Aux termes d’un arrêt du 18 mars 2020, le Conseil d’Etat, statuant en chambres réunies, avait eu l’occasion de se prononcer sur les modalités de prise en charge financière des interventions réalisées à la demande de la régulation médicale en rappelant la nécessité de conclure une convention.

Cet arrêt d’importance interdisait en conséquence aux SDIS de fixer de manière unilatérale les tarifs des interventions effectuées dans le cadre de l’aide médicale urgente et ne relevant pas de leurs missions propres[i].

L’on aurait pu penser que la conclusion d’une convention entre le Service Départemental d’Incendie et de Secours (SDIS) et l’établissement de santé public était de nature à sécuriser les parties et prévenir le risque contentieux.

Or, l’affaire présentement commentée, opposant le CHU de Bordeaux au SDIS de Gironde, et ayant donné lieu à un nouvel arrêt du Conseil d’Etat du 30 décembre 2021[ii], démontre le contraire.

En l’espèce, le Centre hospitalier Universitaire de Bordeaux (CHU) et le Service Départemental d’Incendie et de Secours (SDIS) de Gironde ont conclu une convention le 14 juin 2007 régissant les modalités de prise en charge financière des interventions du SDIS dans le cadre de leur participation à l’activité d’aide médicale urgente et plus précisément en cas d’appui logistique au SMUR, c’est à dire lorsqu’ils mettent à disposition du SMUR leurs véhicules et leur équipage.

Le 31 mai 2016, le SDIS de Gironde a émis un titre exécutoire relatif d’une part, à des interventions qu’il aurait réalisées au cours de l’année 2015 pour le compte du SMUR d’Arès et d’autre part, à des transports dits de jonction (ce sont les transports du lieu de prise en charge vers l’établissement de santé) assurés après des départs réflexes (avant régulation médicale).

Le CHU de Bordeaux considérait qu’il n’avait pas à assumer la charge financière de telles interventions dès lors qu’elles se rattachaient aux missions propres dévolues au SDIS. Il a dès lors saisi le tribunal administratif de Bordeaux.

En premier instance et en appel, le SDIS de Gironde avait soutenu avec succès que lorsque la régulation médicale décidait le déclenchement du SMUR, le transport de la victime vers l’établissement de santé ne relevait plus de sa mission propre et était assimilable à un « appui logistique » au profit du SMUR.

Le CHU est déchargé en appel de l’obligation de payer les sommes correspondantes aux interventions réalisées pour le compte du SMUR d’Arès. En revanche, la Cour d’appel confirme l’obligation de payer s’agissant des sommes relatives aux interventions réalisées à la suite de départs réflexes.

La Cour d’appel de Bordeaux avait considéré que « les circonstances de l’arrivée des secours d’urgence sur les lieux sont sans incidence sur le fait que le coût du transport « de jonction » réalisé avec le concours des moyens du SDIS incombe à l’établissement hospitalier » et qu’il ne pouvait « se dispenser de la prise en charge à laquelle il s’est engagé » en invoquant que « les transports en cause n’auraient pas été décidés par le médecin coordonnateur, déniant ainsi l’existence même de l’interconnexion entre le « centre 15 » et le centre de transferts d’appels du SDIS imposée par les dispositions de l’article L. 6311-2 du code de la santé publique et rappelée ».

Le raisonnement emprunté par le SDIS avait donc séduit, à tout le moins dans cette affaire, les premiers juges et les juges du fond.

Ce raisonnement est censuré par le Conseil d’Etat statuant sur le pourvoi formé par le Chu de Bordeaux :

« 7. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la convention conclue par le CHU de Bordeaux et le SDIS de la Gironde, citée au point 1, l’a été pour permettre que, dans le cadre prévu par l’article D. 6124-12 du code de la santé publique, les moyens du SDIS soient, sur demande du « centre 15 », mis à la disposition de la SMUR pour l’exercice par cette dernière de ses missions, et elle précise à son article 3 qu’elle « trouve sa limite dans les obligations de continuité de service du SDIS et l’exécution de ses missions propres ». Elle ne saurait ainsi régir les interventions du SDIS relevant des missions qui sont dévolues à celui-ci par l’article L. 1424-2 du code général des collectivités territoriales, qu’il est tenu d’assurer et de prendre en charge et lors desquelles il ne peut être regardé comme mettant ses moyens à la disposition d’une SMUR dans le cadre d’une convention librement conclue en vertu de l’article D. 6124-12 du code de la santé publique. Par suite, lorsque le SDIS, après avoir engagé ses moyens dans une situation de « départ réflexe », laquelle relève de ses missions de service public au titre du 4° de l’article L. 1424-2 du code général des collectivités territoriales, procède à l’évacuation de la personne secourue vers un établissement de santé, il lui incombe d’assumer la charge financière de ce transport qui doit être regardé, en vertu des mêmes dispositions, quelle que soit la gravité de l’état de la personne secourue, comme le prolongement des missions de secours d’urgence aux accidentés ou blessés qui lui sont dévolues. La circonstance que la structure mobile d’urgence et de réanimation soit également intervenue sur décision du médecin coordonnateur du « centre 15 » pour assurer, au titre de ses missions propres, la prise en charge médicale urgente de la personne, est sans incidence sur les obligations légales du SDIS, parmi lesquelles figure celle d’assurer l’évacuation de la personne qu’il a secourue vers un établissement de santé. Il en résulte qu’en jugeant que les circonstances de l’arrivée des secours d’urgence sur les lieux sont sans incidence sur le fait que le coût du transport dit « de jonction » jusqu’au CHU réalisé avec les moyens du SDIS incombe à l’établissement hospitalier, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit.

8. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen du pourvoi, que le CHU de Bordeaux est fondé à demander l’annulation de l’arrêt qu’il attaque en tant qu’il rejette le surplus de ses conclusions d’appel ».

Le Conseil d’Etat franchit un pas de plus dans cette affaire puisqu’il était chargé de déterminer si l’évacuation de la personne vers l’établissement de santé (ou transport de jonction) à la suite d’un départ réflexe constituait le prolongement ou de non de sa mission de prompt secours et d’évacuation, et partant l’identité du financeur.

L’apport de cet arrêt est double. D’une part, il enseigne qu’il n’est pas possible de requalifier a posteriori les évacuations à la suite de départs réflexes en appui logistique (1).

D’autre part, la convention d’appui logistique prévue à l’article D.6124-12 du code de santé publique n’a pas vocation à régir les interventions relevant des missions propres des SDIS (2).

 

  1. Absence de requalification possible des évacuations à la suite de départs réflexes en appui logistique 

 

L’article L.1424-42 du CGCT, dans sa rédaction en vigueur, dispose que « Le service départemental d'incendie et de secours n'est tenu de procéder qu'aux seules interventions qui se rattachent directement à ses missions de service public définies à l'article L1424-2.
S'il a procédé à des interventions ne se rattachant pas directement à l'exercice de ses missions, il peut demander aux personnes bénéficiaires une participation aux frais, dans les conditions déterminées par délibération du conseil d'administration.

Les interventions effectuées par les services d'incendie et de secours à la demande de la régulation médicale du centre 15, lorsque celle-ci constate le défaut de disponibilité des transporteurs sanitaires privés, et qui ne relèvent pas de l'article L. 1424-2, font l'objet d'une prise en charge financière par les établissements de santé, sièges des services d'aide médicale d'urgence. Les conditions de cette prise en charge sont fixées par une convention entre le service départemental d'incendie et de secours et l'hôpital siège du service d'aide médicale d'urgence, selon des modalités fixées par arrêté conjoint du ministre de l’Intérieur et du ministre chargé de la sécurité sociale. »

En pratique, certaines situations ou pathologies peuvent conduire à des « départs réflexes » ou de « prompt secours » c’est à dire dans le cas où un appel réceptionné par le centre 18 conduit à l’engagement immédiat de la réponse secouriste avant toute régulation médicale, celle-ci intervenant dans un second temps.

Jusqu’à cet arrêt, et faute de définition légale de la notion d’appui logistique, les SDIS étaient tentés de requalifier des situations de prompts secours en appui logistique en se fondant sur le célèbre arrêt du Conseil d’Etat dans l’affaire « Polyclinique Saint-Jean » du 8 février 2017[iii].

Pour mémoire, cet arrêt a pour effet d’interdire aux établissements de santé publics gestionnaires de facturer les transports secondaires réalisés par le SMUR aux établissements demandeurs dans la mesure où la Haute juridiction a considéré que toutes les interventions du SMUR sont réalisées dans le cadre de l’aide médicale urgente (la régulation faisant présumée ici l’urgence) et sont financées à ce titre par la dotation MIGAC.

Dans plusieurs affaires, la stratégie de défense du SDIS reposait donc exclusivement sur un raisonnement par analogie, évidemment très discutable, et tendant à affirmer que l’ensemble des interventions du SDIS réalisées à la demande de la régulation médicale devait être prise en charge par l’établissement de santé siège du SMUR dans le cadre de la dotation MIGAC.

En l’espèce, le SDIS de Gironde ne remettait pas en cause le fait que les interventions de prompts secours relevaient de ses missions propres. En revanche, il tendait à considérer que le déclenchement du SMUR excluait cette qualification de mission propre et permettait d’assimiler le transport dit de jonction à une situation d’appui logistique.

Dans ses conclusions, le rapporteur public considérait que la médicalisation du transport avait une incidence sur la qualification de la mission et son financement précisant que « l’envoi d’un SMUR témoigne d’un passage de l’intervention dans le champ de l’aide médicale urgente » et que le coût du transport dit de jonction incombait au CHU.

Le Conseil d’Etat s’écarte des conclusions du rapporteur. Il confirme que la mission de transport réalisée par le SDIS dans le cadre d’une intervention conjointe et après prise en charge médicale sur place par le SMUR conserve le caractère d’une mission propre de service public au titre de l’article L.1424-2 du CGCT. Autrement formulé, le déclenchement du SMUR est sans incidence.

La régulation médicale ne permet donc pas d’assimiler cette évacuation à une situation d’appui logistique.

En effet, selon le référentiel[iv], la régulation effectuée par le centre 15 n’est pas un critère déterminant pour caractériser ou exclure la qualification d’une mission propre.

Par ailleurs, le raisonnement emprunté par le rapporteur public revenait à requalifier de manière systématique les interventions des SDIS en appui logistique et à les faire basculer dans le champ de l’aide médicale urgente dès lors que le SMUR a été déclenché et alors même que la situation n’exigerait pas en définitive une prise en charge médicale immédiate.

Or, l’urgence peut consister à évacuer le plus rapidement possible un patient vers un service d’urgence sans pour autant que la situation exige la réalisation sur place d’actes médicaux.

Enfin, en pratique, il peut y avoir des divergences dans l’interprétation des critères des départs réflexes entre les deux centres d’appel pour des appels de même nature, difficultés que l’arrêté du 5 juin 2015 n’a pas tari[v].

Au regard de ce nouvel arrêt du Conseil d’Etat, tout raisonnement par analogie avec le financement des transports SMUR semble devoir être proscrit dans le cadre de la stratégie de défense des SDIS.

Sur ce point, le Conseil d’Etat s’inscrit, à certains égards, dans la continuité de sa jurisprudence traditionnelle qui considère que les « évacuations » mentionnées à l’article L.1424-2 précité entrent bien dans le cadre des missions du SDIS et que, par conséquent, elles ne peuvent donner lieu à facturation à l’établissement siège du SMUR[vi]. Dans les affaires citées en référence, les circonstances de fait étaient un peu différentes puisque le SMUR n’avait pas été déclenché après l’intervention des pompiers et il s’agissait de faire supporter le coût des interventions aux bénéficiaires eux-mêmes.

Le Conseil d’Etat va encore plus loin puisqu’il tend à généraliser cette solution en considérant que le transport réalisé par le SDIS vers l’établissement de santé est considéré comme le prolongement de la mission légale incombant au SDIS et ce quelle que soit la gravité de l’état de santé de la personne secourue.

2. Sur l’exclusion d’un conventionnement pour les interventions relevant des missions propres des SDIS

 

Le SDIS peut être amené à effectuer des interventions, après régulation médicale, en dehors de ses missions « traditionnelles ».

Ces interventions sont prises en charge par l’établissement siège, à certaines conditions, dans deux hypothèses :

  • Lorsqu’il est constaté le défaut de disponibilité des ambulanciers (carence ambulancière) dans les conditions fixées par la convention conclue en application de l’article L.1424-42 alinéa 2 du CGCT.
  • Lorsqu’il est constaté une mise à disposition des moyens du SDIS (équipage, VASV) (appui logistique) sous réserve que les modalités d’intervention et les tarifs fixés en contrepartie de la mise à disposition des moyens du SDIS soient déterminés par une convention spécifique, conformément à l’article D.6124-12 du code de santé publique.

Cette convention n’a donc pas vocation à régir les interventions qui relèvent des missions propres. Dès lors que les évacuations à la suite de départs réflexes ne relèvent pas d’une situation d’appui logistique, le SDIS ne pouvait donc pas faire application de la convention d’appui logistique ce d’autant qu’en l’espèce, la convention l’excluait expressément.

En conclusion, nous ne pouvons que nous réjouir de cette décision salutaire aux établissements de santé à l’heure où la volonté des pouvoirs publics tend à intégrer le financement des transports sanitaires dans le budget des établissements de santé publics. L’évolution du financement des transports SMUR dans le cadre de l’aide médicale urgente constitue l’exemple le plus frappant de cette intégration.

Cette solution conforte en outre la position que nous avions défendu dans plusieurs affaires et qui avait été entendue par le tribunal administratif de Lille.

« Ces évacuations doivent être regardées comme le prolongement des missions de secours d'urgence aux accidentés ou blessés, prévues à l’article L. 1424-2 du code général des collectivités territoriales, qui sont normalement dévolues au SDIS, quelle que soit la gravité de l'état des personnes secourues, et alors même que le transport médicalisé aurait pu être assuré dans des conditions analogues par une structure mobile d’urgence et de réanimation. Ainsi, les évacuations litigieuses réalisées par des VSAV constituent un prolongement des missions du SDIS en dépit de la présence du médecin de la Smur dans ces véhicules au cours des transports. Ces interventions devant, dès lors, en vertu de l’article L. 742-11 du code de la sécurité intérieure, être prises en charge par le SDIS ».

Il apparait important de souligner que ces solutions sont rendues sous l’empire des dispositions antérieures à la loi Matras[vii].

L’avenir nous dira si cette loi sera de nature à épurer les contentieux actuels. Rien n’est moins certain. Affaire à suivre…

 


[i] Conseil d’Etat, 18 mars 2020, n° 425990

https://www.huet-avocat.fr/publications/prise-en-charge-financiere-des-interventions-des-sapeurs-pompiers-sollicitees-par-le-centre-15

[ii] Conseil d’Etat, 1ère et 4ème chambres réunies, du 30 décembre 2021, n°443335

[iii] CE, 1ère et 6ème chambres réunies, 8 février 2017, n°3933311, Société Polyclinique Saint-Jean

[iv] Le cadre commun est fixé par l’arrêté du 24 avril 2009 dont les dispositions ont été modifiées par un arrêté du 5 juin 2015 notamment en ce qui concerne les critères des « départs dits réflexes »

[v] Cet arrêté fournit une liste de situations cliniques particulières pouvant justifier des prompts secours

[vi] En ce sens, Conseil d’Etat, section, 3 octobre 1980, Lemarquand et autres, n°16589, publié au recueil Lebon ; Conseil d’Etat, 5 décembre 1984, Ville de Versailles c/ LOPEZ, n°48639.

[vii] Loi n°2021-1520 du 25/11/2021 visant à consolider notre modèle de sécurité civil et valoriser le volontariat des sapeurs-pompiers professionnels