Le préjudice écologique a été formellement consacré par le code civil, aux articles 1246 à 1252, comme un dommage spécifique portant atteinte aux éléments et fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. Longtemps considéré comme relevant quasi exclusivement du juge judiciaire, ce préjudice peut toutefois être invoqué devant le juge administratif lorsque l’action en responsabilité met en cause l’Administration ou des personnes publiques, dans l’exercice de prérogatives de puissance publique. Le présent article propose d’examiner les fondements de la compétence du juge administratif en la matière, les hypothèses dans lesquelles elle s’exerce et la faisabilité concrète d’un recours contre l’État.


1. Fondements et compétence du juge administratif en matière de responsabilité environnementale

1.1. Le principe de répartition des compétences « Blanco »

La jurisprudence Blanco (TC, 8 février 1873) a posé comme principe que la responsabilité encourue par l’État ou ses agents pour des dommages causés dans le cadre du service public relève du droit administratif. Elle a, ce faisant, conféré au juge administratif la compétence pour se prononcer sur la responsabilité extracontractuelle de la puissance publique dès lors que le dommage provient d’un acte ou d’une carence de l’Administration.

1.2. Un fondement « civiliste » appliqué par le juge administratif

Bien que les articles 1246 et suivants du code civil soient issus du droit commun de la responsabilité (ordre judiciaire), la responsabilité écologique de l’administration y puise désormais un fondement substantiel.

  • Dualité de juridictions : Le contentieux de la responsabilité environnementale peut relever soit du juge judiciaire (responsabilité de particuliers ou d’entreprises privées), soit du juge administratif (lorsque la personne mise en cause est une personne publique ou agit dans le cadre d’un service public).
  • Transposition des principes du code civil : Le juge administratif, saisi d’une demande tendant à la réparation d’un préjudice écologique imputable à l’État ou à une collectivité publique, peut mobiliser les concepts et règles posés par les articles 1246 à 1252 (préjudice écologique « pur », définition, modalités de réparation en nature, etc.).

En pratique, la juridiction administrative demeure compétente lorsque l’acte ou l’omission reproché à l’autorité publique se rattache à l’exercice de la puissance publique. À titre d’exemple, des carences fautives dans l’adoption ou la mise en œuvre de politiques publiques de protection de l’environnement peuvent justifier la mise en cause de la responsabilité administrative.


2. Hypothèses de mise en cause de la responsabilité de l’État ou d’une personne publique pour préjudice écologique

2.1. Les cas d’actes dommageables de l’Administration

Le préjudice écologique peut résulter de décisions administratives ayant autorisé, par exemple, un projet industriel ou une infrastructure susceptible de provoquer une atteinte grave à la biodiversité. Dans ce cas, la faute de l’Administration peut consister dans :

  • L’octroi d’une autorisation illégale (non-respect des procédures d’évaluation environnementale) ;
  • Un manquement à une obligation de contrôle des activités polluantes ;
  • L’adoption d’un acte administratif créant ou laissant persister un risque écologique disproportionné.

Le juge administratif peut alors apprécier la causalité entre l’autorisation délivrée et la survenance d’un dommage écologique, afin de retenir ou non la responsabilité de la personne publique.

2.2. Les cas de carence ou d’inaction fautive

La responsabilité administrative peut également être engagée pour inaction. C’est l’hypothèse où l’Administration, malgré une obligation légale ou réglementaire (ou des engagements internationaux), omet de prendre des mesures permettant d’éviter ou de limiter un dommage écologique.

  • Carence systématique : Le Conseil d’État a déjà reconnu que l’absence réitérée de prise de mesures par l’autorité compétente pouvait ouvrir droit à réparation (CE, Sect., 14 décembre 1962, Doublet, pour la faute d’abstention).
  • Exemple climatique et pollution atmosphérique : Dans des dossiers récents (TA Paris, 3 février 2021, Association Oxfam France ; TA Paris, 14 octobre 2021), le juge administratif a pu constater l’existence d’une « carence fautive » de l’État dans la lutte contre le réchauffement climatique, se traduisant par un lien de causalité entre cette insuffisance d’action et l’aggravation du préjudice écologique.

2.3. L’articulation avec la responsabilité pour faute ou sans faute

En matière environnementale, la faute demeure la base habituelle de mise en jeu de la responsabilité de l’Administration. Dans certaines hypothèses, une responsabilité sans faute pourrait être envisagée (hypothèse de rupture d’égalité devant les charges publiques, par exemple), mais la charge de la preuve demeure complexe lorsqu’on invoque un préjudice écologique « pur ».


3. Les conditions spécifiques de reconnaissance du préjudice écologique par le juge administratif

3.1. La preuve d’une « atteinte non négligeable »

Conformément à l’article 1247 du code civil, il doit être démontré une « atteinte non négligeable » aux éléments ou fonctions des écosystèmes. Le juge administratif, à l’instar du juge judiciaire, exige des preuves scientifiques ou techniques (rapports d’experts, études d’impact, documents climatologiques, etc.) démontrant la réalité et la gravité de l’atteinte.

3.2. Le lien de causalité entre la faute (ou la carence) et l’aggravation du préjudice

Le requérant (association, collectivité ou toute personne ayant qualité pour agir) doit établir un lien suffisamment directentre l’acte ou l’omission reproché et l’atteinte écologique survenue. Dans les dossiers relatifs au changement climatique(TA Paris, 3 février 2021, Association Oxfam France), le juge a souligné la difficulté de prouver un lien de causalité stricte, compte tenu de la dimension globale du phénomène. Toutefois, il a retenu que la méconnaissance des objectifs de réduction des gaz à effet de serre pouvait constituer un facteur aggravant du préjudice.

3.3. La qualité pour agir devant le juge administratif

  • Article 1248 du code civil : L’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, qu’il s’agisse d’organismes publics ou d’associations agréées (créées depuis au moins cinq ans, dont l’objet statutaire est la protection de la nature et de l’environnement).
  • Article L. 124-1 du code de l’environnement : Les associations de protection de la nature peuvent engager des actions devant les juridictions administratives pour tout grief se rapportant à la protection de l’environnement.

Ainsi, un contentieux porté par des associations environnementales contre l’État devant le tribunal administratif (et in fine devant le Conseil d’État) est tout à fait possible si elles justifient d’un intérêt à agir en raison de leur objet statutaire.


4. Modalités de réparation : application mutatis mutandis des principes de l’article 1249 du code civil

4.1. Prévalence de la réparation en nature

Le juge administratif peut ordonner à l’Administration, ou à l’entité publique fautive, la mise en œuvre de mesures concrètes pour faire cesser ou limiter le dommage écologique, dans le prolongement du principe posé par l’article 1249 du code civil (« la réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature »).

  • Exemple : injonction de prendre des arrêtés plus protecteurs de la qualité de l’air, d’édicter une réglementation relative à la protection des zones humides, de mettre en place des mesures concrètes de lutte contre les pollutions, etc.

4.2. Condamnation à verser des indemnités affectées à la restauration de l’environnement

Lorsqu’il est impossible de réparer effectivement le dommage (pollution irréversible, destruction totale d’habitats), le juge administratif peut condamner la personne publique à verser une somme d’argent. Conformément aux dispositions civiles, ces sommes sont affectées à la réparation de l’environnement ou à l’organisme demandeur (associations) si celui-ci s’engage à réaliser des actions de restauration ou de compensation écologique.

4.3. Prise en compte des dépenses de prévention (article 1251 du code civil)

Le juge administratif peut également octroyer une indemnisation aux associations ou collectivités ayant dû assumer des frais de prévention ou d’évitement du dommage écologique. Cela répond à la logique d’encouragement de l’anticipation des risques.


5. Portée pratique et limites d’une telle mise en œuvre contre l’État

5.1. Des actions possibles, en dépit des difficultés probatoires

Les arrêts récents, en particulier ceux du Tribunal administratif de Paris (3 février 2021 et 14 octobre 2021, Association Oxfam FranceNotre Affaire à TousGreenpeace, etc.), démontrent la possibilité concrète d’engager la responsabilité de l’État pour faute, lorsqu’il est établi qu’une carence dans la politique publique (ex. lutte contre le changement climatique) a aggravé le préjudice écologique.

5.2. Les obstacles rencontrés

  • Complexité du lien de causalité : L’ampleur des phénomènes environnementaux (changement climatique, pollution diffuse) rend difficile la démonstration que les carences de l’État sont la cause directe d’un dommage précis.
  • Temps juridictionnel : Les contentieux environnementaux requièrent la production d’expertises longues et coûteuses, ce qui peut dissuader certains requérants.
  • Exonération partielle : L’État peut s’exonérer en prouvant, par exemple, une force majeure ou qu’il respecte désormais les objectifs fixés (TA Paris, 3 février 2021, Association Oxfam France).

Conclusion et conseils aux praticiens

Le juge administratif est bel et bien compétent pour connaître de l’action en réparation du préjudice écologique, même si la base légale initiale provient du code civil (articles 1246 s.). Cette compétence s’explique par le fait que, dès lors que l’on met en cause la responsabilité d’une personne publique dans l’exercice de ses missions, le contentieux relève de la juridiction administrative.

Pour l’avocat souhaitant intenter une action contre l’État ou une collectivité territoriale, les points de vigilance seront les suivants :

  1. Qualité pour agir : Veiller à la recevabilité du recours (associations agréées, collectivités justifiant d’un intérêt direct, etc.).
  2. Démonstration de la faute (ou de la carence fautive) : Rassembler des éléments juridiques et factuels (rapports, études, mises en demeure restées infructueuses, etc.).
  3. Preuve du préjudice écologique : S’appuyer sur des avis scientifiques, des expertises pointues (notamment pour établir l’« atteinte non négligeable » et le lien de causalité).
  4. Modalités de réparation : Argumenter à la fois sur la nécessité d’une réparation en nature (injonctions, plan d’action correctif) et, le cas échéant, sur la fixation de dommages et intérêts affectés à la restauration de l’environnement.

De plus, l’avocat devra prendre en compte la jurisprudence administrative récente, notamment en matière climatique (OxfamNotre Affaire à Tous), où les juges ont fait preuve d’une certaine ouverture à la reconnaissance du préjudice écologique pour carence fautive de l’État. On peut raisonnablement prévoir que cette jurisprudence continuera d’évoluer face à l’essor des litiges environnementaux et au rôle désormais incontournable que joue le préjudice écologique dans la construction d’un droit de la responsabilité plus soucieux de la protection de la nature.