Deux arrêts, rendus respectivement les 31 mai et 14 juin 2022, ont fourni l’occasion au Conseil d’État d’affiner le régime juridique de l’action domaniale prévue à l’article L. 2132-3 du code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) et de la contravention de grande voirie, en précisant, d’une part, le sens de la notion de « gardien » d’un ouvrage irrégulièrement implanté sur le domaine public et en affirmant, d’autre part, l’irrecevabilité du recours en annulation porté contre la décision de mise en demeure de démolir un tel ouvrage.

Dans la première espèce[1], une société civile immobilière ayant acquis, en 2007, une villa en bord de mer au droit de laquelle les anciens propriétaires avaient aménagé une plateforme en béton sur le domaine public maritime, a demandé l’annulation de la décision préfectorale lui refusant la délivrance d’une nouvelle autorisation d’occupation privative et lui enjoignant de démolir cet ouvrage.

Le Conseil d’État écarte le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille[2] ayant rejeté ce recours, après avoir retenu, notamment, que la requérante peut être considérée comme « gardien » de l’ouvrage, c’est-à-dire celui qui, « en ayant la maîtrise effective, se comporte comme s'il en était le propriétaire » (I.).

Dans la seconde espèce[3], qui concerne des faits relativement similaires, à savoir une plateforme implantée sur le domaine public maritime attenant à une propriété privée, une société a formé un recours pour excès de pouvoir contre la décision par laquelle le préfet l’a mise en demeure de démolir cet ouvrage.

La Haute juridiction administrative rejette le pourvoi formé contre la décision de la Cour administrative d’appel de Marseille[4] qui a refusé de faire droit à ce recours, au motif que la requête est irrecevable car la décision de mise en demeure, prise préalablement à l’engagement de la procédure de contravention de grande voirie, est insusceptible de recours (II.).

 

  1. L’action domaniale engagée contre le gardien de l’ouvrage

Par la décision du 31 mai 2022, le Conseil d’État précise les critères pertinents afin d’identifier le gardien d’un ouvrage implanté sur le domaine public maritime (B.), contre lequel l’action domaniale peut être engagée, à défaut du propriétaire (A.).

 

              A. La poursuite de la personne ayant édifié l’ouvrage ou, à défaut, de son gardien

Le Conseil d’État commence par rappeler que l’action domaniale prévue à l’article L. 2132-3 du CGPPP permet à l’administration « d’ordonner à celui qui l’a édifié ou, à défaut, à la personne qui en a la garde, la démolition d’un ouvrage immobilier irrégulièrement implanté sur ce domaine. »

La Haute juridiction confirme ainsi l’alignement du régime juridique de l’action domaniale sur celui de la contravention de grande voirie, puisqu’il est admis de longue date que « la personne qui peut être poursuivie pour contravention de grande voirie est, soit celle qui a commis ou pour le compte de laquelle a été commise l’action qui est à l’origine de l’infraction, soit celle sous la garde de laquelle se trouvait l’objet qui a été la cause de la contravention. »[5]

Au cas d’espèce, la société requérante n’avait pas édifié elle-même la plateforme en béton litigieuse, cette dernière ayant été réalisée, dans les années 70, par la société anciennement propriétaire de la villa, sur la base d’une autorisation d’occupation domaniale alors délivrée en bonne et due forme. Ceci explique que le Conseil d’Etat ait dû préciser que les poursuites peuvent être engagées à l’encontre du gardien de l’ouvrage, à défaut de la personne qui l’a édifié.

Cependant, on peut s’interroger sur le sens à accorder à la mention « à défaut », d’ailleurs non reprise en matière de contravention de grande voirie, qui laisse penser que la poursuite du gardien ne pourrait s’effectuer qu’à titre subsidiaire et qu’il conviendrait, au préalable, de constater l’impossibilité de poursuivre le propriétaire.

Or, en l’espèce, la décision commentée ne précise pas si l’administration a cherché à poursuivre, dans un premier temps, la société anciennement propriétaire de la villa, qui avait édifié la plateforme.

 

                B. L’identification du gardien de l’ouvrage

Le Conseil d’État indique, ensuite, explicitement que le gardien de l’ouvrage doit s’entendre de « celui qui, en ayant la maîtrise effective, se comporte comme s’il en était le propriétaire », alignant ainsi sa lecture sur celle retenue de longue date par la Cour de Cassation[6], laquelle vérifie l’existence d’un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle pour identifier le gardien de la chose, même si, s’agissant d’un ouvrage immobilier, l’existence d’un pouvoir de direction paraît, par principe, impossible à caractériser[7].

Au cas d’espèce, le Conseil d’État confirme l’arrêt de la Cour administrative d’appel en ce qu’il a qualifié la requérante de gardien de l’ouvrage en s’appuyant sur le fait :

  • d’une part, qu’elle disposait d’une jouissance exclusive sur celui-ci, caractérisée par l’apposition de panneaux interdisant l’accès aux piétons à proximité du seul cheminement permettant au public d’y accéder ;
  • d’autre part, qu’elle avait acquitté des indemnités pour occupation sans droit ni titre de cette dépendance au titre des années précédentes.

A suivre les conclusions du Rapporteur public, l’identification du gardien d’un ouvrage implanté sur le domaine public pourrait, plus globalement, reposer sur le fait qu’il s’attribue un droit de jouissance et d’usage exclusif sur l’ouvrage, pour lui ou pour ses proches ; qu’il prétend avoir acquis cet ouvrage ou avoir acquis des droits dessus au moment où il a acquis l’immeuble afférent ; ou encore, qu’il en assure l’entretien, la réparation ou l’aménagement[8].

L’ensemble de ces éléments, qui concourent à l’application d’un faisceau d’indices, permettent donc d’identifier le gardien d’un ouvrage immobilier implanté sur le domaine public maritime.

En revanche, le fait d’avoir sollicité une autorisation d’occuper la dépendance sur laquelle l’ouvrage est implanté ne pourrait pas être utilisé pour qualifier le demandeur de cette autorisation comme gardien[9].

 

           2. Articulation de l’article L. 2132-3 du CGPPP et de la contravention de grande voirie

La décision du 14 juin 2022 précise quant à elle que l’obligation de remise en état du domaine public prévue à l’article L. 2132-3 du CGPPP passe nécessairement par la contravention de grande voirie (A.), ce dont il est déduit que la mise en demeure de démolir l’ouvrage, adressée par l’administration à l’occupant irrégulier, est insusceptible de recours (B.).

 

               A. Seule la décision du juge en matière de contravention de grande voirie est contraignante

Pour mémoire, l’article L. 2132-3 du CGPPP dispose que « Nul ne peut bâtir sur le domaine public maritime ou y réaliser quelque aménagement ou quelque ouvrage que ce soit sous peine de leur démolition, de confiscation des matériaux et d'amende. »

Par la décision commentée, la Haute juridiction administrative précise que ces dispositions font « dépendre l'exécution des mesures de remise en l'état du domaine de l'accomplissement régulier d'une procédure juridictionnelle préalable et d'une condamnation à cette fin par le juge. »

En effet, sur ce fondement « les autorités chargées de la conservation du domaine public maritime naturel engagent des poursuites conformément à la procédure de contravention de grande voirie prévue par les articles L. 774-1 à L. 774-13 du code de justice administrative », étant précisé que « dans le cadre de cette procédure, le contrevenant peut être condamné par le juge, au titre de l'action publique, à une amende ainsi que, au titre de l'action domaniale, à remettre lui-même les lieux en état en procédant à la destruction des ouvrages construits ou maintenus illégalement sur la dépendance domaniale ou à l'enlèvement des installations. Si le contrevenant n'exécute pas les travaux dans le délai prévu par le jugement ou l'arrêt, l'administration peut y faire procéder d'office si le juge l'a autorisée à le faire. »

Autrement exprimé, si l’article L. 2132-3 du CGPPP prévoit, certes, une protection particulière pour le domaine public maritime, il ne dote pas pour autant l’administration de pouvoirs qui lui permettraient de prendre, seule, une décision contraignante en imposant la démolition des ouvrages irrégulièrement implantés sur le domaine public.

En réalité, la force contraignante de l’action domaniale prévue par l’article L. 2132-3 du CGPPP implique nécessairement de recourir à la procédure de contravention de grande voirie, au terme de laquelle le juge pourra condamner l’occupant irrégulier à la démolition de l’ouvrage irrégulier, ainsi qu’au paiement d’une amende.

 

                B. La mise en demeure de démolir l’ouvrage irrégulier est insusceptible de recours

Dès lors qu’il est considéré que « l'occupant du domaine public maritime naturel ne peut être contraint à le remettre en état qu'à la suite d'une condamnation prononcée par le juge administratif au titre de l'action domaniale à l'issue de la procédure de contravention de grande voirie », le Conseil d’Etat en déduit que «  la mise en demeure de procéder à cette remise en état adressée par l'administration à l'occupant du domaine public maritime naturel avant l'engagement d'une procédure de contravention de grande voirie, par l'établissement d'un procès-verbal de contravention conformément à l'article L. 774-2 du code de justice administrative, constitue un acte dépourvu d'effets juridiques propres qui ne présente pas le caractère d'une décision susceptible de recours. »

Partant, le recours en annulation porté contre la décision de l’administration mettant en demeure la personne ayant édifié l’ouvrage irrégulier, ou son gardien, de procéder à sa démolition est irrecevable.

L’identification d’un « acte dépourvu d’effets juridiques propres », insusceptibles de recours, n’est pas une première, puisqu’ont déjà été classés dans cette catégorie, par exemple, les avis de la commission de la transparence instaurée auprès de la Haute autorité de santé, en matière de décision d’inscription sur la liste des médicaments remboursables[10], ou encore la décision de retrait matériel de l’inscription à l’ordre des médecins, à la suite d’une décision d’annulation de ladite inscription[11].

Pour terminer, on peut douter, à la lumière de la solution rendue dans cette décision du 14 juin 2022, de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir en cause dans l’arrêt rendu le 31 mai 2022, puisque dans cette affaire également était attaquée la décision d’un préfet en ce qu’elle enjoignait au gardien de l’ouvrage de démolir celui-ci et remettre le domaine public en l’état.

 


[1] CE, 31 mai 2022, SCI Mayer, req. n° 457886.

[2] CAA Marseille, 25 juin 2021, n° 19MA03393.

[3] CE, 14 juin 2022, SA immobilière de la Pointe du Cap, req. n° 455050.

[4] CAA Marseille, 28 mai 2021, n° 19MA00705.

[5] CE, 29 octobre 2012, M. Marie-Joseph B., req. n° 341357 ; décision de principe : CE, 27 février 1998, Min. c/ Sté Sogeba, req. n° 169259.

[6] Civ. réunies, 2 décembre 1941, Connot c. Franck.

[7] Voir les conclusions du Rapporteur public, Monsieur Romain Victor, en ce sens.

[8] Pour un exemple d’utilisation de cet indice voir CE, 9 novembre 2011, M. et Mme Victor Duval, req. n° 341399.

[9] Voir déjà en ce sens : CE, 31 décembre 2008, SCI du Cap, n° 301378.

[10] CE, 6 octobre 2000, SA Novartis, req. n° 210733.

[11] CE, 16 avril 2008, M. Michel A., req. n° 304974.