La protection de l’environnement, longtemps cantonnée aux seules sphères du droit public, s’infiltre désormais dans le tissu même des relations contractuelles de droit privé. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 24 septembre 2025, dans l’affaire dite du « Dieselgate », en offre une illustration saisissante. Pour la première fois, la haute juridiction civile juge que l’obligation de délivrance conforme de la chose vendue – pilier du droit de la vente – doit être interprétée à la lumière des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement, lesquels garantissent le droit de chacun à vivre dans un environnement sain et consacrent le devoir individuel de préservation de ce dernier.
Par cette décision, la Cour dépasse le cadre traditionnel du droit de la consommation pour affirmer que la conformité d’un bien ne se mesure pas uniquement à ses qualités techniques ou contractuelles, mais aussi à sa compatibilité avec les exigences constitutionnelles en matière de protection de l’environnement. L’installation d’un dispositif visant à fausser les mesures anti-pollution – comme ce fut le cas dans les véhicules concernés par le scandale du Dieselgate – constitue ainsi un défaut de conformité grave, révélateur d’un manquement substantiel à l’obligation du vendeur.
Au-delà de son retentissement médiatique, cette jurisprudence appelle une réflexion approfondie sur la portée normative de la Charte de l’environnement dans le champ des obligations contractuelles. Elle consacre un mouvement de convergence entre le droit civil et le droit environnemental, porteur d’évolutions structurantes dans la qualification des défauts de conformité, la responsabilité des professionnels, et la défense des intérêts des consommateurs-citoyens.
I. Une obligation de délivrance conforme enrichie par les exigences constitutionnelles environnementales
A. La notion classique de conformité à l’épreuve de la crise environnementale
Dans le régime classique du droit de la vente, l’obligation de délivrance conforme oblige le vendeur à fournir à l’acheteur un bien tel que prévu au contrat, sans vice et propre à l’usage attendu. L’article L. 217-4 1° du code de la consommation (issu de l’ordonnance n° 2021-1247 du 29 septembre 2021) énonce ainsi que le bien est conforme s’il « correspond à la description, au type, à la quantité et à la qualité convenus dans le contrat ».
Jusqu’à présent, la jurisprudence appréhendait la conformité principalement à travers une lecture technico-fonctionnelle du bien vendu : le véhicule devait rouler, consommer raisonnablement, respecter les performances indiquées dans les documents commerciaux. La dimension environnementale restait cantonnée à des normes techniques d’homologation, souvent contournables ou inopérantes en conditions réelles.
L’affaire du Dieselgate a mis en lumière les limites de cette approche. En installant des logiciels permettant de fausser les tests d’émissions polluantes, les constructeurs ont non seulement trompé les autorités de régulation, mais aussi porté atteinte aux attentes légitimes des consommateurs quant à la probité écologique du produit. Or, dans un contexte où les choix de consommation sont de plus en plus guidés par des considérations éthiques et environnementales, la conformité ne peut plus être réduite à une simple adéquation matérielle entre l’objet et le contrat.
B. L’irruption de la Charte de l’environnement comme norme d’interprétation du contrat
L’apport majeur de l’arrêt du 24 septembre 2025 réside dans l’intégration explicite, par la Cour de cassation, des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement dans le champ de l’interprétation contractuelle. Pour la haute juridiction, il ne suffit plus qu’un bien soit conforme au contrat : il doit l’être à la lumière des droits et devoirs environnementaux constitutionnellement garantis.
Ainsi, le droit de chacun à vivre dans un environnement sain (article 1er) et le devoir de veiller à la préservation de cet environnement (article 2) ne relèvent plus d’une pure proclamation symbolique. Ils deviennent des paramètres d’évaluation de la licéité et de la validité des relations contractuelles privées.
Cette interprétation confère à l'obligation de conformité une dimension nouvelle, en ce qu’elle impose une lecture finaliste et systémique du contrat, attentive à ses effets extra-patrimoniaux sur l’environnement et la santé publique. L’acheteur peut ainsi légitimement attendre qu’un véhicule automobile, présenté comme respectueux des normes antipollution, le soit réellement, et non fictivement. Le manquement du vendeur à cette exigence constitue alors un défaut de conformité substantiel, justifiant résolution du contrat et/ou indemnisation.
C. Un enrichissement fécond, et juridiquement contraignant
La décision de la Cour de cassation illustre une tendance doctrinale à laquelle adhèrent désormais certaines juridictions : l’environnement comme composante des obligations civiles. Cette évolution, en partie anticipée par la doctrine répond à une double nécessité :
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Renforcer la sincérité écologique des relations économiques, en empêchant l’écoblanchiment contractuel ;
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Doter les juges civils d’outils interprétatifs aptes à rétablir l’équilibre écologique du contrat.
L’enrichissement de l’obligation de conformité par les normes environnementales ne constitue donc pas une rupture mais une évolution logique, dans une société où l’exigence de durabilité pèse désormais sur tous les acteurs – du producteur au distributeur, du vendeur à l’acheteur.
II. L’obligation de conformité comme vecteur de responsabilité environnementale du contractant
A. L’information et la transparence environnementale comme condition de la conformité
Le premier enseignement de la décision du 24 septembre 2025 est que la conformité contractuelle se mesure à l’aune de la vérité des informations communiquées au consommateur. Le logiciel truqueur, en faussant la présentation environnementale du véhicule, a vicié le consentement et dénaturé la finalité du contrat.
Cette logique rejoint les analyses doctrinales selon lesquelles l’article 1112-1 du code civil impose désormais au professionnel une obligation précontractuelle d’information environnementale, lorsque cette donnée est déterminante pour le consentement. Dès lors, l’absence ou la dissimulation d’informations écologiques essentielles devient une source autonome de non-conformité, indépendamment même du fonctionnement technique du bien.
Ainsi, un contrat de vente d’immeuble sans diagnostic énergétique sincère, ou un contrat de fourniture d’énergie occultant l’empreinte carbone réelle, pourrait être frappé d’un vice de conformité environnementale, selon la même logique que celle retenue par la Cour de cassation.
B. L’insertion des risques environnementaux dans le champ contractuel
Au-delà de l’information, la conformité inclut également la gestion contractuelle des risques environnementaux. Comme le souligne le mémoire de Sarah Brazete, le contrat devient un instrument de prévention et de répartition des charges liées à l’impact écologique : cessions de dettes environnementales, contrats de dépollution, ou encore mécanismes assurantiels.
L’arrêt de 2025 s’inscrit dans cette dynamique : il confirme que le vendeur est tenu non seulement d’un devoir de conformité matérielle, mais aussi d’une obligation implicite de conformité environnementale, en ce qu’il doit anticiper et intégrer le respect des normes écologiques dans le contenu même de son offre. Le défaut de conformité ne résulte donc pas uniquement d’un vice caché classique, mais d’un manquement à la responsabilité environnementale attachée au contrat.
Ce faisant, le juge civil participe à la construction d’un ordre public écologique contractuel, où la conformité ne saurait être analysée isolément des objectifs de préservation de l’environnement.
C. La construction d’un contrat orienté par l’exigence environnementale
La décision du 24 septembre 2025 ouvre la voie à un solidarisme contractuel adapté aux enjeux environnementaux. Dans une société marquée par l’urgence climatique, le contrat ne peut plus être réduit à un échange bilatéral d’intérêts individuels : il doit être interprété comme un instrument de coopération loyale, susceptible d’intégrer les exigences collectives de durabilité.
La jurisprudence antérieure en matière énergétique rapportée par la doctrine (CA Nancy, 26 septembre 2007) avait déjà esquissé cette approche, en imposant une renégociation contractuelle pour favoriser la réduction des émissions de gaz à effet de serre. L’arrêt de 2025 franchit un cap supplémentaire en adossant cette obligation de conformité élargie aux articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement, leur donnant une portée normative au sein même du droit des contrats civils.
Dès lors, la conformité contractuelle apparaît comme un levier de solidarité écologique, traduisant la rencontre entre le droit individuel à un environnement sain et le devoir collectif de le préserver. En plaçant la Charte de l’environnement au cœur de l’analyse contractuelle, la Cour de cassation confirme que la justice contractuelle de demain sera nécessairement une justice écologique.
III. Perspectives contentieuses et pratiques : vers une judiciarisation accrue de la conformité environnementale
A. Un terrain propice aux actions collectives et à la réparation des préjudices écologiques
La consécration d’une obligation de conformité enrichie par les exigences environnementales ouvre la voie à une multiplication des actions en justice, tant individuelles que collectives.
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Les actions de groupe en matière de consommation (art. L. 623-1 s. c. cons.) pourraient être mobilisées dans des litiges environnementaux, afin d’obtenir réparation pour l’ensemble des acheteurs trompés par un manquement écologique du vendeur.
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Les préjudices réparables ne se limiteraient plus au seul dommage patrimonial (perte de valeur du bien, surconsommation, etc.), mais pourraient inclure le préjudice moral lié à la tromperie écologique, voire contribuer indirectement à la réparation d’un préjudice écologique autonome (art. 1246 c. civ.).
Ainsi, l’affaire du Dieselgate constitue un précédent permettant d’imaginer des actions contentieuses de grande ampleur contre des pratiques assimilables à de l’écoblanchiment contractuel.
B. L’élargissement du spectre des sanctions civiles
Les sanctions civiles attachées au défaut de conformité prennent une dimension nouvelle :
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Résolution du contrat (art. 1217 c. civ.) en cas de manquement grave, comme la dissimulation d’un dispositif anti-pollution frauduleux.
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Nullité pour vice du consentement si l’acheteur a contracté sur la base d’une information erronée quant aux qualités environnementales du bien.
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Indemnisation intégrale des pertes financières et extra-financières subies, en intégrant l’impact écologique du manquement.
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Plus largement, le défaut de conformité environnementale pourrait être sanctionné comme un défaut de cause ou d’objet licite, lorsque le contrat contredit frontalement les exigences constitutionnelles de protection de l’environnement.
Cette extension du régime des sanctions conforte l’idée d’un ordre public écologique qui dépasse la seule logique bilatérale du contrat pour intégrer la protection de l’intérêt général.
C. Un signal normatif fort pour les opérateurs économiques
Au-delà du prétoire, la décision du 24 septembre 2025 adresse un message clair aux acteurs économiques :
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Les constructeurs et distributeurs doivent intégrer la durabilité environnementale dans la conception, la fabrication et la commercialisation des biens.
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Les pratiques d’écoblanchiment ou de green marketing trompeur ne relèvent plus seulement du champ du droit de la consommation, mais désormais de la responsabilité contractuelle civile, assortie de sanctions lourdes.
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Cette évolution incite les entreprises à se conformer, dès la phase de production, aux exigences environnementales, sous peine d’engager leur responsabilité devant les juridictions civiles.
En ce sens, l’arrêt de 2025 pourrait contribuer à un rééquilibrage systémique, où la contrainte judiciaire complète l’incitation économique, afin d’orienter les comportements de marché vers une plus grande sincérité écologique.Cette orientation n’est pas totalement inédite. Déjà, la cour d’appel de Nancy, dans un arrêt du 26 septembre 2007 (Novacarb), avait imposé la renégociation d’un contrat de fourniture d’énergie au nom de la lutte contre les gaz à effet de serre. Comme l’a relevé Mathilde Boutonnet (D. 2008, p. 1120), le juge n’a pas seulement corrigé un déséquilibre contractuel lié à l’imprévision, mais il a explicitement fondé sa décision sur « l’intérêt général de la réduction des émissions de GES ». Cet arrêt, commenté comme une première manifestation d’un ordre public écologique contractuel, préfigurait déjà l’idée selon laquelle la bonne foi et la coopération loyale doivent être orientées par des finalités environnementales supérieures.
En mobilisant aujourd’hui la Charte de l’environnement pour enrichir l’obligation de conformité, la Cour de cassation ne fait que prolonger cette intuition : celle d’un contrat qui, au-delà des intérêts particuliers, doit servir la protection de l’environnement et contribuer à l’efficacité des politiques climatiques.
D. Vers un ordre public écologique contractuel
Enfin, la perspective la plus prometteuse réside dans la constitution progressive d’un ordre public écologique contractuel. De la même manière que certaines règles protectrices du consommateur ou du salarié s’imposent de façon impérative aux contractants, les exigences environnementales issues de la Charte pourraient acquérir un caractère incontournable, interdisant toute clause ou stipulation qui y contreviendrait.
Ce mouvement transformerait la conformité en une notion transversale de durabilité, applicable à l’ensemble des contrats, et non plus seulement à la vente de biens de consommation. L’environnement deviendrait ainsi une composante intangible de la cause et de l’objet du contrat, inscrivant le droit des obligations dans la trajectoire constitutionnelle de la transition écologique.
Conclusion
L’arrêt du 24 septembre 2025 illustre une mutation silencieuse mais décisive du droit des obligations : la conformité contractuelle n’est plus seulement technique, elle devient écologique. En mobilisant la Charte de l’environnement comme norme d’interprétation, la Cour de cassation fait entrer la protection de l’environnement dans le cœur des relations privées. Derrière l’affaire du Dieselgate se dessine ainsi un principe plus vaste : tout contrat, quelle que soit sa nature, doit s’inscrire dans l’exigence de durabilité. Le juge civil, en érigeant la conformité environnementale en critère de validité, contribue à faire émerger un véritable ordre public écologique contractuel, appelé à structurer les contentieux et les pratiques économiques de demain.
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