En droit administratif français, le référé-suspension, prévu à l’article L. 521-1 du Code de justice administrative (CJA), constitue un outil procédural permettant de suspendre l’exécution d’une décision administrative en cas d’urgence et lorsqu’un doute sérieux existe sur sa légalité. La condition d’urgence, au cœur de cette procédure, est une notion à la fois centrale et éminemment subjective, conférant au juge des référés une marge d’appréciation significative. Cette plasticité de l’urgence, qui s’adapte aux circonstances spécifiques de chaque affaire, est particulièrement illustrée par le jugement du Tribunal administratif de Bastia du 18 avril 2025 (n° 2500506), où la requête en suspension d’un permis de construire un centre de tri de déchets a été rejetée pour absence d’urgence. Cet article propose d’analyser comment le juge des référés conçoit l’urgence et exploite sa souplesse interprétative pour équilibrer les intérêts en présence, à travers une lecture critique de cette décision.
I - La notion d’urgence en référé-suspension : un cadre juridique flexible
1. Définition et fondements juridiques
L’article L. 521-1 du CJA dispose que le juge des référés peut ordonner la suspension d’une décision administrative lorsque « l’urgence le justifie » et qu’un moyen est propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision. L’urgence est définie par la jurisprudence comme une situation où l’exécution de la décision causerait une atteinte grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il défend (CE, 5 novembre 2001, n° 234396). Cette définition, bien que générale, laisse au juge une large latitude pour apprécier la gravité et l’immédiateté de l’atteinte en fonction du contexte.
Dans le domaine des autorisations d’urbanisme, l’article L. 600-3 du Code de l’urbanisme établit une présomption d’urgence en raison du caractère difficilement réversible des constructions. Toutefois, cette présomption peut être renversée si des « circonstances particulières » sont établies (CE, 15 février 2007, n° 294186). Cette souplesse normative confère à l’urgence une plasticité qui permet au juge de modeler son analyse en fonction des enjeux de l’affaire.
2. Une appréciation contextuelle
La plasticité de l’urgence résulte de son caractère contextuel. Le juge des référés procède à une « appréciation globale » des circonstances, comme l’illustre le jugement de Bastia. Cette approche pragmatique permet d’intégrer des considérations variées, telles que l’intérêt public, les impacts environnementaux, les conséquences économiques ou les impératifs de continuité du service public. Cette flexibilité fait de l’urgence une notion malléable, dont l’interprétation varie selon les priorités et les contraintes propres à chaque dossier.
II. L’urgence dans le jugement du Tribunal administratif de Bastia : une illustration de la plasticité
1. Contexte de l’affaire
Dans l’affaire jugée le 18 avril 2025, plusieurs associations environnementales, une société et des particuliers ont demandé la suspension d’un arrêté du 27 février 2025 délivrant un permis de construire au Syndicat de valorisation des déchets en Corse (SYVADEC) pour un centre de tri et de valorisation de déchets sur une parcelle agricole à Monte. Les requérants invoquaient des atteintes graves à l’environnement (artificialisation de terres agricoles, destruction de biodiversité, nuisances liées au transport) et l’absence d’urgence du projet, prévu pour 2027. En défense, le SYVADEC, la commune de Monte et des intervenants volontaires ont soutenu l’intérêt public du projet, son encadrement environnemental et l’absence d’atteinte disproportionnée.
Le tribunal a rejeté la requête, estimant que la condition d’urgence n’était pas remplie, en raison de l’intérêt public prépondérant du projet et de l’absence d’atteinte suffisamment grave et immédiate.
2. L’analyse de l’urgence par le juge
2.1. La présomption d’urgence renversée
Le tribunal s’appuie sur la présomption d’urgence de l’article L. 600-3 du Code de l’urbanisme, reconnaissant le caractère difficilement réversible de la construction. Cependant, il considère que des circonstances particulières, invoquées par les défendeurs, permettent de renverser cette présomption. Ces circonstances incluent :
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L’intérêt public majeur : Le projet s’inscrit dans le plan territorial de prévention et de gestion des déchets de Corse (approuvé le 25 juillet 2024) et répond à une crise récurrente de gestion des déchets, marquée par des réquisitions préfectorales des centres existants (arrêtés des 17 juillet 2023 et 10 juillet 2024).
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L’encadrement environnemental : Une autorisation préfectorale du 24 février 2025 et des avis favorables issus de l’enquête publique limitent les impacts environnementaux.
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L’absence d’incinération : Contrairement aux allégations des requérants, le projet ne prévoit pas d’incinération, réduisant les nuisances potentielles.
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Les travaux en cours : L’enlèvement de terre végétale a déjà commencé, rendant une suspension plus disruptive.
Cette analyse montre comment le juge utilise la plasticité de l’urgence pour prioriser l’intérêt public de la gestion des déchets sur les préoccupations environnementales des requérants.
2.2. Une pondération des intérêts en présence
Le tribunal procède à une balance des intérêts, opposant les impacts environnementaux (artificialisation de 70 % d’une parcelle de 5 hectares, destruction d’espèces protégées) à l’urgence de répondre à une crise de gestion des déchets. Cette pondération illustre la marge de manœuvre du juge, qui évalue la gravité et l’immédiateté des atteintes invoquées à l’aune des besoins collectifs. En concluant que les impacts environnementaux ne sont pas « suffisamment graves et immédiats » au regard de l’intérêt public, le juge fait preuve d’une interprétation contextuelle, intégrant des éléments factuels (autorisations préalables, absence d’incinération) et prospectifs (risque de saturation des centres existants).
3. La non-prise en compte du doute sérieux
Conformément à la pratique, le tribunal n’examine pas la condition du doute sérieux sur la légalité, l’absence d’urgence suffisant à rejeter la requête. Cette approche pragmatique renforce la centralité de l’urgence dans le référé-suspension et souligne la discrétion du juge dans son appréciation.
III. La marge de manœuvre du juge des référés de plus en plus obscure même pour le praticien ?
1. Une approche casuistique
Le jugement de Bastia illustre le caractère casuistique de l’urgence. En l’absence de critères rigides, le juge dispose d’une liberté d’appréciation pour déterminer si une atteinte est « grave et immédiate ». Cette liberté est encadrée par des principes jurisprudentiels (CE, 15 novembre 2005, n° 286665), mais elle permet au juge d’adapter son raisonnement aux spécificités de l’affaire, qu’il s’agisse d’enjeux environnementaux, économiques ou de service public. Dans ce cas, l’urgence est relativisée par l’existence d’un plan territorial et d’autorisations préalables, qui confèrent une légitimité au projet.
2. L’équilibre entre intérêts publics et privés
La plasticité de l’urgence permet au juge de jouer un rôle d’arbitre entre des intérêts divergents. Dans l’affaire de Bastia, le tribunal privilégie l’intérêt public (continuité du service public de gestion des déchets) sur les intérêts environnementaux défendus par les requérants. Cette priorisation reflète une conception pragmatique de l’urgence, où les besoins collectifs immédiats l’emportent sur des impacts environnementaux jugés moins pressants ou suffisamment encadrés.
3. Les limites de la plasticité
Si la souplesse de l’urgence est un atout, elle peut aussi susciter des critiques quant à l’imprévisibilité des décisions. Les requérants, en invoquant des atteintes à la biodiversité et à des terres agricoles, pouvaient légitimement s’attendre à ce que la présomption d’urgence joue en leur faveur. Le renversement de cette présomption, fondé sur une interprétation favorable à l’intérêt public, pourrait être perçu comme une restriction de l’accès au référé pour les défenseurs de l’environnement. Cela souligne la nécessité d’un contrôle jurisprudentiel rigoureux pour éviter que la plasticité de l’urgence ne devienne un outil de marginalisation de certains intérêts.
Conclusion
Le jugement du Tribunal administratif de Bastia du 18 avril 2025 met en lumière la plasticité de la notion d’urgence dans le référé-suspension. En renversant la présomption d’urgence de l’article L. 600-3 du Code de l’urbanisme, le juge des référés démontre sa capacité à adapter son interprétation aux circonstances, en priorisant l’intérêt public de la gestion des déchets sur les préoccupations environnementales. Cette flexibilité, qui confère au juge une marge de manœuvre significative, illustre à la fois la force et les limites du référé-suspension. Si elle permet une réponse pragmatique aux enjeux complexes, elle exige un équilibre délicat pour garantir l’effectivité du contrôle juridictionnel et la protection des intérêts des requérants.
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