« Toi qui es avocat, tu penses quoi de la nomination de Dupond-Moretti comme ministre de la justice ? » La question m'a poursuivi tout l'été. C'était à croire que le seul fait d'exercer la même profession que celle du nouveau garde des Sceaux me donnait une clairvoyance politique jusque-là insoupçonnée. J'y ai trop répondu pour ne pas en faire le sujet de ce billet de rentrée. Rappelons d'abord qu'en France le rôle d'un ministre n'est pas de définir la politique du gouvernement dans le domaine dont il a la charge mais uniquement de la mettre en œuvre. Dupond-Moretti, garde des Sceaux, comme tous les ministres de la Justice avant lui, n'est donc pas là pour mener ses réformes personnelles mais celles du gouvernement auquel il appartient. Cela limite déjà pas mal la réflexion. L'illustration ne s'est d'ailleurs pas fait attendre. La première bataille politique que le nouveau ministre ait eu à livrer, au demeurant sans succès, a été de défendre la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes. Pourtant l'objet de ce texte allait radicalement à l'encontre de toutes les valeurs que l'ancien avocat incarnait jusqu'alors. Dans ces conditions, me dira-t-on, quel intérêt de choisir quelqu'un d'aussi clivant et farouchement indépendant ? C'est toute la question. Dans une démocratie bien faite, lorsque le président appelle au gouvernement une personnalité très populaire, c'est qu'il entend mener une politique publique en adéquation avec l'image de son nouveau ministre. La nomination d'Éric Dupond-Moretti serait alors la marque d'un infléchissement de la présidence d'Emmanuel Macron en matière de justice. Un signal vers une politique pénale plus humaine, plus consciente des limites de l'institution judiciaire et de la nécessité de garantir les droits fondamentaux des citoyens. En un mot, une politique d'avocat. Tel était bien le cas avec Robert Badinter qui avait donné corps à la proposition de campagne de François Mitterrand d'abolir la peine de mort. Toute proportion gardée, pourrait-il en être de même avec Dupont-Moretti ? Il faut être pragmatique. Depuis près de vingt ans, le combat politique pour les libertés a globalement été abandonné par tous les gouvernements successifs au profit de celui de la sécurité. Cela n'incite guère à l'optimisme. Les premières années du mandat d'Emmanuel Macron font douter qu'il veuille reprendre à son compte l'idéal de justice de son fougueux ministre plutôt que de s'adjoindre les services d'un tribun populaire et talentueux dans la bataille qu'il mène pour sa réélection. L'avenir nous répondra mais attendons avant de juger. Comme aux assises, dans l'arène politique, tout est affaire de détails, de marges négociées et de victoires volées. Un dernier mot sur les avocats. Nombreux sont ceux qui se sont rêvés nommés à la place de leur confrère. La nature de notre profession est ainsi faite que le bonheur de l'un fait souvent l'amertume de certains autres. C'est à l'aune de ces sentiments mêlés de défiance, de fierté et de jalousie qu'il faudra interpréter les réactions du monde de la justice face à l'action d'un homme dont, comme les grands équilibristes, chacun semble attendre qu'il tombe autant qu'il réussisse. (Patrice SPINOSI- La Semaine Juridique Edition Générale n° 36, 31 Août 2020, 945.)