L’indemnisation d’un candidat irrégulièrement évincé d’une procédure de passation d’un marché public ne s’étend pas aux périodes de renouvellement : une solution pragmatique mais imparfaite

 

Commentaire de : CE, 2ème et 7ème ch.-r., 2 décembre 2019, n° 423936, mentionné aux tables du recueil Lebon

 

Par Sébastien du Puy-Montbrun

Avocat au Barreau de Paris

Lombard Baratelli & associés

Secrétaire général adjoint de l’Association des Avocats Mandataires Sportifs (A.D.A.M.S.)

 

Résumé :

 

Revenant sur sa jurisprudence antérieure, le Conseil d’Etat considère désormais qu’un candidat irrégulièrement évincé d’une procédure de passation d’un marché public ne peut prétendre à être indemnisé que de son manque à gagner pour la seule période initiale d’exécution du marché ; le caractère éventuel des périodes de reconduction faisant obstacle à ce que le préjudice soit apprécié par le juge administratif comme certain. Ce faisant, la solution adoptée la Haute juridiction administrative pénalise doublement les opérateurs économiques.

 

En une vingtaine d’année, le Conseil d’Etat a défini, d’une part, une méthodologie précise que le juge administratif doit suivre pour déterminer si un opérateur économique évincé d’une procédure d’attribution d’un marché public est fondé à obtenir de l’acheteur public une indemnisation du préjudice qu’il estime avoir subi, d’autre part, la nature du ou des préjudices susceptibles d’être indemnisés et les modalités de son calcul.

Le considérant de principe de l’arrêt du 2 décembre 2019 ici commenté opère une synthèse des rédactions retenues par la Haute juridiction administrative dans ses décisions relatives à l’indemnisation des candidats évincés :

« Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général. »

D’un considérant applicable à l’indemnisation des candidats à l’attribution d’un marché public (CE, 18 juin 2003, n° 249630 ; CE, 27 juin 2006, Commune d’Amiens, n° 259374), le Conseil d’Etat retient désormais le terme plus large de « contrat public » et rappelle, dès les premiers mots du considérant, que l’indemnisation n’est naturellement possible que si l’éviction est irrégulière mais également à la condition – déjà posée en 2013 (CE, 10 juillet 2013, Compagnie Martiniquaise de Transports, n° 362777) – qu’il existe « un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction. ».

Ce faisant, la Haute juridiction administrative condense dans un même considérant tous les principes et règles applicables (Notamment que l’indemnisation ne saurait être obtenue en l’absence de la réunion des conditions classiques de la responsabilité : « un fait générateur de responsabilité, un préjudice réparable subi par l’entreprise et un lien de causalité entre les deux. » : O. GUEZOU, Traité de contentieux de la commande publique, 2ème éd., éd. Le Moniteur, 2018, n° 309 et s.) au contentieux de l’indemnisation des candidats évincés, à l’exception – qui ne concernait pas le cas d’espèce – de l’exigence d’une décision préalable pour lier un contentieux qui ne serait qu’indemnitaire en l’absence de conclusions aux fins d’annulation du contrat – et l’absence de soumission « au délai de deux mois suivant l’accomplissement des mesures de publicité du contrat, applicable aux seules conclusions tendant à sa résiliation ou à son annulation » (CE, 11 mai 2011, Société Rebillon Schmit Prevot, n° 347002).

Cependant, là où cette décision innove c’est dans l’adoption d’une conception plus restrictive de l’indemnisation et donc du préjudice qui, d’abord, fait primer l’exigence du caractère certain du préjudice sur l’indemnisation d’une perte de chance, ensuite, favorise, d’une certaine manière, l’acheteur public « fautif » au détriment des opérateurs économiques, sans prendre en considération les modalités selon lesquelles ces derniers établissent les prix proposés.

Pour faire simple, le Conseil d’Etat vient compléter le considérant de principe précité en précisant que « Lorsqu'il est saisi par une entreprise qui a droit à l'indemnisation de son manque à gagner du fait de son éviction irrégulière à l'attribution d'un marché, il appartient au juge d'apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain. Dans le cas où le marché est susceptible de faire l'objet d'une ou de plusieurs reconductions si le pouvoir adjudicateur ne s'y oppose pas, le manque à gagner ne revêt un caractère certain qu'en tant qu'il porte sur la période d'exécution initiale du contrat, et non sur les périodes ultérieures qui ne peuvent résulter que d'éventuelles reconductions. ».

L’état du droit positif est donc qu’un candidat évincé en raison d’une faute de l’acheteur public l’ayant privé d’une chance sérieuse d’emporter un marché public ne peut être indemnisé, lorsque le contrat est susceptible d’être reconduit, que de son manque à gagner certain, c’est-à-dire la marge ou le bénéfice nets qu’il pouvait légitimement espérer pour la seule et unique période initiale d’exécution.

Si l’on comprend bien la logique qui a ici guidé le Conseil d’Etat, on peut toutefois se demander si cette solution – d’ailleurs pas totalement inédite (CAA Nancy, 5 juillet 2016, Société Hygie-Serv, n° 15NC00330) – ne pénalise pas doublement les opérateurs économiques.


En effet, en premier lieu, en revenant sur une jurisprudence fréquemment suivie par les Cours administratives d’appel, la Haute juridiction administrative semble privilégier la conception selon laquelle – de la même manière qu’un marché à tranches n’est certain d’être exécuté que pour celle(s) qui est/sont ferme(s) et non seulement conditionnelle(s) – il n’existe pas de droit à reconduction d’un marché (CAA Nancy, 5 juillet 2016, préc.) et, partant, aucune perte de chance pour le candidat irrégulièrement évincé. On comprend très bien, dès lors, que le préjudice relatif aux périodes de reconduction soit qualifié d’éventuel et que son absence de certitude fasse obstacle à son indemnisation ; la réparation du préjudice, pour ce qui concerne le manque à gagner, étant intégrale dès lors que celui de la période initiale est couvert par l’indemnisation prononcée par le juge administratif.

Cependant, en second lieu, tout en abandonnant le principe selon lequel le préjudice subi du fait de la perte attendue du manque à gagner pour la ou les périodes de reconduction du contrat est une perte de chance indemnisable, le « coup de pouce » indirect donné par le Conseil d’Etat aux finances des acheteurs publics à l’origine de l’éviction irrégulière d’un candidat disposant d’une chance sérieuse d’emporter un marché pénalise à double titre les opérateurs économiques qui, outre une indemnisation réduite à la seule et unique période initiale d’exécution, sont indemnisés au regard de prix et de charges calculés sur l’ensemble de la durée du contrat, reconductions comprises, afin de pouvoir soumettre l’offre la plus avantageuse sur le plan financier.

Dans ces conditions, et même s’il était en pratique complexe d’en tenir compte dans sa solution de principe, les juges du Palais Royal n’ont, semble-t-il, pas été sensibles au fait qu’une indemnisation limitée à la période initiale ne représente pas seulement une réduction de la réparation du préjudice en tant qu’il ne porte plus sur les reconductions éventuelles, mais également une indemnisation inférieure au bénéfice ou à la marge nets qu’aurait retiré le candidat s’il avait défini son offre financière selon une durée limitée à la période initiale.

Pourtant, ainsi que le rappelle la Direction des affaires juridiques de Bercy, « La valeur estimée du besoin est calculée sur la base du montant total hors taxes du ou des marchés publics envisagés. A cet égard, les périodes de reconductions, les options ainsi que les éventuelles primes prévues au profit du candidat doivent être prises en compte pour le calcul. » (DAJ, Fiche technique « Définition du besoin », mise à jour le 1er avril 2019, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/conseil_acheteurs/fiches-techniques/preparation-procedure/definition-besoin-2019.pdf) et ce conformément aux dispositions de l’article R.2121-1 du code de la commande publique.

Concrètement, la solution adoptée par le Conseil d’Etat revient, en quelque sorte, à imposer aux candidats de définir leur offre financière sur la totalité de la durée du marché mais de ne pouvoir bénéficier que d’une indemnisation calculée selon un prix inférieur à celui qui aurait pu être proposé pour un contrat limité à une seule période certaine d’exécution.

Si l’on a conscience qu’il est difficilement, pour ne pas dire pas concevable, pour le juge administratif d’estimer un préjudice sur des données autres que celles présentées par le candidat à partir de son offre de prix transmise à l’acheteur public, il demeure qu’il serait plus juste d’accorder une revalorisation du manque à gagner pour la période initiale d’exécution qui tiendrait compte de la manière dont ladite offre a été formulée, c’est-à-dire sur la durée totale du marché, reconductions comprises.