CE, 17 juin 2022, Département de la Seine-Maritime, req. n° 454189

Par une décision du 17 juin 2022, le Conseil d'État précise les modalités de calcul des dépenses utiles auxquelles le titulaire peut prétendre en cas d'annulation du marché, lorsque celle-ci trouve son origine dans un vice du consentement et plus précisément dans le dol subi par la personne publique en raison d'une entente à laquelle a participé le titulaire.

En l’espèce, le département de la Seine-Maritime avait conclu avec un groupement d'entreprises plusieurs contrats, en 1999, 2003 et 2006, portant sur la fourniture de panneaux de signalisation routière. À la suite de la révélation des pratiques d'ententes qui ont eu cours dans ce secteur entre 1997 et 2006[1] et auxquelles a participé un membre du groupement le département a saisi le juge administratif aux fins qu’il annule le marché et, à titre principal, que lui soit reversé l'intégralité des sommes payées au titre de ce marché ou, à titre subsidiaire, qu'il soit indemnisé, sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle, du préjudice résultant du surcoût engendré par l’entente.

Des décisions contradictoires ayant été rendues par les juridictions du fond au sujet des conséquences financières de l'annulation du marché, le Conseil d'État avait déjà eu à connaître cette affaire en 2020[2].  

Il était à nouveau saisi, cette fois de l'arrêt rendu par la Cour administrative d'appel de Douai[3] sur renvoi, afin de se prononcer sur la méthode de calcul des dépenses utiles dont le titulaire peut prétendre être indemniser.

À cette occasion, la haute juridiction administrative, après avoir confirmé que l’entente implique l’annulation du marché et la restitution des sommes du marché par le titulaire à la personne publique (I.), d’une part, censure l’arrêt d’appel en ce qu’il a retenu un calcul du montant des dépenses utiles en soustrayant des prix du marché les surcoûts résultant de l’entente, ainsi que la marge réalisée par le titulaire, sur la base de données économiques non pertinentes, et, d’autre part, réglant l’affaire au fond, ordonne la réalisation d’une expertise aux fins de réaliser ce calcul des dépenses utiles (II).

 

  1.  Les conséquences de l’entente sur le marché public

En premier lieu, la personne publique peut obtenir l'annulation du contrat en raison de l’entente à laquelle le titulaire a participé (A.) et ainsi obtenir le reversement de l'intégralité des sommes payées au titre du marché, le titulaire n'ayant plus droit qu’à l'indemnisation des dépenses plus utiles engagées pour exécuter le marché (B.).

 

          A. Les voies de recours à la disposition de la personne publique

Premièrement, le dol résultant de l’entente à laquelle a participé le titulaire ouvre plusieurs voies d'action à la personne publique.

Le Conseil d'État précise en effet que dans une telle hypothèse la personne publique peut « saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement » :  

  • « d'une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l'annulation du marché litigieux et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive » ;
  • « d'autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif. »

La personne publique peut donc engager un recours en annulation du contrat, étant précisé que les vices du consentement, auxquels participe le dol, font partie des vices suffisamment graves pour pouvoir justifier l'annulation du marché dans les conditions définies par la jurisprudence Béziers[4].

Cumulativement où alternativement au recours en annulation, la personne publique peut solliciter l'indemnisation des préjudices subis en raison de cette entente, sur le terrain quasi délictuel.

Il serait donc parfaitement envisageable que la personne publique engage uniquement un recours indemnitaire dans lequel serait démontré la manœuvre dolosive subie par la personne publique, en vue, pour cette dernière, d'obtenir une indemnisation, tout en laissant subsister le marché. Cette option ne semble toutefois pas être la plus avantageuse pour la personne publique car dans cette hypothèse, son indemnisation se limiterait aux surcoûts, sans inclure la marge réalisée par le titulaire, alors que cette marge ne figure pas, a contrario, parmi les dépenses utiles à l’indemnisation desquelles le titulaire pourrait prétendre.

 

          B. Les conséquences financières de l’annulation du marché

Deuxièmement, le Conseil d’État rappelle qu’ « en cas d'annulation du contrat en raison d'une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant, ce dernier doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique mais peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi- contractuel, au remboursement des dépenses qu'il a engagées et qui ont été́ utiles à celle-ci. »

En outre, « si, en cas d'annulation du contrat, la personne publique ne saurait obtenir, sur le terrain quasi-délictuel, la réparation du préjudice lié au surcoût qu'ont impliqué les pratiques anticoncurrentielles dont elle á été victime, dès lors que cette annulation entraine par elle-même l'obligation pour le cocontractant de restituer à la personne publique toutes les dépenses qui ne lui ont pas été utiles, elle peut, en revanche, demander la réparation des autres préjudices que lui aurait causé le comportement du cocontractant. »

Ce faisant, le Conseil d’État confirme le revirement opéré en 2020[5] par rapport aux décisions Tête et Decaux de 2008[6], suivant lesquelles le vice du consentement, et donc l’annulation du marché, imputables au titulaire exclut toute possibilité d’indemnisation des dépenses utiles sur le fondement quasi-délictuel au profit de ce titulaire. Désormais, il est acquis que même en cas de dol, résultant notamment d’une entente à laquelle aurait participé le titulaire, ce dernier peut obtenir l’indemnisation des dépenses utiles qu’il a engagées pour l’exécution du marché.

Par ailleurs, le Conseil d’État confirme également que l’annulation du marché implique systématiquement la restitution à la personne publique de l’intégralité des sommes versée au titulaire au titre de l’exécution du marché.

Il existe donc, dans un premier temps, un flux financier du titulaire vers la personne publique dont le fait générateur réside dans l’annulation du contrat, puis, dans un second temps, un flux de la personne publique vers le titulaire au titre des dépenses utiles, mais dont la concrétisation imposera au titulaire d’engager une action indemnitaire sur le fondement de l’enrichissement sans cause et dépendra de sa capacité à démontrer la réalité de ces dépenses, tant dans leur principe que dans leur quantum.

 

     II. L’indemnisation des dépenses utiles

En second lieu, le Conseil d’État profite de cette décision pour apporter de nouvelles précisions au sujet du calcul des dépenses utiles auxquelles le titulaire du marché peut prétendre (A.), sachant que la principale difficulté résidera dans la méthode de calcul de ces dépenses utiles (B.).

 

          A. Le périmètre des dépenses utiles

Premièrement, le Conseil d’État poursuit son travail d’identification des éléments constitutifs des dépenses utiles, tout en évitant d’en donner une définition.

Il considère, tout d’abord, que « les dépenses utiles comprennent, à l'exclusion de toute marge bénéficiaire, les dépenses qui ont été directement engagées par le cocontractant pour la réalisation des fournitures, travaux ou prestations destinés à l'administration. »

Il ajoute ensuite que « ne peut être prise en compte que la quote-part des frais généraux qui contribue à l'exécution du marché et est à ce titre utile à la personne publique » et que « ne peuvent pas être regardés comme utilement exposés pour l'exécution du marché les frais de communication ainsi que, dans le cas où le contrat en cause est un marché public et sauf s'il s'agit d'un marché de partenariat, les frais financiers engagés par le cocontractant. »

Le Conseil d’État se garde donc, une nouvelle fois, de donner une définition générale des dépenses utiles, en privilégiant l’approche au cas par cas, solution de souplesse logique au regard de la nécessité d’adapter cette notion à des contrats de types différents, ainsi que l’a illustré la question des frais financiers[7].

 

          B. La difficulté de calculer les dépenses utiles

Deuxièmement, le cas d’espèce illustre la difficulté à laquelle se trouve fréquemment confronté le juge administratif lorsqu’il doit se prononcer sur le montant des dépenses utiles auxquelles peut prétendre le titulaire du marché annulé.

Si la charge de la preuve repose en principe sur le demandeur[8], au cas d’espèce les deux parties invoquaient des méthodes de calcul différentes, toutes rejetées par le Conseil d’État.

D’une part, le département de la Seine-Maritime entendait déduire du prix des prestations, tel que fixé par le marché, le surcoût engendré par l’entente ainsi que la marge bénéficiaire de l’entreprise, en s’appuyant pour cela sur un marché conclu en 2010 comme référence de prix « hors entente ».  Le Conseil d’État censure l’arrêt d’appel en ce qu’il a retenu cette méthode, le marché conclu en 2010 ne constituant pas une référence pertinente.

D’autre part, le titulaire du marché s’appuyait sur une étude économique réalisée unilatéralement par un économiste afin de reconstituer le coût des fournitures et prestations, et, par ailleurs, proposait d’appliquer un prorata sur le montant du marché au regard des charges d’exploitation déclarées sur sa liasse fiscale.

L’absence de pertinence des deux méthodes proposées par les parties au litige ne laisse, in fine, pas d’autre choix à la haute juridiction administrative que d’ordonner une expertise afin que soit déterminé le montant des dépenses utiles engagées par le titulaire du marché annulé, ainsi que l’impact de l’érosion monétaire sur le montant de ces dépenses.

 


[1] Autorité de la concurrence décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010.

[2] CE, 10 juillet 2020, Société Lacroix, req. n° 420045.

[3] CAA Douai, 7 mai 2021, Société Lacroix, req. n° 20DA01021.

[4] CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802.

[5] CE, 10 juillet 2020, Société Lacroix, req. n° 420045.

[6] CE, 22 février 2008, Tête, req. n° 266765 ; CE,10 avril 2008, Decaux, req. n° 244950.

[7] En concession voir CE, 16 novembre 2005, Commune de Nogent-sur-Marne, req. n° 262360 ; en marché public voir CE,10 avril 2008, Decaux, req. n° 244950 ; en contrat de partenariat voir CE, 9 juin 2020, Société Espace habitat construction, n° 420282.

[8] CE, 29 décembre 2008, Commune de Montpellier, req. n° 286130 ; CE, 21 octobre 2009, Commune de Pointe-Noire, req. n° 312214.