plateforme dématérialisée dédiée à une procédure de mise en concurrence en cours, relatif à la procédure 2022S14.

Pour le dire plus simplement, l’entreprise a déposé un pli au titre de la procédure 2022S14 alors qu’elle pensait le faire au titre de celle référencée 2022S13.

La Communauté d’agglomération de Château-Thierry ayant considéré qu’elle n’avait pas remis de pli dans le cadre de la procédure 2022S13, l’entreprise a formé un recours en référé précontractuel devant le juge des référés du Tribunal administratif d’Amiens.

Ce dernier, après avoir considéré qu’il appartenait à l’acheteur de tenir compte du pli au titre de la procédure 2022S13, a annulé la procédure au stade de l’examen des candidatures et des offres (1.), décision certes pragmatique, mais d’une souplesse inhabituelle eu égard au sort qui est habituellement réservé aux erreurs commises par les candidats lors de la remise de leur offre et/ou de leur candidature (2.)

 

1. L’acheteur doit tenir compte du pli remis par erreur dans un autre tiroir numérique de la plateforme d’acheteur

Par la décision commentée, le juge des référés du tribunal administratif d’Amiens impose à la communauté d’agglomération de Château-Thierry de tenir compte, dans le cadre de la procédure 2022S13, du pli remis par la requérante dans le tiroir numérique de la consultation 2022S14, après avoir tenu un raisonnement que l’on peut décomposer en deux temps.

Dans un premier temps, le juge des référés a constaté que les pièces remises par la requérante « ne pouvaient être manifestement regardées comme présentées au titre d’une autre procédure » que celle référencée 2022S13, en se fondant sur deux éléments :

  • d’une part, le juge des référés relève que les « dates limites de remise des offres et candidatures étaient identiques » pour les deux consultations, signifiant ainsi que cette identité a pu contribuer à l’erreur commise par l’entreprise requérante. D’expérience, on peut concevoir que le graphisme de certains profils d’acheteur, notamment lorsqu’ils listent les procédures en cours et indiquent, les unes à la suite des autres, les dates limites de remise des offres propres à chaque consultation, peut prêter à confusion pour l’utilisateur non-averti et pressé par le temps, a fortiori lorsque plusieurs consultations présentent un libellé similaire (ce qui n’est toutefois pas relevé en l’espèce).
  • d’autre part, le juge des référés retient que « les pièces transmises par la société requérante au titre de cette dernière procédure [2022S14] correspondaient en tout point au marché référencé n° 2022S13. » Ce second élément conforte le constat de la bonne foi de l’entreprise qui, manifestement, n’a pas eu d’autre intention que de se placer dans le cadre de la procédure 2022S13 puisqu’elle a produit tous les documents propres à cette procédure.

On pourrait s’interroger, à ce propos, sur la régularité du pli remis par la requérante au regard des exigences du règlement de consultation de la procédure 2022S14 puisque, sauf coïncidence, il est probable que celui-ci exigeait la production de documents différents de ceux devant être remis dans le cadre de la consultation 2022S13.

Il n’en demeure pas moins que l’ordonnance ne relève pas ce point, soit que les documents exigés dans le cadre des deux consultations étaient identiques, soit que le juge des référés ne l’ait pas jugé utile pour fonder sa décision.

Ce premier constat effectué, le juge des référés se place, dans un second temps, du côté de l’acheteur et relève que le « rétablissement » du pli dans la procédure 2022S13 « ne nécessité en l’espèce aucune analyse non plus qu’aucune contrainte particulière pour le pouvoir adjudicateur. »

Le juge des référés s’est donc attaché à vérifier que la prise en compte, au titre de la procédure 2022S13, du pli remis par erreur dans le tiroir numérique de la consultation 2022S14 n’imposait pas à l’acheteur d’en analyser le contenu dans cette perspective.

A cet égard, l’ordonnance indique que la société requérante soutient qu’elle « a immédiatement averti le gestionnaire de la plateforme et l’acheteur de son erreur », ce dont on déduit que l’acheteur était déjà informé de l’erreur avant même l’ouverture des plis et leur analyse.

Au regard de ces éléments, le juge des référés considère donc que l’acheteur était tenu de prendre en considération le pli de la requérante, raison pour laquelle il annule la procédure 2022S13 au stade de l’analyse des candidatures et des offres.

 

2. Une décision d’espèce pragmatique mais discutable

L’ordonnance commentée prononce une solution pragmatique, mais qui suscite toutefois des interrogations, tant sur le plan juridique que pratique.

Tout d’abord, la souplesse dont fait preuve le juge des référés surprend lorsqu’on connait la rigueur avec laquelle il traite habituellement les difficultés que peuvent rencontrer les entreprises au moment du dépôt d’une offre sur un profil d’acheteur.

On pense, bien évidemment, à l’obligation imposée aux soumissionnaires d’accomplir « en temps utiles les diligences normales attendues d’un candidat pour le téléchargement de son offre »[1] et ainsi faire face à toute difficulté informatique pour l’envoi de celle-ci.

En la matière, le juge administratif fait preuve d’une grande rigueur et les excuses tenant à une panne de réseau ou tout autre problème informatique sont rarement admises. Au contraire, le Tribunal administratif de Dijon a pu indiquer que l'entreprise doit prévoir « un laps de temps minimum de sécurité » permettant de garantir l'envoi dématérialisé du pli en « lui laissant les moyens de remédier à un éventuel problème technique »[2], ce qui était déjà préconisé par la Direction des affaires juridiques du Ministère de l’économie dans un guide dédié à la dématérialisation des procédures[3].

Au cas d’espèce, il est surprenant que le juge ne tienne pas compte de l’argument, avancé par la requérante elle-même, du fait qu’elle a « immédiatement » constaté son erreur et averti l’acheteur puisque si tel était bien le cas, cela signifierait que seules deux situations, peu excusables, pouvaient en résulter :

  • soit l’entreprise avait déposé son offre avec un « laps de temps minimum de sécurité » au regard de la date limite de remise des offres : dans ce cas, elle disposait d’un temps suffisant pour redéposer une offre dans le tiroir numérique de la consultation 2022S13. Dit autrement, l’entreprise pouvait corriger elle-même son erreur et il n’appartenait pas à l’acheteur d’y procéder pour son compte ;
  • soit l’entreprise a déposé son offre en dernière minute : dès lors, bien qu’ayant constaté « immédiatement » son erreur, elle ne pouvait plus la corriger et n’avait pas d’autre choix que d’alerter l’acheteur pour lui demander de tenir compte de son offre au titre de la procédure 2022S13. Dans une telle hypothèse, il n’aurait pas été illogique que le juge des référés oppose à l’entreprise le fait qu’elle n’a pas déposé son offre « en temps utile » pour faire face à une erreur de ce type, de la même façon qu’elle était tenue de le faire afin de prévenir toute difficulté informatique.

Enfin, sur le plan pratique, si l’acheteur doit, évidemment, se conformer à une ordonnance lui imposant de tenir compte de l’offre remise par erreur dans une autre consultation, il est difficilement concevable qu’un acheteur prenne le risque, à l’avenir, de prendre en compte, spontanément, une offre remise dans des circonstances similaires.

En effet, les risques de recours de la part de candidats évincés seraient importants, à notre sens, si l’acheteur décidait spontanément de tenir compte d’une offre qui n’a pas été remise conformément au règlement de consultation (puisque c’est en réalité de cela dont il s’agit), et a fortiori si cette entreprise est finalement désignée attributaire.

Du point de vue de l’acheteur, il serait certainement moins risqué, et plus légitime, de ne pas tenir compte d’une telle offre avant qu’une ordonnance du juge des référés, telle que celle commentée, ne l’y oblige.

En tout état de cause, on comprend qu’une situation telle que celle connue au cas d’espèce expose la procédure à un risque de recours évident, soit de la part des autres candidats, soit de celle du soumissionnaire négligent, selon que l’acheteur décide de réintégrer, ou non, l’offre remise dans le mauvais tiroir numérique .

 


[1] CE, 23 septembre 2021, Société Alstom-Aptis, req. n° 449250.

[2] TA Dijon, 23 février 2021, req. n° 2100373.

[3] DAJ, Guide « très pratique » de la dématérialisation des marchés publics, p. 11, mai 2020.