À l’issue des manifestations du 1er décembre à Paris de gilets jaunes, la police ratissa avec une ampleur inhabituelle : 412 gardés à vue. Mais c’est la venue du lendemain au tribunal de Paris de Nicole Belloubet en personne qui doit inquiéter : on ne se rappelle pas avoir déjà vu ministre de la justice investir les locaux d’un tribunal pour réclamer fermeté aux juges – du parquet et du siège confondus – à l’instar d’un roi d’Ancien régime tenant lit-de-justice pour imposer ses décisions.

 

À cette occasion, on vit le procureur de la République se tenir au garde-à-vous derrière la ministre, hochant à la déclaration de cette dernière : « Dans la ligne de ce qu’a déjà affirmé le Premier ministre, (…) nous nous devons d’apporter une réponse pénale extrêmement ferme ». Cette intervention viole la séparation des pouvoirs.

 

 

Des instructions pourtant prohibées depuis 2013

 

De la réforme avortée de la Constitution de 2013, qui devait ancrer l’indépendance de la justice, notre droit ne conserve que deux principes issus d’une loi simple du 25 juillet 2013 :

  • le ministre ne peut adresser aucune instruction au parquet dans des affaires individuelles ;

  • le parquet travaille dans le respect du principe d’impartialité.

 

Curiosité de l’édifice, le ministre adresse cependant au parquet des instructions générales. Pour certains, il s’agirait d’une nécessité impérieuse pour un gouvernement que de garder la haute main. Néanmoins, il s’agit d’un usage relativement récent : É. Guigou, qui n’adressait au demeurant pas d’instructions individuelles, l’a forgé en 1997. Auparavant, les gouvernements n’en ressentaient manifestement pas le besoin. La thèse de la nécessité s’effrite.

 

Par ailleurs, à quoi riment ces instructions générales ? On acte que le parquet n’est pas doté des moyens nécessaires pour poursuivre toutes les infractions qu’il constate. Le ministre l’invite ainsi à prioriser – donc à en laisser de côté – et à user de sa faculté d’opportunité pour classer certaines plaintes sans suite. L’exécutif neutralise ainsi la volonté du Parlement qui, pourtant, seul, peut déterminer en quelles circonstances la loi s’applique.

 

 

Une instruction n’est générale que dans l’indétermination

 

Interrogée dès après sa déclaration par le journaliste A. Ahmed-Chaouch sur l’incompatibilité de cette intervention avec la nécessaire indépendance de la justice, la ministre qualifia sa question de « tendancieuse », avant de lancer sarcastiquement au procureur : « faites attention à votre indépendance ! »

 

La ministre venait d’affirmer : « je ne donne aucune instruction individuelle sur qui que ce soit ». Était-ce la vérité ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre la différence entre instruction dans une affaire individuelle et instructions collectives. Si le ministre donne une série de 10 instructions individuelles rédigées dans un même document, s’agit-il pour autant d’instructions générales ? On pourrait aussi penser que si l’instruction est émise dans des termes généraux, elle serait générale. Mais quid si cette instruction d’apparence générale ne concerne qu’un seul cas bien identifiable ?

 

On peut faire un petit détour par la théorie civiliste des biens fongibles et des corps certains. Les premiers, aussi appelés choses de genre, peuvent être remplacés par d’autres sans différenciation. Là où vous ne distinguerez pas une voiture neuve de tel modèle d’une autre (bien fongible), elle deviendra corps certain dès lors que vous désirez acquérir précisément celle dans laquelle s’était assis votre chanteur préféré. Si le bien est individualisable, il devient corps certain.

 

En l’occurrence, si l’on donnait une instruction concernant le sort à réserver à une personne qui volerait la Joconde, il s’agirait néanmoins d’une instruction générale, car celui dont il s’agit ne serait pas encore individualisable. À l’inverse, des instructions concernant 412 gardés à vue sont bien individuelles, puisqu’on sait exactement qui sont les personnes concernées.

 

Ainsi, en demandant aux magistrats du siège et du ministère public de la fermeté alors que les suspects avaient déjà été appréhendés, la ministre de la justice a fait pression sur la justice par des instructions individuelles.

 

 

Une nullité de la procédure et du jugement

 

Indépendamment de la loi de 2013, on pourrait classiquement faire valoir la violation de l’article 6 § 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui reconnait, en corolaire du droit au juge, la nécessité d’une indépendance objective. Lorsque la ministre est présente dans le tribunal et qu’elle demande aux juges de la fermeté, les circonstances de l’objectivité de la formation de jugement sont douteuses. Pour contrer cet argument, il faudrait en toute rigueur démontrer que les juges ont prononcé une peine conforme à leur habitude dans des circonstances analogues.

 

Mais une autre voie, jamais empruntée, pourrait l’être : le parquet a manifestement reçu instructions de la ministre de la justice de poursuivre avec fermeté. Il n’a pas déclenché l’action publique de manière impartiale, et n’a pas pu décider en opportunité de poursuivre ou non. Dans ces conditions, on pourrait faire valoir que la décision de déclencher l’action publique est nulle, donc que les poursuites sont nulles.

 

On imagine bien qu’un tel cas de nullité, qui n’a jamais été invoqué, ne serait pas accueilli avec bienveillance. Cependant, c’est la seule sanction qu’il faille attribuer en cas de violation de la loi prohibant les instructions individuelles, sauf vouloir la neutraliser. Pour s’en défendre, il reviendrait au ministère public de démontrer que les instructions individuelles du ministre n’ont pas été et ne sont pas respectées (décision de poursuivre non suivie, fermeté demandée non requise, etc.). En tout état de cause, il apparait aujourd’hui que les poursuites lancées contre les gilets jaunes sont (sauf preuve apportée par le parquet de désobéissance aux instructions) nulles.

 

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On peut supposer que la ministre de la justice ait voulu prouver au Président de la République que l’institution judiciaire était en mesure de faire montre de cette fermeté tant recherchée, pour lui éviter d’être dépossédée de ses prérogatives au profit du ministre de l’intérieur en cas de nouvel état d’urgence. L’apparition de Mme Belloubet résulterait d’un jeu (judiciaire contre administratif) qui ne saurait effacer que c’est à l’occasion de circonstances exceptionnelles que l’État doit éprouver sa résistance en usant du droit commun. Si l’on admet qu’un trouble justifie la mise entre parenthèses des principes fondamentaux – notamment la séparation des pouvoirs – on admet alors que les fauteurs de troubles qui voudraient justement porter atteinte à ces principes fondamentaux aient déjà gagné.