Responsabilité contractuelle et fin du contrat public : entre fausses certitudes et véritables ambiguïtés

 

 

Est-il possible d’engager la responsabilité contractuelle à l’issue des relations contractuelles ?

 

Cette question, qui paraît dénuée de pertinence en ce que le principe semble admis depuis plusieurs années déjà et que le nombre si peu élevé de recours en la matière ne permet pas d’en faire une problématique fondamentale du droit des contrats administratifs. Il apparaît pourtant être fondamental pour un professionnel du droit des contrats publics, pour un avocat notamment, de s’intéresser à la possibilité d’engager la responsabilité contractuelle du cocontractant à l’issue de la période contractuelle. A l’heure où le terme deniers publics rime avec économie et où les dépenses des personnes publiques sont examinées à la loupe, il semble nécessaire de se demander dans quelle mesure l’administration peut demander à son cocontractant de rendre des comptes après la fin du contrat.

 

 

Corps de l’article :

 

(i) Le Professeur Franck Moderne écrivait en 1989 que « peu de fées se sont penchées sur le berceau de la responsabilité contractuelle »[1]. Si, il y a presque trente ans, la question de la responsabilité contractuelle n’était que peu étudiée, c’est l’étude de l’une de ses facettes qui, aujourd’hui, fait défaut : la responsabilité contractuelle à l’issue de la période contractuelle en matière de contrat public.

 

Il serait communément admis qu’en matière de responsabilité contractuelle, le principe soit le suivant : la responsabilité contractuelle ne peut plus être engagée à l’issue de la période contractuelle[2]. Ce principe a été pour ainsi dire imposé par le Professeur Philippe Terneyre qui a été suivi par la doctrine[3] sans jamais, ou presque, être remis en question. Il est, par ailleurs, consacré par une jurisprudence ancienne[4], mais toujours actuelle[5].

 

Le Professeur François Sabiani a été le seul à évoquer une théorie contraire en 1997[6]. Il considérait en effet que les flottements jurisprudentiels en la matière s’expliquaient par l’ambiguïté de la réception. Il a été rapidement, moins d’une année plus tard, amené à préciser sa pensée[7] suite aux réactions de certains auteurs et magistrats[8].

 

(ii) Pourtant, s’agissant du droit civil des contrats, la question paraît sans intérêt et la réponse est tout autre. Aussi, dès lors que les critères de la responsabilité contractuelle sont remplis (le triptyque classique : faute – préjudice - lien de causalité), et ce quel que soit le type de contrat, il est possible, même après la fin du contrat, d’engager la responsabilité contractuelle pour faute de son cocontractant. L’extinction des relations contractuelles n’empêche aucunement que la responsabilité contractuelle du cocontractant fautif soit engagée.

 

(iii) Par ailleurs, il est communément admis qu’en matière de prescription de l’action en responsabilité contractuelle, le juge administratif fait application des dispositions du code civil[9].

 

(iv) La question se pose donc de savoir pourquoi le juge administratif ne calque-t-il pas le régime de la responsabilité contractuelle à l’issue de la période du contrat public sur le régime applicable en droit civil des contrats ?

Il est fort étonnant que personne ne se soit saisi de cette question. En effet, même les thèses récentes abordant la responsabilité contractuelle ne l’évoquent pas[10]. Cela s’explique sans doute par le fait que les contentieux relatifs aux marchés ne représentent qu’une part infime du contentieux devant les juridictions administratives, trois pourcents pour être exact[11].

 

(v) A la lecture de la doctrine et de la jurisprudence, le principe n’est toutefois pas aussi simple. La responsabilité contractuelle peut être invoquée, même à l’issue de la période contractuelle s’agissant de tous les contrats administratifs, à l’exception des contrats de travaux.

Le « principe » évoqué par le Professeur Philippe Terneyre soufrerait donc de plusieurs exceptions. Et si le principe constituait finalement l’exception ? Il semblerait que ce soit le cas.

 

Ainsi la réception d’un marché public de travaux prononcée sans réserve met fin aux rapports contractuels[12]. La responsabilité contractuelle ne peut donc plus être engagée à l’issue de la période contractuelle. La réception assortie de réserves ne met cependant pas fin aux rapports contractuels en ce qui concerne les désordres réservés. Le sort de ceux-ci sont prévus par le CCAG Travaux[13].

 

Toutefois, en matière de marché public de fournitures courantes et de services[14], de marchés publics de maîtrise d’œuvre[15], ou encore dans le cas de l’entrepreneur non constructeur[16], la fin du contrat n’empêche pas de rechercher la responsabilité contractuelle du cocontractant. En outre, certaines clauses des contrats publics sont rédigées de telle façon qu’elles continuent à produire des effets en dépit de la fin du contrat. Certaines clauses encore ne jouent qu’avec l’expiration du contrat[17]. La prorogation de la responsabilité contractuelle se conçoit parfaitement dans cette hypothèse, puisqu’elle résulte de la commune intention des parties, et a un fondement conventionnel. Enfin, en matière de marchés publics de travaux, la réception est sans effet sur les droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché[18].

 

Les raisons de cette exception que constituent les contrats de travaux résident certainement dans l’existence de garanties légales (garantie de parfait achèvement, garanties décennale) qui permettent de rechercher la responsabilité du cocontractant après la fin du contrat.

Pour autant, quelle option reste-t-il si les conditions de ces garanties ne sont pas remplies ? Il semblerait, si l’on se réfère à la thèse de Philippe Terneyre, que la responsabilité du cocontractant ne puisse alors plus être recherchée. Une telle hypothèse est préjudiciable pour l’administration cocontractante et la protection des deniers publics.

 

(vi) A l’heure où le juge administratif procède à un net rapprochement du droit des contrats publics avec la conception civiliste, notamment en tendant vers une plus forte protection du contrat, cette jurisprudence consistant à interdire l’engagement de la responsabilité contractuelle du cocontractant à l’issue de la période contractuelle en marchés de travaux[19], semble curieuse.

En effet, quels impératifs empêcheraient au juge d’adopter la conception civiliste du droit des contrats en matière de responsabilité contractuelle à l’issue du contrat ? Le débat reste ouvert…

 

 

 

 


[1] Préface de la Thèse du Professeur Philippe Terneyre, La responsabilité contractuelle des personnes publiques en droit administratif, Economica, 1989

[2] La responsabilité contractuelle des personnes publiques en droit administratif, Philippe TERNEYRE, Economica, 1989)

[3] Responsabilité en matière contractuelle et extracontractuelle, Jean-François BRISSON, JurisClasseur Administratif, fascicule 854 (dernière mise à jour : 22 novembre 2016) ;

[4] CE, 20 novembre 1891, Lefebvre : Rec. CE 1891, p.685

[5] CE, 7 mai 1982, Société du parking de la place de la Concorde, n°19463, 19464 ; CE, 9 décembre 1988, SA Berty ; CE, 24 juillet 2009, SCI Les Blès d’Or, n°293422 ; Responsabilité de la collectivité qui construit un atelier-relais vis-à-vis du destinataire de l’ouvrage, Eric DELACOUR, Contrats et Marchés publics n°1, Janvier 2007, comm.26

 

[6] Effets de la réception dans les marchés publics : la prétendue fin des rapports contractuels, François SABIANI, revue Droit administratif, décembre 1997, p.4

[7] Retour sur les effets de la réception : réception, syncrétisme et orthodoxie, François SABIANI, revue Droit administratif, août-septembre 1998, p.4

[8] Les effets de la réception dans les marchés publics : la prétendue continuation des rapports contractuels, Victor HAÏM, AJDA 1998, p.398

[9] CE, 29 décembre 2008, n°286102 ; CAA de Marseille, 4 juillet 2016, n° 14MA04894

[10] La responsabilité contractuelle en droit administratif, Jospeh Franck OUM OUM, Lextenso Editions, 2014

[11] Selon le Rapport public d’activité du Conseil d’Etat de 2016, le contentieux des marchés représente trois pourcent du contentieux total, aussi bien devant les tribunaux administratifs, les cour administratives d’appel, que le Conseil d’Etat

[12] CE 8 mai 1968, Assoc. syndicale de reconstruction de Dunkerque et a.Lebon 286 ; AJDA 1969. I. 456, note F. Moderne ; CE, sect., 4 juill. 1980, SA Forrer et CieLebon 307 ; AJDA 1981. 318, note F. Moderne ; CE 29 avr. 1987, Synd. intercommunal d'études et de programmation pour l'aménagement de la région grenobloiseLebon 163 ; CE, 23 févr. 1990, Duchon et a., req. no 83398  , Lebon T. 1026 ; CJEG 1990. 401, note F. Moderne ; CE 20 mai 1994, Cne de Condom, req. no 129405  , Lebon T. 1224

[13] Les effets de la réception dans les marchés publics : la prétendue continuation des rapports contractuels, Victor HAÏM, AJDA 1998, p.398

[14] CE, Commune de Levallois-Perret, 9 avril 2010, Publié au recueil, n°309662 ; CE, 11 juillet 2008, OPDHLM du Var et autre, Inédit au recueil, n°285651

[15] Responsabilité contractuelle et responsabilité décennale des constructeurs : une remise en perspective, RFDA 2007, p.724 ; Les effets de la réception dans les marchés publics : la prétendue continuation des rapports contractuels, Victor HAÏM, AJDA 1998, p.398 ; La responsabilité contractuelle du maître d’œuvre, Franck MODERNE, RDI 2006, p.387 ; CE, 5 mars 1993, Ventura, n°110580 ; Responsabilité contractuelle, Philippe TERNEYRE, Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, avril 2012 (actualisation : janvier 2017) ; Les effets de la réception dans les marchés publics : la prétendue continuation des rapports contractuels, Victor HAÏM, AJDA 1998, p.398

[16] CAA de Paris, 6 juillet 1995, Onyx Entreprise, n°94PA01317

[17] CE, 17 décembre 2008, Syndicat intercommunal de Superbagnères, n°296819 ; Responsabilité contractuelle, Philippe TERNEYRE, Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, avril 2012 (actualisation : janvier 2017) ; Les effets de la réception dans les marchés publics : la prétendue continuation des rapports contractuels, Victor HAÏM, AJDA 1998, p.398

[18] CE, 6 avril 2007, CHG de Boulogne-sur-Mer, n°264490 ; Responsabilité contractuelle et responsabilité décennale des constructeurs : une remise en perspective, RFDA 2007, p.724 ; CE, 12 mai 2006, Département de l’Oise, n°254903, RDI 2007, p.297

[19] CE 8 mai 1968, Assoc. syndicale de reconstruction de Dunkerque et a.Lebon 286 ; AJDA 1969. I. 456, note F. Moderne ; CE, sect., 4 juill. 1980, SA Forrer et CieLebon 307 ; AJDA 1981. 318, note F. Moderne ; CE 29 avr. 1987, Synd. intercommunal d'études et de programmation pour l'aménagement de la région grenobloiseLebon 163 ; CE, 23 févr. 1990, Duchon et a., req. no 83398  , Lebon T. 1026 ; CJEG 1990. 401, note F. Moderne ; CE 20 mai 1994, Cne de Condom, req. no 129405  , Lebon T. 1224