Le dossier Stocamine, du nom d’un ancien site de stockage de déchets toxiques situé à Wittelsheim (Haut-Rhin), cristallise depuis deux décennies les tensions entre impératifs industriels, risques environnementaux, et responsabilités étatiques. Derrière les décisions administratives successives, c’est un dilemme juridique et éthique plus fondamental qui se joue : faut-il sceller un site pour éviter une catastrophe imminente, au risque de compromettre les générations futures ? Ou tenter le tout pour le tout en extrayant des déchets enfouis à 500 mètres de profondeur dans un massif salin instable ?
Les positions de l’État ont connu une évolution aussi sinueuse que contestée : autorisations partielles, décisions préfectorales annulées, suspension juridictionnelle en 2022, validation en 2025 d’un confinement définitif contesté, dans un climat de méfiance persistant entre administration centrale et élus alsaciens. Ce cheminement traduit une oscillation entre réalisme politique et principe de précaution, entre gestion du présent et prévention de l’irréversible.
I. Un État hésitant, des procédures fragiles : les avatars d’une politique environnementale improvisée
1.1. Une politique marquée par l’ambiguïté et les retards
Mis en service en 1999, le site Stocamine devait accueillir, à titre réversible, les déchets dangereux non radioactifs de toute la France. En 2002, un incendie dans le bloc 15 provoque la fermeture du site, interrompant l’ambition initiale. Depuis, l’État tergiverse : déstockage partiel, confinement temporaire, puis définitif. Cette instabilité se traduit dans le droit : les arrêtés préfectoraux successifs alternent sur les termes du stockage et sur ses conditions techniques.
Le rapport de la Cour des comptes de 2024 évoque une série de décisions retardées, une gouvernance incohérente et un surcoût de 226 millions d’euros. Le principe de transparence (article L. 110-1 du Code de l’environnement) semble relégué au second plan.
1.2. Une légalité hésitante : suspension des travaux en 2022
Le tribunal administratif de Strasbourg, saisi en référé en mai 2022, suspend les travaux de scellement engagés par l’État. Il estime qu’il existe un doute sérieux sur la légalité de la décision préfectorale, notamment parce que le confinement dit “réversible” autorisé ne correspondait pas au remblayage définitif techniquement engagé. Cette décision (TA Strasbourg, 25 mai 2022) constitue une remise en cause claire de la méthode administrative.
À cela s’ajoute la censure du Conseil constitutionnel sur le financement du projet via la loi de finances, jugée contraire à la sincérité budgétaire. Le législateur modifiera ensuite le Code de l’environnement pour autoriser les travaux sans garantie financière, illustrant une adaptation législative post-contentieuse.
II. Les deux scénarios sur la table : déstockage ou confinement, entre risque immédiat et menace différée
2.1. Le déstockage : une option défendue par les collectivités et les associations
Avantages avancés :
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Retirer les déchets les plus toxiques (mercure, arsenic, amiante) limiterait le risque de contamination future de la nappe phréatique d’Alsace, la plus grande d’Europe.
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Certaines galeries étaient encore techniquement accessibles jusqu’en 2023, selon des études commandées par la Collectivité européenne d’Alsace.
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Des solutions robotiques comparables à celles employées à Fukushima sont envisagées.
Inconvénients mis en avant par l’État :
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Risque pour la sécurité des personnels (galeries fragilisées).
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Durée trop longue des opérations, incompatible avec la dégradation rapide des structures (effondrement prévu dès 2027).
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Impossibilité technique de mener en parallèle confinement et extraction.
2.2. Le confinement définitif : une solution choisie au nom du réalisme
Avantages invoqués par l’État et retenus par le TA en 2025 :
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Le confinement serait la seule solution encore réalisable à court terme.
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La technique des bouchons de béton réduirait les infiltrations hydriques à moyen terme.
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Préserverait la sécurité immédiate des travailleurs et réduirait le coût public.
Critiques opposées :
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Corrosion grave des cuvelages en fonte, non prise en compte dans les études initiales (pointé en 2023 par Sabine Drexler).
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Impossibilité d’assurer un confinement hermétique sur plusieurs siècles dans un site traversé par la nappe phréatique.
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Incompatibilité avec le principe de précaution, qui implique d’éviter la décision irréversible en cas d’incertitude majeure (art. 5 de la Charte de l’environnement).
III. Une décision juridictionnelle en demi-teinte : entre validation technique et inquiétudes persistantes
3.1. Le jugement du TA de Strasbourg du 17 juin 2025 : une sortie de crise fragile
Le tribunal rejette les requêtes formées par la collectivité alsacienne et les associations, validant le confinement définitif. Il estime que le déstockage n’est plus possible en l’état des techniques disponibles et que seule cette mesure peut préserver l’environnement « à court, moyen et long termes ».
Mais cette formulation interroge : la solution choisie ne garantit ni la pérennité du confinement, ni l’absence d’impact sur la nappe. Elle repose davantage sur l’absence d’alternative immédiate que sur une confiance démontrée dans la solution technique. Le principe de précaution semble ainsi neutralisé au nom de l’urgence et de l’irréversibilité supposée du site.
3.2. Quelle place pour le principe de précaution dans un contentieux d’épuisement ?
En réalité, le tribunal semble avoir jugé que le curseur du risque environnemental devait être déplacé vers la gestion du risque humain et économique à court terme. Ce déplacement interroge : n’est-ce pas précisément dans ces situations d’incertitude que le principe de précaution devrait jouer son plein rôle, en exigeant au minimum une étude comparative complète des alternatives ?
L’arrêt n’empêche pas une poursuite de la procédure en appel devant la cour administrative d’appel de Nancy. Il pourrait aussi ouvrir la voie à un contentieux constitutionnel ou à une action fondée sur le droit à un environnement sain devant la CEDH.
Conclusion : entre réalisme et précaution, une fracture juridique ouverte
L’affaire Stocamine illustre l’incapacité structurelle de l’État à intégrer pleinement la logique environnementale dans ses choix industriels, sauf contrainte extérieure. Elle révèle un usage pragmatique et défensif de la norme, adapté au calendrier budgétaire et aux dégradations physiques, mais peu soucieux d’anticipation écosystémique.
Dans un monde où les seuils d’irréversibilité écologique se multiplient, la question n’est plus seulement de savoir si une décision est possible, mais si elle est légitime au regard des droits fondamentaux des générations futures
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