TA Montpellier, 29 octobre 2024, n° 2405722

Article publié dans la Revue Lexbase, le 11 décembre 2024

 

Une ordonnance de référé rendue le 29 octobre 2024 par le tribunal administratif de Montpellier fournit un nouvel exemple des difficultés et litiges pouvant résulter de dysfonctionnements techniques (informatiques), lorsqu’une offre est remise au format électronique.

Au cas d’espèce, une entreprise a remis une offre au format électronique dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres lancée par le département des Pyrénées-Orientales pour l’attribution d’un marché public de conception-réalisation d’un réseau de communication électronique à très haut débit.

L’acheteur, confronté à l’impossibilité d’ouvrir le fichier qui, au vu de son intitulé, était supposé contenir le mémoire technique, a considéré que l’offre était irrégulière, car incomplète, et l’a donc rejetée pour ce motif.

Le candidat ainsi évincé a saisi le juge des référés précontractuels afin de contester le rejet de son offre.

Au terme d’une instruction lors de laquelle la preuve d’un dysfonctionnement technique a manifestement tenu un rôle fondamental (la clôture d’instruction ayant, notamment, été reportée postérieurement à l’audience pour permettre une énième intervention d’un commissaire de justice, aux fins de constater le contenu du dossier « archive » déposé par le soumissionnaire sur le profil d’acheteur), le Tribunal administratif confirme l’irrégularité de l’offre (1.), ce qui illustre une fois de plus que la dématérialisation des procédures de passation de la commande publique doit inciter les opérateurs à redoubler de vigilance et de précautions (2.).

 

1. Un fichier/dossier inexploitable et l’offre est incomplète

Pour rejeter l’offre du requérant comme incomplète, le département des Pyrénées-Orientales avait relevé que le dossier au format « archive » déposé par le soumissionnaire sur le profil d’acheteur en guise d’offre (i) contenait un dossier nommé » 3Me¦ümoire technique et environnemental « , mais vide de tout fichier et (ii), un fichier dénommé » ._3Me¦ümoire technique et environnemental ", situé dans un dossier intitulé _MACOSX\Pieces de l’offre – Solutions30 Lumycom, dont la taille était de 1Ko et qui ne s’ouvrait sur aucun des postes informatiques utilisés.

Partant de ce constat, l’acheteur a donc considéré que l’offre remise par le requérant ne contenait pas le mémoire technique exigé par le règlement de consultation, raison pour laquelle l’offre devait être jugée irrégulière.

Si dans le cadre du recours en référé précontractuel, la société requérante a bien tenté de contester le bien-fondé des manipulations techniques réalisées par l’acheteur afin de tenter d’ouvrir les fichiers contenus le dossier « archive » contenant l’offre, ses arguments se sont toutefois heurtés aux constats opérés par le commissaire de justice mandaté par le département afin d’attester l’impossibilité d’ouvrir un quelconque fichier qui contiendrait le mémoire technique attendu.

Dès lors, à défaut de mémoire technique dans l’offre, les motifs retenus par le juge des référés pour écarter le recours sont implacables.

Tout d’abord, il rappelle qu’ « une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale », ainsi que le prévoit l’article L. 2152-2 du code de la commande publique.

Pour mémoire, un « pouvoir adjudicateur ne peut attribuer un marché à un candidat qui ne respecterait pas une des prescriptions imposées par le règlement de la consultation. Il est tenu d’éliminer, sans en apprécier la valeur, les offres incomplètes, c’est-à-dire celles qui ne comportent pas toutes les pièces ou renseignements requis par les documents de la consultation et sont, pour ce motif, irrégulières. »[1]

Ensuite, le juge du référé rappelle les termes de l’article R. 2152-2 du code de la commande publique suivant lesquels « dans toutes les procédures, l’acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires concernés à régulariser les offres irrégulières dans un délai approprié, à condition qu’elles ne soient pas anormalement basses. La régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet d’en modifier des caractéristiques substantielles. ».

Ceci sachant qu’un acheteur n’est jamais tenu d’inviter les soumissionnaires à régulariser leur offre ; la régularisation n’étant qu’une faculté[2].

Par conséquent, dès l’instant où le département des Pyrénées Orientales considérait, à bon droit, que l’offre remise par l’entreprise requérante était incomplète, elle était dans l’obligation de l’écarter, sauf à l’inviter à la régulariser, ce qu’elle n’a pas fait au cas d’espèce.

On notera, à ce dernier titre, que l’ordonnance commentée relève, à titre surabondant, qu’une régularisation de l’offre au cas d’espèce aurait, en tout état de cause, présenté le risque de constituer une modification substantielle de l’offre initiale, laquelle aurait alors été prohibée par l’article R. 2152-2 susmentionné.

Pour ce motif, le juge des référés précontractuels écarte donc le moyen et rejette le recours.

 

2. La difficulté pour les candidats de prouver que le dysfonctionnement ne leur est pas imputable

L’affaire commentée met en lumière le niveau de complexité technique que peut, parfois, revêtir la remise d’une offre dématérialisée, lorsqu’un litige se fait jour entre l’acheteur et les candidats.

Il ressort des textes et de la jurisprudence qu’il incombe, au premier chef, à l’acheteur de mettre à disposition des candidats un profil d’acheteur fiable et dénué de tout dysfonctionnement[3].

Et pour cause, les soumissionnaires n’ayant pas accès au diagnostics de fonctionnement du profil d’acheteur, il ne saurait être exigé de leur part qu’ils démontrent l’existence d’un dysfonctionnement de ce dernier. 

Pour cette raison, il appartient à l’acheteur de justifier que le profil d’acheteur mis à disposition des soumissionnaires fonctionne parfaitement et, en cas de doute quant à l’origine du dysfonctionnement, il existe une présomption en faveur du candidat, contre l’acheteur[4].

Au cas d’espèce, l’entreprise requérante a bien tenté d’arguer que le dossier « archive » qu’elle a remis à titre d’offre n’était empreint d’aucun dysfonctionnement et que l’impossibilité d’ouvrir un quelconque fichier qui contiendrait son mémoire technique proviendrait d’un problème d’interopérabilité entre les systèmes d’exploitation MacOS et Windows, ou plus globalement dans un défaut de manipulation imputable à l’acheteur.

Toutefois, outre que de telles affirmations sont toujours très difficiles à prouver lorsqu’elles sont invoquées, le juge des référés n’ayant pas vocation à se muer en expert informatique, elles ont été contredites en l’espèce par la démonstration opérée par le département, de ce que le dossier qui lui a été remis ne contenait aucun fichier exploitable au titre du mémoire technique attendu.

A cet égard, le recours à un commissaire de justice, tiers assermenté, a vraisemblablement été crucial pour attester du bien-fondé de la position de l’acheteur et lui permettre d’écarter la présomption qui aurait pu jouer en sa défaveur en cas d’incertitude persistante sur le point de savoir si le profil d’acheteur avait fonctionné correctement, ou pas.

En effet, on notera que l’ordonnance commentée relève que les affirmations de la requérante ne convainquent pas « faute de combattre, utilement, les constats du commissaire de justice faits, en dernier lieu, le 24 octobre 2024, à partir du dossier » séquestre « où ont été initialement téléchargés le 14 mai 2024 à 11 heures 52 par le département tous les dossiers des quatre candidats au marché en litige. »

Enfin, le juge du référé relève également, en défaveur de la société requérante, le fait qu’elle n’ait pas produit, au soutien de son offre, de copie de sauvegarde, comme l’autorisait le règlement de consultation.

Si une telle copie n’est jamais obligatoire, elle présente la vertu, en pratique, de permettre au candidat de prouver a posteriori le contenu du dossier électronique qu’il a déposé en guise d’offre car, bien souvent, ce dossier n’est plus accessible une fois déposé sur le profil d’acheteur.

Autrement dit, on en revient inexorablement à la difficulté, pour les candidats d’évincés, de disposer d’éléments probants relatifs à ce qui se trouve sur le profil d’acheteur, à ce qui y a été téléchargé et, plus globalement, à son fonctionnement.

C’est pour cette raison que le juge administratif fait peser sur les soumissionnaires une obligation de diligence et de précaution, laquelle peut se traduire par exemple, par l’envoi d’une copie de sauvegarde de l‘offre afin de pallier toute difficulté avec l’envoi électronique de l’offre, ainsi que le permet l’article R. 2132-11 du Code de la commande publique.

La diligence du soumissionnaire se traduit également par la réalisation d’un test de connexion ou de configuration de l’ordinateur qui servira à l’envoi de l’offre, ce afin de vérifier, notamment, que les logiciels utilisés sont appropriés[5].

Dans le même ordre d’idée, il incombe toujours aux soumissionnaires de prendre des dispositions suffisantes pour télécharger leur offre, notamment en prévoyant un laps de temps minimum de sécurité, afin de prévenir toute difficulté technique, qu’elle soit logicielle ou réseau[6].

En définitive, si la dématérialisation des procédures de passation a indéniablement contribué à la simplification de l’accès à la commande publique, il n’en demeure pas moins qu’elle s’accompagne de certains éléments de complexité, notamment d’ordre technique, qui constituent autant de risques pour les soumissionnaires. 


[1] CE, 20 septembre 2019, Collectivité territoriale de Corse, req. n° 421075.

[2] CE, 21 mars 2018, Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 415929.

[3] Voir article R. 2132-8 du code de la commande publique.

[4] CE 17 octobre 2016, Ministre de la Défense c. Société Tribord, req. n° 400791 ; CE 23 septembre 2021, RATP, req. n° 449250.

[5] TA Lille ord., 12 mai 2014, Société Charpente Cénomane, req. n° 1402451 ; TA Orléans 9 août 2022, Société Mindray, req. n° 2202408.

[6] TA Melun 25 février 2019, Société Cegelec Paris et autres, req. n° 1900979 ; TA Dijon 23 février 2021, Société ALD Construction Bois, req. n° 2100373.