L’article R. 111-2 du code de l’urbanisme, issu des dispositions réglementaires générales du droit des sols, confère à l’autorité compétente un pouvoir d’appréciation autonome dans l’instruction des demandes de permis de construire. En vertu de ce texte, un projet peut être refusé ou n’être autorisé qu’à la condition de respecter des prescriptions spéciales, lorsqu’il est de nature à porter atteinte à la salubrité ou à la sécurité publique en raison de sa situation, de ses caractéristiques, de son importance ou de sa proximité avec certaines installations.

Loin de constituer une clause de style ou un simple outil de police spéciale subsidiaire, cette disposition est progressivement devenue une norme essentielle dans la régulation des projets situés dans des environnements exposés à des risques multiples ou des nuisances cumulées. La montée en puissance des préoccupations environnementales, les effets connus ou incertains de la pollution atmosphérique, l’exposition de publics vulnérables (crèches, EHPAD), ou encore la proximité de sites industriels ou d’infrastructures à haut risque, ont contribué à faire évoluer l'interprétation de l'article R. 111-2 vers une lecture plus contextuelle et préventive.

Dans un tel cadre, la jurisprudence récente illustre une évolution notable : d’une logique de contrôle isolé des risques, le juge administratif semble désormais consacrer une approche cumulative des dangers et nuisances, dans une volonté manifeste de préserver les conditions de vie et la santé publique, même en l’absence de transgression réglementaire formelle. Cette orientation soulève néanmoins des interrogations sur la portée du pouvoir de police de l’autorité d’urbanisme, les garanties offertes aux pétitionnaires et les limites d’un contrôle juridictionnel étendu.

Il convient dès lors d’examiner cette mutation du régime juridique du refus de permis fondé sur l’article R. 111-2, à la lumière d’une jurisprudence abondante et significative, en analysant tout d’abord le mouvement de reconnaissance du cumul des risques comme fondement autonome du refus (I), avant d’explorer la manière dont le juge encadre ce pouvoir pour en prévenir les abus et en garantir la proportionnalité (II).


I. Une évolution vers une approche cumulative et contextuelle des risques et nuisances

A. La consécration jurisprudentielle du cumul des risques comme motif suffisant de refus

La jurisprudence la plus emblématique de cette évolution est l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 16 juillet 2014 (n° 356643, commune de Salaise-sur-Sanne), qui a marqué un tournant dans l’interprétation de l’article R. 111-2. En l’espèce, le maire avait refusé de délivrer un permis de construire en invoquant l’exposition du terrain à une concentration exceptionnelle de risques technologiques et naturels : proximité de pipelines de propylène et de gaz naturel sous haute pression, nuisances acoustiques liées à l’autoroute A7, exposition aux lignes haute tension, et situation en zone inondable du PPRN.

Le Conseil d’État, approuvant la position de l’autorité administrative, a estimé que l’effet combiné de ces nuisances était, en lui-même, de nature à compromettre gravement les conditions de vie des futurs occupants. Il précise que même si chacun des risques pris isolément ne permettrait pas de justifier un refus, leur accumulation suffit à motiver légalement la décision.

Cette position s’écarte d’une lecture fragmentaire et formaliste du texte, pour consacrer une appréciation globale, fondée à la fois sur la gravité potentielle des effets et sur la vulnérabilité du projet, en l’occurrence des habitations à usage d’habitation. Elle implique une évolution du raisonnement administratif et juridictionnel vers une logique d’interaction des risques, qui tend à rapprocher l’urbanisme réglementaire d’une approche inspirée du principe de précaution.

B. L’extension de la notion de salubrité publique à la pollution de l’air en milieu urbain

Dans une autre affaire significative, la cour administrative d’appel de Paris a confirmé cette orientation dans un contexte très différent : celui d’un projet urbain dense dans le 17e arrondissement de Paris, dit « Mille Arbres » (CAA Paris, 6 oct. 2022, n° 21PA04912). Cette opération immobilière, bien que novatrice dans sa conception environnementale, se situait dans une zone fortement exposée à la pollution atmosphérique, à proximité du boulevard périphérique et d’une future gare routière. Elle comprenait notamment une crèche, des logements sociaux et un EHPAD.

La juridiction a admis que la pollution de l’air, bien qu’invisible, pouvait constituer un facteur de salubrité publique au sens de l’article R. 111-2. Elle a retenu que l’effet du projet serait d’aggraver les concentrations de polluants (NO₂, particules fines) sur certains points, en dépassant les valeurs limites prévues par le code de l’environnement. Elle souligne également que les atteintes ne doivent pas nécessairement concerner le bâtiment projeté lui-même, mais peuvent aussi affecter ses alentours immédiats, et notamment les usagers fragiles.

Ce faisant, la cour a reconnu que le respect formel des normes environnementales ne suffisait pas à exclure un danger pour la santé publique, dès lors que la dégradation du cadre de vie ou de la qualité de l’air pouvait être constatée de manière circonstanciée. L’article R. 111-2 acquiert ainsi une dimension préventive et anticipatoire, adaptée aux réalités sanitaires contemporaines.

II. Le contrôle juridictionnel de l’usage du pouvoir de refus : entre sécurité juridique et principe de précaution

L’élargissement de la portée de l’article R. 111-2 du code de l’urbanisme appelle nécessairement un encadrement rigoureux du pouvoir de l’administration, afin d’éviter qu’il ne dégénère en un outil discrétionnaire d’obstruction aux projets d’urbanisme. Le juge administratif, garant de l’État de droit, a progressivement développé un contrôle de proportionnalité, tant dans l’appréciation du risque que dans la pertinence des mesures de police imposées au pétitionnaire. Ce contrôle se fonde sur deux exigences fondamentales : la motivation circonstanciée de la décision et la démonstration de l’impossibilité d’imposer des prescriptions techniques correctives.

A. L’exigence d’une motivation circonstanciée et scientifiquement étayée

Le pouvoir de refus de permis pour des raisons de salubrité ou de sécurité ne peut être valablement exercé que s’il repose sur des éléments objectifs, et non sur une simple perception d’un danger potentiel. La jurisprudence impose ainsi une analyse détaillée et contextualisée des risques, appuyée sur des données scientifiques, techniques ou environnementales.

La cour administrative d’appel de Paris, dans l’affaire Mille Arbres, a rappelé que les prescriptions figurant dans le permis ne sauraient être de simples énoncés généraux ; elles doivent être précises, applicables et suffisantes pour réduire le risque à un niveau acceptable. L’argument selon lequel un projet « améliorerait » globalement la qualité de l’air est inopérant s’il ne permet pas de démontrer l’absence de surcroît de pollution localisée, notamment dans des lieux sensibles (comme une crèche ou un établissement de soins).

Cette exigence de précision vaut également pour les autorités municipales qui instruisent les demandes : le juge contrôle si l’administration s’est livrée à une appréciation sérieuse du contexte, en tenant compte de la configuration du site, de la population exposée, des équipements à proximité et de l’état des lieux antérieur.

B. Le refus ne se justifie que si aucune prescription ne peut suffire à neutraliser le risque

Le principe de proportionnalité impose que le refus du permis soit l’ultime recours, lorsque aucune prescription spéciale ne permet de rendre le projet compatible avec les exigences de salubrité ou de sécurité publique.

Dans l’arrêt Salaise-sur-Sanne, le Conseil d’État a précisé que l’administration doit rechercher, avant de refuser, si des mesures techniques ou architecturales permettraient de rendre le projet acceptable sans le dénaturer substantiellement. Ce principe a été réaffirmé par la CAA de Paris, qui rappelle que le refus est illégal si des solutions correctrices existent et peuvent être intégrées dans le permis.

Le contrôle du juge s’exerce ici sur deux plans :

  • juridique : la légalité du refus dépend de l'absence d’alternative réaliste ;

  • technique : l’analyse des prescriptions envisageables repose sur l’étude d’impact, les avis des services consultés (ARS, DREAL), et parfois des expertises externes.

Cette exigence renforce la qualité du dialogue entre l’administration et les pétitionnaires et incite à une co-construction des projets, intégrant en amont les contraintes sanitaires et environnementales.

C. Une vigilance particulière pour les projets exposant des personnes vulnérables

Certaines juridictions retiennent une exigence renforcée lorsqu’il s’agit d’établissements sensibles, notamment les structures accueillant des enfants, des personnes âgées ou des malades.

Dans l’arrêt de la CAA de Bordeaux du 5 juillet 2012 (n° 12BX00270), la cour a validé la suspension d’un permis de construire un EHPAD à proximité immédiate d’une zone industrielle comprenant un silo à céréales, une entreprise de transport et une centrale d’enrobé à chaud. Elle relève que, même si certaines de ces installations faisaient l’objet de restrictions ou de fermetures annoncées, l’incertitude de ces évolutions et la proximité immédiate des risquessuffisaient à justifier le doute sérieux quant à la légalité du permis.

Ce raisonnement, qui s’apparente à une application indirecte du principe de précaution, consacre une lecture protectrice du droit de l’urbanisme lorsque sont en jeu des publics vulnérables. Il appartient alors à la collectivité de prouver l’innocuité du site, plutôt qu’au pétitionnaire de démontrer l’absence de danger.

 

Conclusion

À la lumière des décisions analysées, l’article R. 111-2 du code de l’urbanisme s’impose comme un vecteur souple mais puissant de protection de l’intérêt général, en particulier en matière de santé et d’environnement. Loin d’être cantonné à des cas marginaux, il fonde désormais un contentieux actif, dans lequel les juges reconnaissent la légitimité de l’administration à anticiper les risques combinés, tout en exigeant rigueur, motivation et proportionnalité dans l’exercice de ce pouvoir.

Ce mouvement jurisprudentiel témoigne de l’irruption progressive d’une culture de précaution dans l’aménagement du territoire, au croisement du droit de l’urbanisme, du droit de l’environnement et de la santé publique.

Il impose aux collectivités, comme aux porteurs de projets, d’intégrer très en amont la complexité des enjeux locaux, d’adosser leurs décisions à des évaluations techniques solides, et de considérer non seulement les normes applicables, mais aussi les effets concrets sur les conditions de vie. L’article R. 111-2 n’est donc pas un frein à l’urbanisme : il en devient la clause de vigilance essentielle.