Les syndicats opposés au projet de loi dit « travail » ont appelé à manifester à Paris le 23 juin 2016, de la place de la Bastille à celle de la Nation. De manière insolite, l'exécutif fait savoir son intention d'interdire cette manifestation, motif pris de la présence de « casseurs » dans les précédents cortèges. Nous reprenons et corrigeons ici un article des Décodeurs (de A.-A. Durand, Interdiction de manifester : que dit la loi ?, lemonde.fr), et indiquons le raisonnement à suivre.


Existe-t-il un droit à manifester ?


La place du droit à manifester dans la hiérarchie des normes importerait peu si aucun texte ne venait y porter atteinte. En l'occurrence, les conditions d'organisation de manifestations figurent au sein des articles L. 211-1 à -4 du code de la sécurité intérieure (le décret-loi du 23 octobre 1935 fut abrogé en 2012). Ces articles ne paraissent pas contraires à un principe constitutionnel ou à un droit conventionnel – tel que la liberté de réunion pacifique défendue par l'article 11 Cesdh (convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme) – de sorte qu'ils ont vocation à recevoir application directe.

En vertu des articles L. 211-1 et -2, les organisateurs déposent une déclaration de manifester, selon un parcours choisi par eux, auprès de l'autorité de police. L'article L. 211-4 dispose que « Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit ». Il s'agit ainsi d'un régime déclaratif et non d'autorisation, avec interdiction uniquement en cas de troubles à l'ordre public prévisibles. Il existe donc bien un droit à manifester.


Quand une manifestation peut/doit-elle être interdite ?


En légistique, l'utilisation du présent de l'indicatif vaut impératif. Ainsi, dès lors qu'elle constate que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, l'autorité de police doit l'interdire. Mais elle ne l'interdit que dans ce cas unique (et non pour d'autres raisons, comme semblent l'affirmer les Décodeurs).


C'est l'appréciation du potentiel trouble à l'ordre public qui doit concentrer l'essentiel de l'attention. À ce propos, il est utile de remonter dans la hiérarchie des normes pour apprécier les principes gouvernant la manière de l'évaluer. La Cedh (Cour européenne des droits de l'homme) définit une première ligne de conduite : « Toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière (...). Ce fait en soi ne justifie pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (...), car il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance en la matière » (15/10/2015, Kudrevičius c. Lituanie, n° 37553/05, § 155).

En d'autres termes, la Cour précise que les États ne peuvent pas interdire une manifestation en raison de perturbations ordinaires, puisque lesdites perturbations se caractérisent dans tous les cas. La Cour invite à un « degré de tolérance » qui doit être défini au cas par cas. Par exemple, « Le refus délibéré des organisateurs de se conformer à [des] règles et leur décision de structurer tout ou partie d’une manifestation de façon à provoquer des perturbations de la vie quotidienne et d’autres activités à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances » (§ 156) peut justifier l'interdiction d'une manifestation.

Mais, dans tous les cas, cette appréciation s'effectue à travers le prisme de la proportionnalité aux buts poursuivis (§ 143). Les États bénéficient d'une marge d'appréciation ample (§ 156).


Le Conseil d'État français s'appuie précisément sur le principe de proportionnalité. Ainsi, il a jugé (12/11/1997, ministre de l'intérieur, n° 169295) que le préfet ne pouvait interdire à une association de soutien au Tibet de manifester de manière générale, ce qui excédait les mesures qui auraient été justifiées par les nécessités du maintien de l'ordre public lors de la visite du chef d'État chinois.

Si la doctrine ancienne retient une large marge d'appréciation de l'autorité de police, la formulation du Conseil d'État ne nous semble pas permettre d'établir un distinguo avec le contrôle (ordinaire) de proportionnalité en matière de réunions privées (CE 19/05/1933, Benjamin, rec. 141) : l'autorité de police doit, dans tous les cas, démontrer qu'elle se trouve dans une situation l'empêchant d'éviter des troubles excédant le « niveau de désagrément inévitable dans les circonstances ».


La manifestation du 23 juin 2016 peut/doit-elle être interdite ?


Rien ne démontre que les organisateurs des précédentes manifestations ne se seraient pas conformés aux règles ou qu'ils auraient structuré tout ou partie des manifestations de façon à provoquer des perturbations à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances.

Rien ne démontre non plus que les forces de l'ordre ne puissent pas se structurer de manière à éviter les perturbations provoquées par la manifestation ou par des personnes s'y joignant.

En outre, si une partie de l'itinéraire était de nature à provoquer un danger particulier, le préfet pourrait en interdire uniquement certains tronçons ; or, il ne l'a nullement proposé.

Surtout, les troubles causés par les éléments perturbateurs de la manifestation, qui se limitent à des dégâts matériels, ne semblent pas d'une gravité de nature à justifier l'interdiction d'une manifestation d'intérêt et d'ampleur nationaux. Au surplus, les dégâts matériels sont pris en charge par l'État au titre de l'article L. 2216-3 CGCT.

Enfin, il serait dangereux, dans une société démocratique, qu'une manifestation vienne à être interdite en raison d'éléments en marge non identifiés. Il suffirait sinon (au gouvernement ?) de faire venir des opposants à la manifestation afin de casser du matériel, et mettre ainsi fin à l'opposition.


Le ministre de l'intérieur dit proposer une manifestation statique. Quand bien même ce procédé peu usuel serait de nature à réduire les risque de bris de vitrines, la formulation d'une telle proposition ne saurait de nature à justifier l'interdiction d'un cortège : il faudrait, on le répète, que le préfet démontre concrètement l'impossibilité pour ses forces de limiter les troubles non inhérents à toute manifestation.

Dès lors, l'exécutif ne nous semble pas présenter de raison sérieuse justifiant une interdiction.


Quelles conséquences en cas d'interdiction ?


En cas d'interdiction, deux cas se présenteront :

1. Les organisateurs pourront attaquer l'arrêté d'interdiction par la voie d'un référé liberté introduit devant le tribunal administratif, qui devra statuer dans les 48h.

2. Mais les organisateurs et participants pourront aussi bien décider de participer à la manifestation, à l'instar de la Ligue des droits de l'homme (qui a déclaré appeler à rejoindre le cortège en cas d'interdiction). Dans un tel cas, les personnes appréhendées pourraient demander au tribunal correctionnel de juger de l'illégalité de l'interdiction par voie d'exception (ex : Crim, 3/04/2001, n° 00-86.515). Il reviendrait ainsi non pas au juge administratif mais au juge judiciaire, indépendant, de juger la décision du préfet.