Incertitude sur la possibilité pour le preneur d'exercer l'action en garantie décennale

Selon la jurisprudence bien établie et constante, le preneur à bail n'étant pas le maître de l'ouvrage, la maîtrise d'ouvrage étant liée à la propriété et non à la jouissance, il ne peut exercer l'action en garantie décennale à l'encontre des constructeurs (Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 1 juillet 2009, 08-14.714, Publié au bulletin). 

La Cour de cassation a toutefois reconnu au preneur à bail à construction, qui dispose d'un droit réel sur les constructions qu'il édifie dans le cadre de ce bail, la faculté d'exercer l'action en garantie décennale (Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 7 octobre 2014, 13-19.448).

La question n'était toutefois pas tranché pour le bail emphytéotique. Le bail emphytéotique confère au preneur un droit réel (Code rural, article L451-1), lequel est souvent défini comme un droit de propriétaire temporaire. Pour autant, et contrairement au bail à construction, l'emphytéote n'a pas l'obligatoin de construire. De ce fait, plusieurs solutions étaient envisageables :

  • Un traitement identique au bail à construction, l'emphytéote étant alors considéré comme maître d'ouvrage du tout, y compris des constructions existantes à l'entrée en vigueur du bail ;
  • Une distinction entre les constructions existantes et les constructions réalisées par l'emphytéote, la maîtrise d'ouvrage ne lui étant reconnue que pour cette dernière part.

 

Clarification par un alignement avec la jurisprudence actuelle sur le bail à construction

C'est la première position que retient la Cour de cassation en jugeant que par sa nature même, l'emphytéose emporte transfert au preneur des actions en garanties décennale et en réparation à raison des désordres affectant l'ouvrage données à bail :

"5. Le bail emphytéotique, régi par les articles L. 451-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime, est une convention par laquelle le bailleur transfère au preneur, pour une durée supérieure à dix-huit ans et pouvant aller jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans, la charge de l'entretien et de la valorisation d'un patrimoine immobilier en conférant à celui-ci un droit réel, cessible, saisissable et susceptible d'hypothèque lui permettant notamment, sauf clause contraire, de profiter de l'accession pendant la durée de l'emphytéose et d'acquérir au profit du fonds des servitudes actives et de les grever, par titres, de servitudes passives, pour un temps n'excédant pas la durée du bail, en contrepartie de l'accession sans indemnité en fin de bail de tous travaux et améliorations réalisés par le preneur au profit du bailleur.

6. Sauf stipulation contraire, le preneur est tenu de toutes les contributions et charges de l'héritage et des réparations de toute nature tant en ce qui concerne les constructions existant au moment du bail que celles qui auront été élevées en exécution de la convention, mais il n'est pas obligé de reconstruire les bâtiments détruits par cas fortuit, force majeure, ou par un vice de construction antérieur au bail.

7. Il en résulte que, compte tenu de son objet, sauf stipulation contraire, l'emphytéose emporte, par elle-même, dès l'entrée en jouissance par l'effet du bail et pendant toute la durée de celui-ci, transfert du bailleur au preneur des actions en garantie décennale et en réparation à raison des désordres affectant les ouvrages donnés à bail.

8. Ayant relevé que la société Cadusun et M. [E] avaient conclu un bail emphytéotique portant sur l'emprise des panneaux photovoltaïques, leurs accessoires et l'espace non bâti les surplombant, la cour d'appel, devant laquelle l'assureur ne se prévalait d'aucune stipulation par laquelle le bailleur se serait réservé l'action en garantie décennale sur les ouvrages existant au moment du bail, en a exactement déduit, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que la société Cadusun avait, dès la conclusion du bail emphytéotique, qualité à agir sur ce fondement, à raison des désordres affectant ces panneaux." (Cour de cassation, 11 juillet 2024, n°23-12.491).

Il est à noter que cette position est adoptée contre l'avis de l'avocat général, mais qu'elle sera publiée au Bulletin. 

 

Conséquences pratiques

Cette nouvelle jurisprudence a des conséquences pratiques immédiates sur l'interprétation et la rédaction des baux emphytéotiques :

  • Il convient de réévaluer les clauses d'assurance à l'aune de cette clarification, puisqu'il est désormais clair que c'est le preneur qui doit s'assurer pour les risques décennaux ;
  • Certaines pratiques des rédacteurs, comme le recours à la délégation des actions au profit du preneur n'ont plus lieu d'être, ce qui peut simplifier la rédaction des clauses ;
  • La Cour réserve l'hypothèse de clauses contraire, dont il convient d'interroger la pertinence au cas par cas.

Les litiges en cours peuvent également être affectés si le bailleur est à l'initiative de l'action.

 

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Goulven Le Ny, avocat au Barreau de Nantes

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