Les projets d’aménagement, tels que la création ou l’extension de golfs, se multiplient en France, portés par des ambitions économiques et touristiques. Cependant, ces initiatives se heurtent de plus en plus à des impératifs environnementaux, notamment la préservation de la biodiversité et des écosystèmes fragiles comme les zones humides. Une décision récente du tribunal administratif de Caen, datée du 17 avril 2025, annulant un projet de complexe résidentiel et hôtelier de luxe au Golf de Saint-Gatien-des-Bois (Calvados), illustre cette tension. Ce contentieux, porté par France Nature Environnement (FNE) Normandie et Estuaire SUD, s’inscrit dans une série de décisions judiciaires similaires, comme celles de la Cour Administrative d’Appel (CAA) de Nantes (2014, n° 12NT01802), du tribunal administratif de Guadeloupe (2020, n° 1900982), et du tribunal administratif de Toulon (2023, n° 2301290). Ces affaires soulèvent une problématique centrale : dans quelle mesure les projets de golfs, porteurs d’intérêts économiques, peuvent-ils être conciliés avec les exigences de préservation de la biodiversité, et comment les juges administratifs arbitrent-ils ce conflit dans leur redéfinition de l’intérêt général ?
Cette problématique appelle une analyse dialectique. Nous examinerons d’abord la thèse selon laquelle les golfs, en tant que projets économiques, peuvent être compatibles avec les impératifs environnementaux grâce à des mesures compensatoires (thèse). Puis, nous explorerons l’antithèse, qui met en évidence les impacts environnementaux souvent irréversibles de ces projets, rendant leur durabilité illusoire (antithèse). Enfin, nous proposerons une synthèse, en identifiant les conditions dans lesquelles une conciliation pourrait être envisagée, tout en tirant des enseignements pour les professionnels du droit et de la planification urbaine (synthèse).
I - Thèse : les golfs comme vecteurs de développement économique conciliables avec la préservation environnementale
Le projet de Saint-Gatien-des-Bois et ses ambitions économiques
Le projet au Golf de Saint-Gatien-des-Bois, soutenu par la Communauté de Communes Cœur Côte Fleurie (4CF), visait à transformer un site naturel en un complexe touristique de luxe comprenant un hôtel de 140 chambres, 90 appartements en résidence hôtelière, et 30 chaumières. L’objectif était de renforcer l’attractivité touristique de la région, située entre Deauville et Honfleur, et de créer des emplois locaux. Cette logique économique est courante dans les projets de golfs, perçus comme des leviers de développement territorial. À Aucaleuc (Côtes-d’Armor), dans une affaire jugée par la CAA de Nantes en 2014, le projet de golf et de complexe hôtelier sur un ancien terrain militaire était également motivé par des considérations économiques, visant à revitaliser la commune.
Mesures compensatoires et volonté de durabilité
Les porteurs de ces projets avancent souvent des mesures compensatoires pour atténuer leurs impacts environnementaux, soutenant qu’une conciliation avec les impératifs écologiques est possible. À Saint-Gatien, bien que le projet ait été annulé, des mesures comme la réduction de l’artificialisation des sols ou la limitation des prélèvements d’eau auraient pu être envisagées. Dans l’affaire d’Aucaleuc, la CAA de Nantes a validé l’arrêté préfectoral en estimant que l’étude d’impact, bien que critiquée, était suffisante. Des mesures compensatoires ont été mises en avant : création d’un réseau de mares pour les amphibiens (salamandre tachetée, grenouilles rousses, triton palmé), réaménagement des plans d’eau, et suivi sur cinq ans des impacts faunistiques. Concernant les produits phytosanitaires, l’étude prévoyait une limitation des traitements (deux applications par an sur les greens, une sur les départs, aucun sur les fairways), avec un enregistrement strict des apports. Ces mesures ont été jugées suffisantes par la CAA pour concilier le projet avec les exigences environnementales, notamment celles des articles L. 211-1 et R. 211-108 du Code de l’environnement sur les zones humides.
Une vision de l’intérêt général centrée sur le développement
Ces projets s’appuient sur une conception de l’intérêt général qui privilégie le développement économique et touristique. À Aucaleuc, la CAA a implicitement reconnu que l’intérêt économique pouvait primer, à condition que les impacts environnementaux soient maîtrisés. Cette approche reflète une vision traditionnelle de l’intérêt général, où les bénéfices socio-économiques (emplois, attractivité) sont considérés comme des priorités, surtout dans des régions en quête de dynamisme économique.
II - Antithèse : des impacts environnementaux incompatibles avec les impératifs de durabilité
Les impacts irréversibles à Saint-Gatien-des-Bois
L’annulation du projet de Saint-Gatien-des-Bois met en lumière les limites de cette approche. Le tribunal administratif de Caen a jugé que les impacts environnementaux étaient excessifs et que l’intérêt général n’était pas suffisamment démontré. Le site, situé à la confluence d’espaces naturels riches en biodiversité, abrite plus de 280 espèces protégées. Le projet menaçait 12 600 m² de zones humides, essentielles pour la régulation hydrique et la biodiversité, et prévoyait une consommation annuelle de 40 000 m³ d’eau, insoutenable dans un contexte de sécheresses croissantes. L’artificialisation des sols, le défrichement, et la perturbation des habitats faunistiques auraient eu des effets irréversibles, incompatibles avec les objectifs de préservation de la biodiversité.
Une problématique récurrente : l’exemple de Petit-Bourg
Cette incompatibilité se retrouve dans d’autres affaires. À Petit-Bourg (Guadeloupe), le tribunal administratif, dans une décision du 9 mars 2020, a annulé un PLU prévoyant un "golf de montagne" dans la région de Caféière. Le projet impliquait l’urbanisation de 106 hectares de zones naturelles, abritant des espèces protégées comme la Sérotine de Guadeloupe et la Grive à pieds jaunes. Le tribunal a relevé que l’ouverture à l’urbanisation violait l’article L. 121-8 du Code de l’urbanisme (loi Littoral), qui interdit l’extension de l’urbanisation hors continuité avec les agglomérations existantes. De plus, la suppression de 31,04 hectares d’espaces boisés classés (EBC) a été jugée illégale, et le projet menaçait un corridor écologique crucial Est-Ouest, essentiel à la survie des espèces locales. Les mesures compensatoires proposées (maintien de trames vertes, reforestation, passages pour la faune) ont été jugées insuffisantes pour garantir la pérennité de cet écosystème, violant ainsi l’article L. 121-23 du Code de l’urbanisme.
Les lacunes des études d’impact et des mesures compensatoires
Même dans l’affaire d’Aucaleuc, où le projet a été validé, les associations Eau et Rivières de Bretagne et Bretagne Vivante SEPNB ont dénoncé des lacunes dans l’étude d’impact, notamment une sous-estimation des zones humides (évaluées à 1,05 hectare contre 28 hectares drainés) et une méthodologie inadaptée pour inventorier les amphibiens. Elles ont également critiqué l’usage de pesticides interdits mentionnés dans l’étude, soulignant une mauvaise information du public. Ces critiques montrent que les mesures compensatoires, bien que parfois acceptées par les juges, ne suffisent souvent pas à compenser les impacts réels, surtout dans un contexte d’effondrement global de la biodiversité, comme rappelé par la COP 15 sur la biodiversité.
Une redéfinition de l’intérêt général par les juges
À Saint-Gatien et Petit-Bourg, les tribunaux ont privilégié la préservation de la biodiversité sur les intérêts économiques, redéfinissant l’intérêt général. À Saint-Gatien, le manque d’intérêt général a été un argument clé, tandis qu’à Petit-Bourg, le tribunal a estimé que l’impact sur les écosystèmes constituait une erreur manifeste d’appréciation. Cette approche reflète une évolution jurisprudentielle où la durabilité écologique devient une composante essentielle de l’intérêt général, en ligne avec les engagements internationaux (Convention sur la diversité biologique) et nationaux (loi Climat et Résilience).
III - Synthèse : vers une conciliation sous conditions strictes
Les conditions d’une conciliation
Ces affaires montrent que la conciliation entre développement économique et préservation environnementale est théoriquement possible, mais exige des conditions strictes. Premièrement, les études d’impact doivent être rigoureuses et transparentes. À Aucaleuc, la CAA a validé le projet en partie grâce à un complément d’inventaire faunistique réalisé après l’enquête publique, mais les lacunes initiales ont alimenté le contentieux. À l’inverse, à Saint-Gatien et Petit-Bourg, l’absence d’analyse suffisante des impacts a conduit à l’annulation des projets. Deuxièmement, les mesures compensatoires doivent être réellement efficaces et adaptées. À Petit-Bourg, les propositions de reforestation et de trames vertes ont été jugées insuffisantes face à la perte d’un corridor écologique unique. Troisièmement, la gouvernance locale doit intégrer les impératifs écologiques dès la conception des projets. À Saint-Gatien, le passage outre les avis défavorables de l’autorité environnementale (MRAE) et d’autres instances a été déterminant dans l’annulation.
Les enseignements d’une gouvernance participative
L’affaire de Toulon (2023), bien que portant sur un marché public lié au Golf de l’Estérel, offre une perspective complémentaire. La contestation de l’attribution du marché à la société TAS, soupçonnée d’avoir été avantagée par des missions préalables, souligne les problèmes de transparence dans la gestion des golfs. Une gouvernance plus participative, impliquant les citoyens et les associations environnementales dès les phases initiales, pourrait éviter de tels contentieux. À Saint-Gatien, comme à Petit-Bourg, les recours des associations (FNE, AGIR, AEVA) ont joué un rôle clé, montrant l’importance de leur inclusion dans les processus décisionnels.
Implications doctrinales : une redéfinition de l’intérêt général
Ces décisions interrogent la notion d’intérêt général en droit administratif. Alors que la vision traditionnelle privilégie les bénéfices économiques, comme à Aucaleuc, les affaires de Saint-Gatien et Petit-Bourg témoignent d’une inflexion jurisprudentielle où la préservation de la biodiversité devient prioritaire. Cette évolution s’inscrit dans un contexte juridique marqué par des engagements internationaux (COP 15, directives européennes comme la directive Habitats) et nationaux (objectif de "zéro artificialisation nette"). Elle invite les juristes à repenser l’équilibre entre développement et préservation, notamment dans les outils de planification comme les PLU et les SCoT.
Conclusion
L’analyse dialectique de ces contentieux révèle que les projets de golfs, bien que porteurs d’intérêts économiques, se heurtent à des impératifs environnementaux de plus en plus prégnants. Si des mesures compensatoires et une gouvernance rigoureuse peuvent permettre une conciliation, comme à Aucaleuc, les impacts souvent irréversibles sur la biodiversité, illustrés à Saint-Gatien-des-Bois et Petit-Bourg, incitent les juges à redéfinir l’intérêt général en faveur de la durabilité écologique. Pour les professionnels du droit et de l’urbanisme, ces affaires appellent à une planification plus durable, intégrant des études d’impact robustes et une participation citoyenne accrue. À l’heure de la transition écologique, le droit administratif pourrait ainsi évoluer pour faire de la préservation des écosystèmes une priorité inaliénable de l’intérêt général.
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